Wages Due Lesbians : stratégie de visibilité et organisation féministe dans le Canada des années 1970

Par CHRISTINA ROUSSEAU
Publié le 17 août 2020

Dans ce texte, j’examine l’émergence de Wages Due Lesbians, un groupe lesbien qui faisait partie de la branche canadienne de l’organisation féministe marxiste Wages for Housework. En faisant une étude de cas historique, je revisite la notion de «visibilité» en rapport à la maternité lesbienne au Canada dans les années 1970 en analysant les luttes pour le bien-être social, pour la garde des enfants et contre la violence. À travers cette étude de cas, je présente les idées en évolution constante en ce qui a trait à la respectabilité et à l’homosexualité, à partir des années 1970 jusqu’à aujourd’hui.

Depuis les émeutes de Stonewall en 1969 à New York, il y a eu évolution vers une plus grande égalité de droits alors que les enjeux LGBTQ+ sont désormais entrés dans la conscience mainstream, le mariage entre gens de même sexe ayant été récemment au centre de l’attention en Amérique du Nord. Les récits dominants des mouvements de libération des gais et lesbiennes issus de Stonewall tendent à se focaliser sur l’importance du coming out et du dévoilement public de sa sexualité comme moyens de contrer les constructions normatives de la sexualité et la honte associée à l’homosexualité. Inspirés du mouvement black power et de la montée du féminisme, les mouvements LGBTQ+ nord américains étaient également connectés aux insurrections contre le développement du capitalisme tardif rattachées à Mai 681. Dans ce contexte, l’accent mis sur la visibilité fait partie de ce qui distingue le mouvement de libération des homosexuels de Stonewall des mouvements homosexuels antérieurs (et ultérieurs) en Amérique du Nord, qui se sont concentré sur la respectabilité et sur l’entrée dans les structures et institutions hégémoniques et reconnues2. Ces mouvements ont été critiqués pour avoir reproduit les structures patriarcales et l’exclusion des femmes. À la même époque, des espaces non-mixtes réservés aux femmes faisaient leur apparition un peu partout en Amérique du Nord, au sein desquels tous les hommes, y compris les enfants de sexe masculin, étaient bannis dans un rejet catégorique de l’hétérosexualité et des relations avec les hommes. Le présent texte vise deux objectifs principaux. Le premier consiste à examiner la formation de Wages Due Lesbians (ci-après dénommée Wages Due) comme étude de cas historique de l’activisme lesbien naviguant entre le séparatisme et l’exclusion du mouvement des hommes gais; cette analyse de Wages Due révèle comment le lesbianisme a été présenté comme une forme de lutte contre le capitalisme et le patriarcat, que je relie à une lutte plus large contre la construction hétéronormative de la citoyenneté. Le deuxième objectif concerne plus spécifiquement l’examen des luttes dans lesquelles Wages Due s’est engagé, comme les enjeux de la garde des enfants et l’accès à l’aide sociale, en ce qu’elles concernent la classe et le rôle du salaire dans la répression et l’expression de la sexualité. À travers ces observations, je présente un réexamen matérialiste de la notion de visibilité en ce qui a trait à la rémunération, la respectabilité et la citoyenneté, de même que le pouvoir du refus dans le contexte de l’activisme lesbien au Canada dans les années 1970.

Je suis consciente de la préférence pour l’emploi du terme «queer» au lieu de «gai et lesbienne» pour signifier «une prolifération des sexualités (bisexuelles, travesties, transsexuelles pré et postopératoires, pour n’en nommer que quelques-unes) et la multiplication des positions de parias le long des axes raciaux, ethniques et de classe, ainsi que sexuelles »3. Le terme lesbienne est employé dans mon analyse parce qu’il fait référence au discours des années 1970 associé à Wages Due, qui mettait l’accent sur la division genrée du travail en relation avec la sexualité; la position des lesbiennes en tant que femmes était le point de départ d’une analyse propre à ce contexte. J’en profite pour noter que, bien qu’il ne soit pas explicitement transphobe, l’accent mis sur la catégorie sexuée «femme» signifie que Wages Due a négligé l’inclusion des personnes trans dans leur analyse (une critique qui ne devrait certainement pas se limiter à ce collectif). Ma propre analyse est consciente de la nécessité d’une sexualité queer et de l’impératif de tenir compte de la position occupée par les personnes considérées déviantes et situées à l’extérieur de la division homo/hétérosexuelle qui «dépassent ou compliquent les délimitations conventionnelles de l’identité sexuelle et de la pratique sexuelle normative»4. Cette compréhension de la queerness est effectivement importante pour éviter d’oublier le rôle marquant (bien que parfois occulté) des drag queens et des personnes transgenres dans la révolte qui a conduit aux émeutes de Stonewall. Plutôt que de ciswasher5 les mouvements LGBTQ+ des années 1970, le focus sur le lesbianisme repose sur une compréhension implicite de la queerness qui inclut le genre, la sexualité, la race et la classe dans la façon dont nous comprenons la construction de la subjectivité.

Sexualité, visibilité et citoyenneté

Inspirée par la relation entre la sexualité réprimée/rejetée et l’oppression de la classe capitaliste, mon objectif est de revisiter la notion de «coming out» ou de visibilité par rapport à la maternité lesbienne dans les années 1970 et au début des années 1980. À travers un engagement envers le féminisme queer matérialiste, je cherche à dépasser la politique hégémonique de la libération sexuelle qui sature les représentations dominantes de la libération homosexuelle. Le matérialisme ne se limite pas au déterminisme économique; il s’intéresse plutôt à la vie sociale et aux pratiques propres à une période historique qui régissent la vie humaine, notamment: «les divisions économiques du travail et de la richesse, les arrangements politiques entre l’État et la nation et les organisations idéologiques de la production de sens et de valeur»6. Une vision matérialiste de l’homosexualité nous permet ainsi de voir que «toute tentative d’essayer de vivre une vie sexuellement libérée dans les circonstances matérielles actuelles se heurtera toujours aux contraintes réelles de l’existence quotidienne du peuple»7. Autrement dit, les systèmes de répression et d’oppression que nous rencontrons quotidiennement, ainsi que les rapports sociaux qui nous contraignent, entravent notre capacité à choisir librement. La notion avancée par Mariana Valverde de «couple respectable de même sexe»8 nous rappelle que les personnes queer sont acceptées en fonction de leur capacité à adhérer à des critères hétéronormatifs de citoyenneté, ou à ce que certain·e·s ont appelé l’«homonormativité» ou l’«homonationalisme»9. Ces notions nous amènent à examiner qui a été inclus et qui a été exclu de la citoyenneté et des luttes pour l’égalité des droits.

L’homonationalisme et l’homonormativité reflètent un changement dans les relations de l’homosexualité avec la nation et les notions de citoyenneté. Dans Sexuality and citizenship, Diane Richardson examine l’évolution de ces notions de citoyenneté10. Traditionnellement définies en termes de droits civiques/juridiques, politiques et sociaux, les notions de citoyenneté demeuraient largement muettes sur le genre et la sexualité jusqu’aux années 1990 ; les conceptualisations ultérieures de la citoyenneté ont également été raccordées au consumérisme. Dans mon étude de l’activisme lesbien et de Wages Due, je m’intéresse au genre, à la sexualité et au consumérisme en tant que marqueurs de la citoyenneté, en raison de leur connexion avec le sujet néolibéral et homonational. Pour Richardson, «l’utilisation de la citoyenneté en tant que concept concerne le membership fondé sur la consommation de certains modes de vie: les communautés de consommateurs»11. La capacité d’une personne à gagner de l’argent limite conséquemment sa capacité à exister en tant que sujet. L’enjeu de la rémunération/non rémunération en ce qui concerne la visibilité est une question à laquelle je reviens dans mon analyse de la maternité lesbienne dans les années 1970.

Le discours changeant sur l’homosexualité au Canada est fondé sur des «politiques de tolérance et d’assimilation»12. Autrement dit, les gais et lesbiennes sont accepté·e·s en fonction de leur adhésion aux limites du cadre de la tolérance. Les notions de citoyenneté déterminent les limites de ce cadre, et comme les victoires juridiques garantissent aux gais et aux lesbiennes les mêmes droits qu’aux citoyen·ne·s hétérosexuel·le·s (le mariage, par exemple), certaines personnes sont incluses dans la citoyenneté tandis que d’autres continuent d’en être exclues. Selon Gary Kinsman,

Cela signifie que les homosexuels blancs de la classe moyenne et, dans une moindre mesure, les lesbiennes, ont tiré le meilleur parti de ces victoires légales. Et les personnes exclues sont souvent des queers de la classe ouvrière, des lesbiennes, des queers de couleur, des personnes trans, des jeunes queers et des queers vivant dans la pauvreté. Certaines personnes ont gagné beaucoup plus que d’autres de nos victoires juridiques officielles.13

Au Canada, cela est devenu particulièrement évident depuis la légalisation du mariage de même sexe en 2005, dans le cadre de laquelle, d’un point de vue juridique, la sexualité est davantage considérée comme «un mode de vie urbain, en partie politique et en partie consumériste»14 que comme une identité sexuelle. En effet, le langage de «l’orientation sexuelle» associé aux lois anti-discrimination est une autre catégorie essentialisante qui efface le genre et qui présume que les revendications de droits sont les mêmes pour les gais et lesbiennes15. À la lumière des changements relativement récents dans les conceptions de la respectabilité liées à l’homosexualité, je mets l’emphase sur une analyse matérialiste de l’activisme lesbien vis-à-vis de Wages Due afin de tenir compte des impacts du genre et de la classe, car ils limitent les expressions de la sexualité.

L’émergence de Wages Due Lesbians

Wages Due était un groupe féministe marxiste lié au mouvement plus large de Wages for Housework (ci-après dénommé WfH). WfH a mis de l’avant une analyse de l’oppression des femmes qui cherchait à rompre avec le marxisme classique et aveugle vis-à-vis du genre16, afin de considérer la relation entre le capitalisme et le patriarcat17; elles ont regardé du côté de l’usine sociale liée à la sphère de la production afin de mettre en évidence les façons dont la reproduction sociale prolifère nos vies à l’intérieur et à l’extérieur du foyer18. Créé en Italie en 1971 en tant que groupe autonome de femmes à vocation internationale, WfH s’est rapidement étendu à d’autres pays, dont le Canada. C’est dans ce contexte plus large qu’émerge Wages Due. Posant un regard critique sur le marxisme et le matérialisme historique, la perspective de WfH considérait l’oppression des femmes comme étant enracinée dans le travail non rémunéré qu’elles effectuaient à la maison: le travail ménager. Une approche nuancée du travail ménager a permis de le concevoir au-delà d’un banal ensemble de tâches domestiques. Le travail ménager, soutenaient-elles, est une série d’activités exécutées par les femmes qui assurent la reproduction de la classe ouvrière, y compris la sexualité et le travail émotionnel19. Tout comme cette approche nuancée du travail ménager, la lutte pour un «salaire» était liée à des enjeux multiples et croisés pour les femmes: l’avortement et les droits reproductifs, la violence contre les femmes, la sexualité, la maternité lesbienne, l’aide sociale, etc.

À Toronto, WfH était composé d’un noyau de femmes provenant de divers groupes mixtes de gauche (marxistes, anti-guerre, étudiants, environnementaux, etc.) et du mouvement des femmes au sens large (y compris les mouvements lesbiens). Au fur et à mesure que le travail de ce groupe de base se développait, davantage de femmes souhaitaient lier plus étroitement le point de vue de WfH à d’autres luttes dans lesquelles elles étaient engagées. Cela a conduit à l’émergence de Wages Due et au développement du Lesbian Mothers Defense Fund. Wages Due était bien reçu dans les communautés féministes en raison de la capacité du groupe à se connecter aux luttes matérielles des lesbiennes et à favoriser des espaces communautaires inclusifs et solidaires. L’analyse et la pratique politiques développées au sein de Wages Due étaient connectées à la lutte pour un salaire en raison de la façon dont les femmes, en tant que groupe, étaient exploitées sur la base du travail gratuit qu’elles effectuaient à la maison. Conformément à l’analyse plus large développée par WfH, Wages Due a examiné comment cette forme spécifique d’oppression fondée sur la non rémunération affectait davantage leur travail à l’extérieur du foyer aux niveaux du salaire, de la sécurité d’emploi et des conditions de travail. Il importe de préciser qu’il n’y a eu aucune tentative de revendiquer une identité «féminine» essentielle sur la base de l’expérience de l’oppression partagée entre femmes, car l’expérience intériorisée de cette oppression différait selon la «race», la sexualité, le statut de citoyenneté, la situation géographique dans un contexte mondial, etc. Cette analyse et les formes de luttes envisagées visaient plutôt à remettre en question la façon dont la féminité et les tâches ménagères semblent intimement liées, et à briser la structure familiale hétéronormative en tant qu’unité organisationnelle à travers laquelle l’expropriation de la force de travail des femmes prenait place.

Une perspective alternative : le lesbianisme en tant que forme de lutte

Les féministes de Wages Due cherchaient à analyser l’oppression patriarcale et capitaliste en dehors des relations hétérosexuelles afin de considérer comment notre sexualité (homo ou hétéro) était contrainte et limitée par les systèmes de domination hégémoniques. L’objectif que je poursuis dans cet article n’est pas de soutenir ni de réfuter cette affirmation; j’aborde les luttes dans lesquelles les militantes de Wages Due se sont engagées parce qu’elles ont concentré leurs efforts à permettre aux femmes de ne plus être limitées à choisir entre la pauvreté ou les relations avec les hommes. Ce point de vue sur la sexualité et sur les formes conséquentes d’activisme adoptées par Wages Due différait des deux courants principaux des mouvements LGBTQ+ des années 1970: le séparatisme lesbien d’une part, et le mouvement gai de l’autre. Je m’attarde à ces deux tendances afin de situer contextuellement Wages Due, en commençant par le second point de vue.

Le mouvement de libération gai issu des émeutes de Stonewall en 1969 différait des mouvements homosexuels antérieurs par son accent sur la «visibilité (centrée sur l’importance du coming out), le militantisme (se mobiliser pour confronter le pouvoir) et la fin de la régulation sexuelle et du monopole du système familial obligatoire (à travers lequel l’État assume le monopole de la définition des relations sexuelles)»20. Le but était de faire sortir la sexualité du placard et l’État hors de la chambre à coucher. En examinant la position occupée par les lesbiennes dans le contexte de l’activisme des années 1970, j’établis deux distinctions entre celles-ci et le mouvement des hommes gais. La première consiste à considérer la notion de «choix» d’un point de vue matérialiste en tenant compte de l’hétérosexualité obligatoire. Pour Valverde, l’hétérosexualité obligatoire découle des notions sexistes de masculinité et de féminité, se référant «à l’idéologie et à la pratique sociale qui poussent dans le couple les femmes et les hommes genré·e·s selon les normes et leur font croire qu’il s’agit d’un libre choix»21. Troubler la notion de choix de manière à la considérer illusoire permet de réfléchir aux différentes façons dont nous sommes limité·e·s dans nos engagements et explorations de la sexualité. Par exemple, les possibilités limitées pour les lesbiennes dans les années 1970 au Canada nous révèlent les contraintes quant aux choix. Certaines limitations et certains obstacles étaient communs à bon nombre de femmes, tandis que d’autres affectaient spécifiquement les lesbiennes: la discrimination sur le marché du travail (en tant que femmes et lesbiennes); des emplois pour les femmes caractérisés par des horaires peu fiables; des bas salaires et des statuts précaires; de faibles taux de prestations d’aide sociale qui rendaient impossible pour bon nombre de femmes d’élever un enfant en tant que mère monoparentale; le système judiciaire homophobe qui empêchait les lesbiennes d’avoir la garde des enfants nés de relations avec des hommes. En prenant en considération ces contraintes, la notion de choix pour les lesbiennes (et en particulier pour les mères lesbiennes) dans ce contexte historique se limitait à une série d’options défavorables: la pauvreté, l’adhésion à l’hétérosexualité obligatoire ou la perte de la garde des enfants.

Outre une conception nuancée du choix, je distingue également le mouvement féministe lesbien de celui des hommes gais en considérant la question de la féminité. Autrement dit, la plupart des lesbiennes apparaissent ou sont considérées comme des femmes et, par conséquent, occupent une position différente des hommes gais dans la société: «En tant que femmes, la plupart des lesbiennes sont soumises à la division sexuelle du travail et à une foule de situations d’oppression et de violence patriarcales»22. En d’autres termes, alors que les hommes gais sont certainement confrontés à l’oppression en raison de leur refus d’adhérer à l’hétérosexualité, leur position en tant qu’hommes les aligne plus étroitement sur la conception normative du citoyen23 et leur confère davantage de capital social (et économique) que les femmes. De la même façon, certaines lesbiennes maintiennent une position plus élevée dans la société en fonction de la classe sociale, et lorsque nous tenons compte de la race, nous sommes à nouveau dans l’obligation de considérer le pouvoir relatif et la position sociale associés à l’homosexualité hégémonique. En raison de cette position sociale distincte, les hommes gais (en particulier les hommes blancs de la classe moyenne qui ont le plus de visibilité et qui sont le plus souvent associés aux mouvements de libération homosexuels mainstream) ont connu des conditions matérielles différentes de celles vécues par la plupart des femmes. Dans les années 1970, les femmes au Canada disposaient de peu d’options et n’avaient pas accès aux mêmes types d’emplois que les hommes; cela était particulièrement vrai pour les lesbiennes. Wages Due a donc cherché à se concentrer spécifiquement sur l’activisme lesbien en raison de cette position matérielle et sociale spécifique.

La seconde différence de Wages Due par rapport aux mouvements LGBTQ+ de l’époque est qu’il apparaissait comme une réplique au séparatisme lesbien. Ce dernier, parfois appelé «féminisme radical» pour rendre explicite le fait que de nombreuses femmes impliquées dans ces mouvements s’identifiaient comme bisexuelles ou asexuelles, consistait à faire le choix de vivre dans des enclaves féminines non-mixtes en tant que «femmes identifiées en tant que femme» afin de mieux exprimer une politique féministe et l’identité singulière constituée par les femmes24. Autrement dit, cela impliquait d’embrasser la sensibilité des femmes en s’occupant et en se préoccupant exclusivement des autres femmes. Opérant dans des espaces réservés aux femmes, elles pouvaient vivre une vie exempte de tous les hommes (y compris les enfants de sexe masculin), et donc exempte de la domination masculine et du privilège masculin, car tous les hommes (et l’hétérosexualité plus spécifiquement) étaient considérés comme oppressifs. Pour de nombreux groupes séparatistes lesbiens, ce séparatisme était incompatible avec le socialisme et le marxisme: «Nous n’étions pas socialistes parce que nous croyions que trop d’attention portée à des choses comme les travailleurs et les propriétaires nous enfoncerait dans la boue du patriarcat. Nous n’étions pas marxistes parce que nous croyions que la véritable libération s’accompagnait d’une transcendance vis-à-vis des hommes et des réalités matérielles qu’ils avaient créées»25. Le séparatisme lesbien était également incompatible avec le féminisme mainstream puisqu’il ne portait pas le même genre de contestation vis-à-vis l’hétérosexualité. D’un point de vue mainstream (féministe), le lesbianisme était simplement considéré comme un choix de vie apolitique. Pour les lesbiennes séparatistes, cependant, le lesbianisme était à la fois politique et un mode de vie. Une partie de la politique du séparatisme lesbien consistait à critiquer l’hétérosexualité en tant qu’institution parce qu’elle était considérée comme une «pierre angulaire de la suprématie masculine»26. En créant des communautés alternatives, l’objectif était l’ascension des femmes et l’accroissement de leur pouvoir sur les plans économique et politique.

La politique de Wages Due n’était pas entièrement incompatible avec ce dernier aspect du séparatisme lesbien; cependant, l’exclusion des hommes se limitait à fixer les conditions de la lutte et de l’organisation. Alors que Wages Due fonctionnait comme un groupe autonome, il n’était pas pour autant séparatiste. Wages Due et WfH étaient des groupes composés uniquement de femmes, lesbiennes et hétérosexuelles travaillaient néanmoins ensemble. De plus, alors que leurs luttes étaient axées sur la condition des femmes, l’intention était de s’associer à tous les éléments de la classe ouvrière, y compris les hommes. Dorothy Kidd, qui était impliquée dans Wages Due, a affirmé: «C’était le sentiment que les lesbiennes avaient quelque chose de très spécifique à dire et devaient prendre le temps pour déterminer comment l’articuler politiquement et quelle serait la revendication»27. En d’autres termes, l’autonomie signifiait que les féministes lesbiennes impliquées dans Wages Due définissaient la nature de leur oppression ainsi que les termes des luttes contre celle-ci dans le cadre plus large d’une analyse féministe marxiste de l’oppression des femmes. À l’inverse, le séparatisme aurait placé le lesbianisme dans une position prioritaire au sein du mouvement, dans une perspective complètement différente de celle de WfH. En fait, le séparatisme lesbien est devenu un point central de discussion au sein de WfH dans le cadre d’une discussion plus large sur les femmes et la relation entre l’hétérosexualité et le patriarcat, où Wages Due présentait l’hétérosexualité comme une institution dont les opérations étaient déterminées par le capitalisme28. Ici, le lien entre sexualité et classe concerne la manière dont le capitalisme stratifie la classe ouvrière selon une série de relations sociales hiérarchiques basées sur le salaire et la position de classe relative d’une personne. Cette stratification engendre une série de déséquilibres de pouvoir qui affectent la capacité des hommes et des femmes à se reconnaître entre elles et eux, et le lesbianisme était ainsi présenté comme une forme de lutte contre ces déséquilibres de pouvoir. Wages Due considérait le lesbianisme comme une forme de lutte qui remettrait en cause le travail inhérent aux relations avec les hommes: «cest une attaque contre l’institution pour l’organisation [sic] de ce travail, la famille… C’est une attaque contre le pouvoir du capital de définir ce qui nous est naturel»29. Le lesbianisme constituait également une lutte contre l’incapacité perçue à établir des relations égalitaires et affectueuses en raison de la discipline et des relations de pouvoir inhérentes au capitalisme. Le lesbianisme était présenté comme une forme de lutte contre le capitalisme et le patriarcat, plutôt que comme une nécessaire alternative à l’hétérosexualité.

Enjeux de visibilité et liens avec les luttes

Les premiers travaux de Wages Due impliquaient l’acte de coming out et l’augmentation de la visibilité des lesbiennes à Toronto. Autrement dit, elles faisaient du port-à-porte en s’affichant ouvertement en tant que lesbiennes, liant leurs propres luttes aux luttes communes à l’ensemble des femmes. S’il est vrai que l’accent était mis sur la visibilité et le coming out dans les campagnes mises de l’avant par Wages Due, nous devons également reconnaître que les lesbiennes n’étaient pas toutes visibles ou «sorties du placard»; bon nombre de femmes y demeuraient enfermées, souvent coincées dans des relations hétérosexuelles en raison de leur incapacité à gagner leur vie, des menaces de violence ou de la peur de perdre leurs enfants dans des batailles pour la garde. Bon nombre de luttes engagées par Wages Due étaient liées aux limitations à la libre expression de la sexualité et de l’identité, mettant en évidence l’impossibilité matérielle de visibilité pour de nombreuses femmes. Dans les sections suivantes, j’examine certaines des luttes que Wages Due a liées à une analyse matérialiste de la vie des femmes et des enjeux de visibilité.

Garde des enfants

Le droit familial et la difficulté à se retrouver à l’intérieur du système judiciaire homophobe canadien représentaient un obstacle supplémentaire pour les lesbiennes, qui se confrontaient déjà à des possibilités limitées dans les années 1970 et 1980. Être «hors du placard» ou visible menait potentiellement à perdre ses enfants dans des batailles de garde, un problème qui a amené de nombreuses femmes à s’impliquer dans Wages Due. En 1969, l’adoption d’un amendement omnibus au code criminel a décriminalisé la contraception et l’homosexualité au Canada. La Loi présentait la liberté de manière illusoire tout en imposant d’autres restrictions. Par exemple, cette nouvelle loi ne donnait pas aux femmes le libre accès à l’avortement; elle permettait plutôt aux femmes d’accéder à l’avortement à condition qu’elles se soumettent à une évaluation administrée par trois médecins qui les étiquetteraient comme physiquement ou psychologiquement incapables d’avoir un enfant30. De la même manière, la décriminalisation de l’homosexualité signifiait effectivement que certains actes étaient autorisés par la loi et acceptés comme décents, reléguant ainsi l’homosexualité dans la sphère privée. Je me dois ici de préciser que les lesbiennes au Canada n’ont pas fait l’objet du même type de poursuites judiciaires officielles pour déviance que les gais. Au lieu de cela, le lesbianisme était considéré comme «une impossibilité physique et émotionnelle par les législateurs cherchant à contrôler d’autres formes d’activités immorales”»31. L’exception à la mentalité «hors de la vue, hors de l’esprit» concernant l’homosexualité survient lorsque nous examinons le droit canadien de la famille et les cas de garde d’enfants. La Loi canadienne sur le divorce de 1968 stipulait les raisons pour lesquelles les couples pouvaient demander le divorce; l’un des motifs énoncés était en effet l’homosexualité, conçue comme un acte déviant, plutôt qu’une forme d’adultère. Dans l’attribution de la garde des enfants, les juges tenaient compte des raisons du divorce, en particulier lorsqu’une des parties s’était «volontairement» livrée à un comportement «immoral»32. Ceci, bien sûr, était une préoccupation pour les mères lesbiennes monoparentales qui luttaient pour la garde de leurs enfants: «Comme les prostituées, les femmes sur l’aide sociale, les immigrées, les femmes handicapées, les prisonnières et les malades mentales — nos enfants nous sont enlevés tous les jours. Presque toutes les personnes intervenantes peuvent nous étiqueter “inaptes”»33. Bon nombre de lesbiennes qui avaient déjà mis au monde et élevé des enfants dans le cadre de relations hétérosexuelles craignaient d’être considérées comme déviantes ou immorales (une peur légitime étant donné qu’elles étaient effectivement souvent considérées comme déviantes ou immorales) en raison de la réglementation de l’homosexualité découlant de la loi de 1968 sur le divorce et de l’amendement au Code criminel de 1969. Conséquemment, bon nombre de lesbiennes ont été forcées de demeurer invisibles et «dans le placard» de peur de se voir refuser la garde ou le droit de visite de leurs enfants.

Alors que le système judiciaire des années 1980 opérait dans «l’intérêt supérieur» de l’enfant, ces femmes pouvaient toujours se voir refuser la garde parce que le lesbianisme demeurait souvent considéré comme intrinsèquement préjudiciable au développement de l’enfant. Même si le lesbianisme n’était pas considéré comme intrinsèquement nocif, les aspects de l’homosexualité d’un parent susceptibles de mettre les enfants à risque demeuraient pris en compte. Bien que d’autres facteurs tels que la stabilité, le milieu de vie actuel, le désir de l’enfant, etc., étaient également pris en compte lors de l’octroi de la garde, il n’existait aucune norme vers laquelle se tourner:

Ces dispositions peuvent être pertinentes pour la demande de garde d’un parent gai ou lesbienne de plusieurs façons. Premièrement, les juges pourraient refuser de reconnaître une famille «homosexuelle» comme une unité familiale stable. Les partenaires de même sexe, par exemple, ne sont pas autorisés à se marier. Puisque le mariage, ou la volonté de se marier, est l’une des normes couramment appliquées pour mesurer le degré de stabilité d’une relation hétérosexuelle, les gais et lesbiennes sont de facto exclu·e·s de cette mesure. En outre, en raison de la nature «enfermée dans le placard» de nombreuses relations gaies et lesbiennes, il est pratiquement impossible de fournir des preuves concluantes de la longévité des relations homosexuelles34.

La décision de ce qui est «le mieux» pour un enfant était donc laissée entre les mains des juges; elle était arbitraire et pouvait facilement peser dans la balance contre un parent homosexuel, limitant ainsi son droit à la citoyenneté sociale et civile35. La situation financière des parents était également prise en compte, et puisque les femmes gagnaient généralement moins que leurs maris (dans le cas où elles avaient un revenu), les mères lesbiennes étaient encore plus désavantagées. Face à ces restrictions, le Lesbian Mothers Defense Fund (LMDF) est créé en mars 1978. En vigueur jusqu’en 1987, ce fonds était utilisé pour aider les femmes qui se retrouvaient à la merci du système judiciaire homophobe et qui perdaient les batailles pour la garde des enfants, les plaçant ainsi davantage sur un pied d’égalité financière avec les hommes impliqués dans ces litiges. Wages Due et le LMDF étaient ainsi essentiels pour assurer que les mères lesbiennes prennent part aux batailles pour la  garde des enfants devant les tribunaux en comptant sur un certain soutien visant en quelque sorte à égaliser les règles du jeu. En plus de fournir un support matériel, ce travail favorisait également la création de communautés de soutien, permettant à davantage de lesbiennes de «sortir du placard» et d’être visibles.

Aide sociale et salaire social

Forcer les mères lesbiennes à choisir entre vivre seules et subvenir à leurs propres besoins ou retourner dans leurs relations hétérosexuelles n’était pas une option viable pour bon nombre d’entre elles si l’on considère les types d’emplois disponibles pour les femmes dans les années 1970: faiblement rémunérés et précaires, dans des ghettos d’emplois féminisés. Les mères lesbiennes avaient du mal à choisir entre élever leurs enfants seules (avec un faible revenu) ou rester dans un mariage non désiré jusqu’à ce que les enfants soient plus âgés. Lorsque les mères lesbiennes tentaient de se battre pour obtenir la garde des enfants dans le système judiciaire, elles perdaient souvent. Leurs choix étaient donc restreints. La question du choix était également importante pour les femmes hétérosexuelles qui, pour diverses raisons, souhaitaient également des options en dehors de la pauvreté ou des relations avec les hommes.

La campagne Hands Off the Family Allowance, qui débutait en 1976, liait la question des salaires et de la stabilité financière à celle de la visibilité. Cette campagne reposait en grande partie sur des pétitions et impliquait des femmes du collectif en faisant du porte-à-porte, discutant avec des voisines et d’autres femmes des communautés de la classe ouvrière, comme celle de Regent Park (un parc de logements sociaux), pour obtenir du soutien contre la décision du gouvernement Trudeau de couper l’allocation familiale dans le cadre d’une opération de coupures dans les dépenses publiques36. Wages Due s’associait à la lutte pour le salaire social et l’aide sociale parce que ses militantes constataient le lien entre leurs propres conditions et celles des femmes hétérosexuelles ainsi qu’avec la façon dont le travail ménager non rémunéré à la maison minait leur travail à l’extérieur du foyer, en termes de salaires et de sécurité d’emploi. Une militante impliquée dans cette campagne déclarait: «Ce n’est pas parce que nous sommes lesbiennes que nous n’accomplissons pas pour autant les tâches ménagères et que nous ne sommes pas tout autant impliquées dans nos rôles de mères»37. Qui plus est, la question de la rémunération/non rémunération a également son importance lorsque l’on considère l’émergence de la citoyenneté consumériste; si les femmes n’avaient pas d’argent, elles ne pouvaient pas exister en tant que bons sujets néolibéraux. L’accent mis sur la rémunération/non rémunération révélait la réussite de Wages Due à faire le pont entre les luttes de divers groupes de femmes. Lors d’une manifestation du 1er mai où l’on se battait pour les allocations familiales, une femme prononçait un discours sur sa relation avec le salaire:

À l’heure actuelle, bon nombre de lesbiennes et d’autres femmes célibataires se voient obligées de chercher un homme. Les femmes qui veulent s’afficher en tant que lesbiennes ne peuvent pas se permettre d’abandonner le peu de sécurité offerte par le mariage. Pourquoi devrions-nous dépendre d’un homme? Aucune d’entre nous, lesbiennes ou hétéros, ne désirons être poussées dans une relation à défaut de pouvoir nous permettre d’être seules38.

Les femmes avaient souvent du mal à trouver un emploi bien rémunéré, dans le cas où elles se trouvaient effectivement un emploi. En plus de cela, les lesbiennes étaient menacées de licenciement en raison du non-respect de l’hétérosexualité obligatoire. Les choix offerts aux femmes étaient donc soit de demeurer dans le placard et de continuer à dépendre d’un homme; soit de demeurer dans le placard et de tenter leur chance dans un marché du travail qui ne valorise pas les femmes; soit de vivre dans la pauvreté. Les options pour les femmes monoparentales étaient encore plus limitées en raison du manque général de services sociaux (y compris des services de garde accessibles), nous montrant pourquoi la lutte pour l’aide sociale et autres formes de salaire social avait autant d’importance pour Wages Due.

L’aide sociale et le salaire social étaient importants pour Wages Due sur les plans symbolique et matériel. L’allocation familiale était universelle, ce qui signifie qu’elle était accordée à toutes les familles avec enfants, quel que soit leur revenu. De plus, cet argent arrivait sous forme de chèque mensuel payé à la mère. Pour de nombreuses femmes, il s’agissait souvent de la seule rentrée d’argent qu’elles recevaient en leur nom (surtout si elles n’avaient pas non plus de travail à l’extérieur du foyer). Conséquemment, cet argent versé aux femmes valorisait symboliquement le travail ménager tout en leur procurant un sentiment de stabilité financière. En plus de se battre pour les allocations familiales, Wages Due a également lutté pour maintenir, augmenter et faciliter l’accès aux prestations sociales, et travaillait à éduquer les femmes sur leurs droits à des programmes spécifiques à travers différentes brochures et publications au sujet de l’aide sociale et du salaire social. L’accent mis sur l’aide sociale était important parce qu’il révèle également que le travail ménager a déjà, à certains égards, été valorisé par l’État (quoique certainement pas à un taux suffisant): «Nous ne sommes certainement pas contre le fait qu’une femme obtienne un emploi en dehors du foyer […] Mais nous sommes contre l’hypothèse selon laquelle le travail d’une femme à la maison ne vaut aucune rémunération monétaire et selon laquelle l’entrée sur le marché du travail constitue le seul mécanisme vers l’indépendance financière»39. Une aide sociale adéquate pour les femmes était cruciale pour réduire la concurrence entre les femmes dans les ghettos d’emplois féminisés. En effet, si l’aide sociale était une alternative viable, les femmes ne seraient pas forcées de se battre pour des miettes sur le marché du travail. La lutte pour l’aide sociale et l’assistance sociale en tant qu’options viables était particulièrement importante pour les mères lesbiennes, car elle donnait la possibilité d’élever des enfants sans dépendre du salaire d’un homme pour survivre.

Violence et contrôle du corps des femmes

Au sein de Wages Due, le lesbianisme était également lié à l’enjeu de la violence, où le refoulement forcé de la sexualité est considéré comme une forme de violence psychologique. L’accent que je mets sur la violence psychologique ne vise pas à minimiser la gravité des violences physiques et sexuelles subies par les femmes et les personnes de genres non conventionnels (par exemple, comme moyens de «corriger» le lesbianisme). Au contraire, mon intérêt pour la sexualité réprimée en tant que forme de violence psychologique est lié à la question de la visibilité. La sexualité était réprimée de force en échange d’une promesse faite aux femmes de ne plus être marginalisées; si une femme s’assurait que son lesbianisme demeurait invisible, si elle restait cachée derrière le masque de l’hétérosexualité, elle n’allait pas perdre son emploi ou ses enfants et allait pouvoir profiter d’une certaine qualité de vie. Pour les lesbiennes visibles et «hors du placard», il y avait le fardeau supplémentaire de devoir trouver un emploi en dehors du foyer dans une société qui ne valorisait pas les femmes en tant que travailleuses et, par conséquent, ne leur offrait pas d’emplois viables. Une autre forme de violence était la réfutation pure et simple du lesbianisme, étayée par l’idée selon laquelle le lesbianisme était le résultat d’une déficience génétique ou d’un traumatisme sexuel précoce, ou encore qu’il n’était qu’une «phase»40.

En raison de la visibilité du groupe, Wages Due (et WfH) était surveillé de près par la police nationale, la Gendarmerie royale du Canada (GRC). À partir des années 1950 (et jusque dans les années 1990), la GRC était activement engagée dans la surveillance des gais et lesbiennes au Canada. Ce virage vers la surveillance dans le cadre de la «guerre contre les queers» était lié à la nécessité de policer les frontières de l’hétérosexualité. L’hétérosexualité était conçue comme «sûre», tandis que la personne homosexuelle était considérée comme potentiellement traître qui menaçait la société et la sécurité nationale41. Cette construction de l’homosexualité en tant que menace nationale était ainsi en accord avec la conception de la «citoyenneté hétérosexuelle qui symbolise une communauté nationale imaginaire»42. Wages Due constituait également une menace pour l’identité nationale, car il opérait dans le cadre d’un réseau international plus large qu’est WfH. Les réseaux internationaux étaient, bien entendu, considérés comme une menace pour la sécurité nationale43. La GRC avait identifié Wages Due comme un groupe lesbien radical, terme qui, dans ce cas, faisait référence au lien entretenu par le groupe avec la gauche, avec la politique marxiste. Radical ici ne fait pas référence au courant du féminisme dont les principales luttes étaient contre le patriarcat et l’oppression de genre (avec les hommes et l’hétérosexualité désignés comme ennemis), ce qui serait le cas du séparatisme lesbien que j’ai identifié plus tôt. Indépendamment de la classification du radicalisme, la construction de la personne homosexuelle en tant que traître potentielle a limité la visibilité dans une période caractérisée par un sentiment anti-gai généralisé, aggravé par la paranoïa de la sécurité nationale propre à la Guerre froide et par les constructions d’une citoyenneté respectable. L’acte du coming out était important parce qu’il aidait à recadrer la façon dont les gais et lesbiennes avaient été construit·e·s comme des personnes déviantes au sein de la société canadienne, même si cela entraînait souvent de graves conséquences négatives pour ceux et celles qui se rendaient visibles.

Conclusion

Par leur activisme, les féministes de Wages Due ont mis l’emphase sur le développement de liens affinitaires avec l’ensemble des femmes et sur la manifestation de solidarité et de care à travers la création de communautés nouvelles, même lorsque la sexualité était réprimée. Le nombre massif de coming out chez les lesbiennes durant les années 1970 a été à la fois libérateur et limitatif. Libérateur parce qu’elles ont pu revendiquer leur identité et créer de nouvelles communautés; limitatif parce que, une fois sorties du placard, peu d’endroits acceptaient pleinement une femme ouvertement lesbienne en raison de la non-adhésion à l’hétérosexualité obligatoire. À la fois limitative et libératrice, la pratique du coming out a remis en cause l’hétérosexualité obligatoire et a créé de nouvelles possibilités de communautés et d’expériences relationnelles pour toutes les femmes.

En présentant Wages Due sous l’angle d’une étude de cas de l’activisme féministe lesbien dans un contexte historique particulier, j’ai tenté d’interroger la notion de visibilité dans une perspective matérialiste. Une analyse matérialiste des conditions du lesbianisme a mis en évidence l’importance de la rémunération/non-rémunération pour les femmes. Nous pouvons suivre les traces d’Adrienne Rich en examinant «l’application de l’hétérosexualité aux femmes comme moyen d’en assurer le droit des hommes à un accès physique, économique et émotionnel»44. En d’autres termes, le pouvoir du salaire donne aux femmes le pouvoir de refuser non seulement le travail, mais aussi la dépendance économique et les relations sexuelles avec les hommes (bien que nous ne devons pas limiter le pouvoir du salaire à un point d’entrée dans une société normative). La focalisation des luttes engagées par Wages Due — la garde des enfants, l’aide sociale et la violence — a révélé la nature complexe de l’acte du coming out et de rendre sa sexualité visible lorsqu’on est gai ou lesbienne.

La prolifération des représentations culturelles de l’homosexualité a eu des effets positifs, notamment la normalisation, une meilleure protection des droits et l’inclusion citoyenne des personnes homosexuelles. Ces progrès ont eu un coût élevé pour les individus qui ont fait des sacrifices et ne devraient certainement pas être banalisés. Cependant, comme je l’ai soutenu, nous devons demeurer critiques dans nos réflexions sur l’idée de citoyenneté et nous demander qui peut être considéré·e·s respectables. Les notions de respectabilité et d’inclusion ont certainement changé depuis les années 1970, et la notion d’hétérosexualité obligatoire n’a plus le même poids dans le Canada d’aujourd’hui. De nouveaux critères d’inclusion et de visibilité les ont remplacés. Une personne considérée comme un sujet homosexuel respectable et dont la visibilité est acceptée continue ainsi d’être régie en grande partie par les conditions matérielles et la capacité de se conformer à l’idéal sujet homonational: le mâle, le blanc, le consommateur de la classe moyenne.

 

Traduction par Etienne Simard.

Article paru en anglais dans Gender, Work and Organization, vol. 22, no. 4 (2015).

NOTES


 

1. Rosemary Hennessy, Profit and Pleasure: Sexual Identities in Late Capitalism, New York, Routledge, 2000.

2. Alan Sears, «Queer anti-capitalism: What’s left of lesbian and gay liberation?», Science and Society, Vol.69, No.1, 2005, p.92-112.

3. Rosemary Hennessy, «Queer visibility in commodity culture», Cultural Critique, Vol.29, 1995, p.34.

4. Ibid., p.34.

5. Ignorer, nier ou minimiser le rôle qu’une ou plusieurs personnes trans ou de genre non conforme ont joué dans un événement ou un mouvement (NdT).

6. Ibid., p.33.

7. Sherry Wolf, Sexuality and Socialism: History, Politics, and Theory of LGBT Liberation, Chicago, IL: Haymarket, 2009, p.276.

8. Mariana Valverde, «A new entity in the history of sexuality: The respectable same-sex couple», Feminist Studies, Vol.32, No.1, 2006, p.155-162.

9. Au sujet de l’homonormativité, voir Lisa Duggan, The Twilight of Equality ? Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack on Democracy, Boston, Beacon Press, 2003. Au sujet de l’homonationalisme, voir Jasbir K. Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times, Durham, Duke University Press, 2007.

10. Diane Richardson, «Sexuality and citizenship», Sociology, Vol.32, No.1, 1998, p.83-100.

11. Ibid., p.87.

12. Ibid., p.89.

13. Gary Kinsman, «Wolfenden in Canada: Within and beyond official discourse in law reform struggles», dans Corinne Lennox (éd), Human Rights, Sexual Orientation and Gender Identity in The Commonwealth: Struggles for Decriminalisation and Change, London, Institute of Commonwealth Studies, 2013 p.201.

14. Mariana Valverde, «A new entity in the history of sexuality: The respectable same-sex couple», Feminist Studies, Vol.32, No.1, 2006, p.160.

15. Diane Richardson, «Sexuality and citizenship», Sociology, 32,1, 1998, p.89.

16. Heidi I. Hartmann, «The unhappy marriage of Marxism and Feminism: Towards a more progressive union», Capital & Class, Vol.3, No.2, 1979, p.1-33.

17. Maria Dalla Costa et Selma James, The Power of Women and the Subversion of the Community, Bristol, Falling Wall Press, 1972.

18. Silvia Federici, Revolution at Point Zero: Housework, Reproduction, and Feminist Struggle, Oakland, PM Press, 2012.

19. Maria Dalla Costa, et Selma James, The Power of Women and the Subversion of the Community, Bristol, Falling Wall Press, 1972.

20. Alan Sears, «Queer anti-capitalism: What’s left of lesbian and gay liberation?», Science and Society, Vol.69, No.1, 2005, p.96.

21. Mariana Valverde, Sex, Power and Pleasure, Toronto, Women’s Press, 1985, p.83.

22. Rosemary Hennessy, Profit and Pleasure: Sexual Identities in Late Capitalism, New York, Routledge, 2000, p.176.

23. Diane Richardson, « Sexuality and citizenship», Sociology, Vol.32, No.1, 1998, p.88.

24. Kathy Rudy, «Radical feminism, lesbian separatism, and queer theory», Feminist Studies, Vol.27, No.1, 2001, p.190-193.

25. Ibid., p.198.

26. Charlotte Bunch, «Not for lesbians only», dans Rosemary Hennessy et Chrys Ingraham (éds) Materialist Feminism: A Reader in Class, Difference, and Women’s Lives, New York, Routledge, 1997, p.55.

27. Cité dans Gary Kinsman et Patrizia Gentile, The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation, Vancouver, University of British Columbia Press, 2010, p.290.

28. The Wages Due Collective et al., Fucking is Work, (n.d.), Archives and Special Collections, University of Ottawa Library. Wages for Housework: Wages due Lesbians; Lesbians Mothers’ Defence Fund Fonds. Series 2.1: WDL Organization and Mandate, Box 625.28.

29. Francie Wyland, «Lesbian Separatism vs. Wages for Housework», dans Wages for Housework Conference, Toronto, 1975, p.3. Archives and Special Collections, University of Ottawa Library. Wages for Housework: Wages due Lesbians; Lesbians Mothers’ Defence Fund Fonds. Series 2.1: WDL Organization and Mandate, Box 625.28.

30. Judy Rebick, Ten Thousand Roses: The Making of a Feminist Revolution, Toronto, Penguin Canada, 2005.

31. Katherine Arnup, «Mothers just like others: Lesbians, divorce, and child custody in Canada», Canadian Journal of Women and the Law, Vol.3, No.1, 1989, p.19.

32. Ibid., p.21.

33. Wages Due Lesbians, «Lesbians on the Move», Wages for Housework Campaign Bulletin, Vol.2, No.1, 1977. Archives and Special Collections, University of Ottawa Library. Wages for Housework: Wages due Lesbians; Lesbians Mothers’ Defence Fund Fonds. Series 2.1: WDL Organization and Mandate, Box 625.28.

34. Katherine Arnup, «Mothers just like others: Lesbians, divorce, and child custody in Canada», Canadian Journal of Women and the Law, Vol.3, No.1, 1989, p.26.

35. Diane Richardson, «Sexuality and citizenship», Sociology, Vol.32, No.1, 1998, p.88-89.

36. Toronto Wages for Housework Committee, Hands Off the Family Allowance: Petition and Statement, 1976. Archives and Special Collections, University of Ottawa Library. Wages for Housework: Wages due Lesbians; Lesbians Mothers’ Defence Fund Fonds. Series 1.6: WFH — Clippings, Box 625.9.

37. Cité dans Gary Kinsman et Patrizia Gentile, The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation, Vancouver, University of British Columbia Press, 2010, p.291.

38. Toronto Wages for Housework Committee, Hands Off the Family Allowance: Petition and Statement, 1976. Archives and Special Collections, University of Ottawa Library. Wages for Housework: Wages due Lesbians; Lesbians Mothers’ Defence Fund Fonds. Series 1.6: WFH — Clippings, Box 625.9.

39. Dorothy Kidd et Wages Due Lesbians Toronto, Defensive Strutting, 1977. Archives and Special Collections, University of Ottawa Library. Wages for Housework: Wages due Lesbians; Lesbians Mothers’ Defence Fund Fonds. Series 2.1: WDL Organization and Mandate, Box 625.2.

40. Mariana Valverde, Sex, Power and Pleasure, Toronto, Women’s Press, 1985, p.76.

41. Gary Kinsman, «Constructing gay men and lesbians as national security risks, 1950–1970», dans Gary Kinsman, Dieter K. Buse et Mercedes Steedman (eds), Whose National Security? Canadian State Surveillance and the Creation of Enemies, Toronto, Between the Lines, 2000, pp. 143-53. ; Gary Kinsman et Patrizia Gentile, The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation, Vancouver, University of British Columbia Press, 2010.

42. Diane Richardson, «Sexuality and citizenship», Sociology, Vol.32, No.1, 1998, p.91.

43. Gary Kinsman et Patrizia Gentile, The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation, Vancouver, University of British Columbia Press, 2010, p. 290.

44. Adrienne Rich, «Compulsory heterosexuality and lesbian existence», Signs, Vol.5, No.4, 1980, p.647.