11 Avr Travail gratuit et guerre des valeurs
Par MAUD SIMONET
Publié le 11 avril 2022
Les appels gouvernementaux à la solidarité et au bénévolat ne sont pas des nouveautés historiques. S’adressant en particulier aux femmes, la gratuitisation du travail participe de la casse du service public qui a fragilisé la capacité de réponse à la pandémie.
La frontière entre les confiné·e·s et les autres, les caissières, aides-soignantes, infirmières, d’ordinaire « invisibles » désormais surexposé·es, au double sens du terme, à la fois survisibilisé·e·s dans l’espace public et mis·e·s en danger, par leur métier a relancé des débats fondamentaux sur la valeur du travail et sur son genre.
Mais alors que la crise du coronavirus met en évidence la sous-valorisation de ces activités professionnelles, en majorité exercées par des femmes, qui apparaissent pourtant dans le contexte actuel, et de façon criante, comme essentielles, et même vitales, elle met également sous le projecteur d’autres formes d’activités que les activités professionnelles, des activités que d’aucuns qualifieraient spontanément de « hors travail » et qui sont, là encore, en majorité exercées par des femmes. « Élans de solidarité » des Français·e·s qui s’engagent bénévolement auprès des soignant·e·s, jeunes volontaires en service civique inscrit·e·s par Martin Hirsch dans le plan de déconfinement, étudiant·e·s en soin infirmiers « réquisitionné·e·s », couturières qui font des masques bénévolement, parents qui font l’école à leurs enfants… Plusieurs textes féministes1 ont vite souligné les dangers pour les femmes de la vie confinée en mettant en miroir la charge du travail domestique qui leur était massivement assigné et les risques auxquels l’emprise de la vie domestique, ses dominations, ses violences pouvait les confronter. Mais à cette importante exception près, qui concerne principalement les activités domestiques et qui s’inscrit explicitement dans la tradition matérialiste d’analyse de ce travail gratuit massivement assigné aux femmes « au nom de l’amour » ou de leur « nature féminine »2, ces « autres activités » non ou peu rémunérées, sont rarement pensées en dehors des valeurs auxquelles on les associe communément : la solidarité, l’engagement, le soin ou le souci d’autrui, parfois requalifié en « care », mais pas nécessairement théorisé pour autant… Fréquemment naturalisées, elles sont aussi trop peu souvent analysées ensemble, ni replacées dans les rapports complexes, à la fois économiques sociaux et politiques qu’elles nouent avec ce qu’on appelle communément « le travail »… Ce « vrai » travail que serait le travail rémunéré, le travail reconnu comme travail, qui reste le point de référence et de discussion des débats actuels sur la valeur du travail et la sous valorisation de certaines professions.
Il nous semble pourtant que l’analyse du travail en temps de Covid-19 nous invite au contraire à ne pas limiter ce débat fondamental à la seule partie rémunérée de nos activités. Plus que jamais la « crise » que l’on vit aujourd’hui, la crise que l’on nous présente mais aussi celle qu’on nous a construite, incite à regarder le travail par sa face gratuite, et par toute sa face gratuite, qui se déploie bien au-delà de la maison. C’est ce que l’on se propose de faire ici, avec les moyens du bord3, en historicisant et en sociologisant, en politisant aussi nécessairement, ce projecteur pour rendre un peu moins « naturel » ce qu’il éclaire. Mettre en lumière, derrière « les élans de solidarité », la continuité du recours étatique au travail bénévole, donner à voir les rapports sociaux qui séparent le gratuit valorisé du gratuit forcé, c’est saisir, de manière plus crue mais aussi plus pleine, la guerre des valeurs qui se joue sous nos yeux aujourd’hui.
L’appel aux bénévoles en temps de « guerre »… comme en temps de paix
Rien de mieux qu’un petit décalage dans le temps et l’espace pour ne pas confondre plus grande visibilité et nouveauté et faire « attention aux excès de vitesse »4. En 1976, en pleine faillite budgétaire de la ville de New York, le Maire Abraham Beame en avait appelé à l’engagement bénévole des New Yorkais·es pour prendre en partie en charge, en lien avec la municipalité, les services publics prioritaires et notamment la santé et les services sociaux. Au lendemain des attentats du World Trade Center, les « Ground Zero volunteers » avaient eux aussi répondu par milliers à l’appel lancé par le maire de l’époque juste après la chute des tours. Aux États-Unis, bien loin de la vision Tocquevillienne d’une société civile extérieure à l’État5, ces appels au bénévolat, lancés par des dirigeants politiques en temps de crise, sont pratiques courantes et portent même un nom : « the call to service »6.
À parcourir la presse internationale aujourd’hui en ces temps d’épidémie, les grandes puissances occidentales ne seraient pas en reste de « call to service », et bien au-delà des frontières étatsuniennes, nombreux·ses sont les citoyen·nes qui ont répondu à « l’appel ». Le New York Times titrait ainsi il y a quelques semaines, à propos de la Grande-Bretagne que pour combattre le Coronavirus, le pays avait levé une « armée de bénévoles » faisant référence aux plus de 750000 personnes s’étant mobilisés suite à l’appel lancé par le gouvernement britannique, deux jours après le confinement, pour soutenir le National Health System et apporter de l’aide (et notamment de la nourriture) aux personnes âgées. En France, le 23 mars dernier, Édouard Philippe avait appelé lui aussi les Françaises et les Français à un « effort de solidarité nationale » demandant la mise en place d’une réserve civique pour accompagner notamment les personnes âgées. Quelques jours plus tard, dans le Parisien, le Secrétaire d’État Gabriel Attal saluait les 250 000 personnes ayant rejoint cette réserve civique transférée pour l’occasion sur la plateforme « jeveuxaider.gouv.fr » et les 45 000 déjà « mobilisées ». Il déclarait voir là, dans ces « torrents de bonne volonté » qui se déversaient sur cette plateforme, « l’illustration de la « philosophie de la société de l’engagement » défendue par le chef de l’État »7.
L’étude du « call to (volunteer) service » étatsunien est intéressante par la continuité qui se cache derrière son « exceptionnalité ». Même en dehors des périodes « de crise », l’appel au bénévolat, ou à des formes d’engagements citoyens indemnisés comme le « civic service », y est une politique courante et relativement légitime dans les services publics. Depuis Kennedy au moins, tous les présidents américains l’ont pratiquée sous une forme ou une autre, le plus souvent lors de leur discours d’investiture ou du State of the Union8, en consacrant plus ou moins d’argent pour financer ces différents programmes et orienter ainsi, dans tel ou tel secteur de l’action publique (social, éducation, sécurité, environnement…) le développement du bénévolat. Le « call to service » n’existe donc pas seulement en temps de crise aiguë, il y est seulement plus visible, plus massif et sans doute davantage mis en scène… par le recours au registre de la crise justement, et a fortiori à celui de la « guerre ».
Ce dernier permet de construire une situation comme urgente, de lui conférer une certaine exceptionnalité, et donc in fine de justifier l’appel… La « War on Poverty » conduite par Johnson a eu son lot de programmes publics d’engagement bénévoles ou volontaires9 comme le célèbre Vista (Volunteers in Service to America), tout comme la « War on Terrorism » de Georges W. Bush a justifié le soutien aux patrouilles de voisinage ou le développement d’un bénévolat dans la police. Ces diverses initiatives réunies dans un « Citizen Corps » lancé par le Président après le 11 septembre 2001, s’inscrivaient dans un dispositif de soutien fédéral au volontariat construit par Bill Clinton huit ans plus tôt, le programme Americorps. Ils viendront temporairement en reformuler les missions et en rediriger les fonds… jusqu’à ce qu’Obama les redirige à nouveau en 2009, vers la santé, l’enseignement et l’énergie propre dans un grand programme de bénévolat et de volontariat intitulé « United We Serve »10.
Les « torrents de bonne volonté » qui se manifestent pendant les crises nourrissent en réalité de longs fleuves qui coulaient déjà avant elles et qui ont peu de chance de se tarir par la suite. 45 ans après l’appel d’Abraham Beame, les bénévoles constituent aujourd’hui une main-d’œuvre essentielle à l’entretien des parcs et jardins de la ville de New York11. Ils, ou plutôt elles, car ce sont majoritairement des femmes, n’ont pas disparu après la crise budgétaire de la ville. Bien au contraire, elles s’y sont multipliées, leur présence ayant été notamment encouragée, soutenue, financée et structurée par un partenariat public-privé, un « Partenariat pour les parcs » (Partnerships for Parks) monté par la ville de New York et une grande fondation privée. Pendant ce temps-là, le nombre de fonctionnaires municipaux chargés de l’entretien des parcs, lui, s’est effondré, passant de plus de 7000 à la veille de la crise budgétaire à un peu moins de 2000 à la fin du XXe siècle.
Les politiques du travail gratuit, une partie du problème plutôt
que sa solution ?
Ce recours à l’engagement des citoyen·ne·s dans les services publics s’est aussi largement développé et institutionnalisé en France ces vingt dernières années à travers le soutien politique au bénévolat, la création et le financement d’un service civique et son récent déploiement dans les services publics, la mise en place d’une réserve civique, ou encore le développement de programmes locaux – et de débats nationaux – sur le bénévolat comme contrepartie aux allocations du RSA12… À différentes échelles, ce recours au bénévolat s’est développé et institutionnalisé dans les services publics alors même que des politiques d’austérité y étaient menées, donnant à voir, sans que cela ne soit jamais vraiment explicité, combien ces politiques de l’engagement étaient aussi, « en même temps », des politiques du travail. Derrière l’engagement des citoyen·ne·s, il y a en effet leur travail qui contribue tant bien que mal à faire tourner des services publics dont les effectifs et plus largement les moyens ont été fortement réduits. « Pour mettre en place les rythmes scolaires on fera appel à 30 000 volontaires en service civique », avait déclaré Vincent Peillon en annonçant sa loi de refondation de l’École. Et de fait, dans de nombreuses communes françaises, il n’y aurait pas eu de réforme des rythmes scolaires sans ces volontaires en service civique mais aussi tous les bénévoles, parfois militants associatifs souvent parents et grands-parents, qui ont répondu aux appels des collectivités et en partie pris en charge les activités périscolaires qui y étaient mises en place13. Pour mettre en œuvre le nouveau parcours du demandeur d’emploi et notamment son volant de dématérialisation, le dirigeant général de Pôle Emploi avait annoncé en 2015 qu’il « embaucherait » des volontaires en service civique, terme que certains n’avaient pas manqué de relever14, et à juste titre, puisque le statut de « volontaire en service civique », statut d’engagement et non emploi, ne relève pas du droit du travail. Des volontaires sont aujourd’hui aux bornes numériques de toutes les agences Pôle Emploi, sans exception… C’est aussi à des jeunes volontaires qu’ont été majoritairement confiés l’accompagnement à la dématérialisation dans les points numériques et les Maisons de Service au Public (MSAP), ce qui n’est pas sans poser question comme le soulevait dans son dernier rapport le défenseur des droits15.
Devant l’urgence de la crise sanitaire, Gabriel Attal en appelait ces dernières semaines aux bénévoles et aux jeunes en service civique. Et pour mettre en œuvre le déconfinement Martin Hirsch, le directeur général de l’AP-HP, annonçait dès le mois d’avril, qu’il faudrait « mobiliser plusieurs milliers de volontaires » dans les prochains mois. Mais ce que Gabriel Attal et Martin Hirsch oublient de préciser, c’est que, à l’hôpital, comme à Pôle Emploi, dans les MSAP ou dans l’Éducation Nationale, ces jeunes volontaires en service civique étaient déjà là, bien avant la « guerre » contre le coronavirus. Et ils étaient déjà « au front »16. « Nécessaires mais pas suffisants » comme nous le disaient épuisé·es les soignant·es. « Deux volontaires ça me fait une aide-soignante », précisera même une cadre de santé interrogée. Une rationalité instrumentale qui ne manque pas de faire écho à celle de Gabriel Attal, en octobre dernier qui avait déclaré à propos des Restos du cœur, que le bénévolat était « une économie », « des coûts évités » pour l’État17…
Ces différentes formes de travail invisible et gratuit – celui des bénévoles, des volontaires, celui des soignantes aussi qui travaillent souvent bien au-delà de leurs heures rémunérées, ou encore celui des « étudiant·e·s stagiaires » – ont sans doute permis de faire tenir, tant bien que mal – et plutôt mal que bien si l’on en croit les cris de détresse lancés par les soignant·es depuis plus d’un an – un service public hospitalier sous doté en personnel statutaire et en matériel. Et l’on pourrait sans doute en dire de même d’une grande partie de nos services publics sous tension, l’enseignement supérieur et la recherche notamment.
À ce titre, et en prenant au sérieux les valeurs portées par celles et ceux, bénévoles, réservistes, volontaires en service civique, qui s’engagent aujourd’hui mais aussi et surtout en prenant très au sérieux la valeur (économique) de leur « aide » c’est à dire de leur travail, on peut se demander si ce recours étatique au bénévolat ne fait pas in fine davantage partie du problème que de sa solution.
La lecture de cette crise que porte le registre de la guerre et de la mobilisation générale, dans lequel se glisse aisément l’appel aux volontaires, c’est celui d’une attaque soudaine, menée par un virus dépeint de manière quasi anthropomorphique comme un ennemi invisible qui nous aurait pris par surprise. Or comme l’écrit très justement Nicolas Haeringer, « un virus ne prolifère pas sans hôte. Il n’a aucune forme d’autonomie, de libre arbitre, pas même l’embryon d’une volonté. Un virus ne nous dit rien. Nos réactions, notre vulnérabilité, la rapidité avec laquelle nous sommes touché·e·s, affecté·e·s, confiné·e·s, mal soigné·e·s (malgré le dévouement de soignant·e·s) dit en revanche beaucoup de nous »18. On peut donc aussi lire cette crise bien autrement, comme étant avant tout causée non pas tant, comme on l’entend parfois, par notre « impréparation » de ces derniers mois, que par notre incapacité structurelle construite sur plusieurs décennies d’économies, à accueillir ce virus et à y faire face sanitairement, mais aussi scientifiquement19, et bien sûr socialement. Nous ne pratiquons pas « une médecine de guerre mais une médecine de pénurie »20, déclarait ainsi cette infirmière dans le 93 qui décrit les manques de personnel, de matériel et donc les tris de patients auxquels elle se trouve confrontée tous les jours.
Certes, la « gratuitisation » du travail n’est pas le seul élément de ces politiques de rigueur et de « casse »21 menées au cours des dernières décennies dans les services publics, mais elle en est assurément un pilier, et l’un des plus difficilement contestables puisque c’est au nom de valeurs considérées comme moralement positives qu’elle peut se mettre en œuvre. Ce travail gratuit, c’est au nom de la citoyenneté, requalifiée ici en solidarité et participation à l’effort national, que l’on nous invite depuis les sommets de l’État à l’offrir. Et c’est bien aussi notre bonne citoyenneté, notre solidarité qu’il vient montrer. Tout comme le travail domestique des femmes vient attester socialement de leur valeur de mère, le travail bénévole donne à voir notre valeur de citoyen. « Des Français formidables » s’intitulait ainsi le dossier du Parisien du 12 avril consacré à des portraits de Françaises et de Français bénévoles auprès des soignant·e·s22, quand un article du Monde une semaine plus tard évoque lui « une insurrection de la bonté »23. Unanimement célébrées, ces formes de « travail citoyen » encouragées et appropriées par l’État sont difficiles à contester, surtout en plein cœur de la crise ; les couturières belges et françaises qui ont ici et là questionné leur absence de rémunération ou mis en perspective le « scandale des masques » et l’industrialisation de leur production bénévole, en ont au départ largement fait les frais sur les réseaux sociaux24.
Ces formes de « travail citoyen » s’inscrivent pourtant à leur manière dans les processus de déréglementation, de désinstitutionnalisation et d’individualisation du travail qui caractérisent le traitement politique du travail dans notre système capitaliste actuel. Elles constituent à ce titre une face civique de la néolibéralisation du travail aujourd’hui. Une face civique et une face féminine, car le travail gratuit, bien au-delà des couturières reste massivement une affaire de femmes.
Une face, enfin, dont le bénévolat constitue le versant « choisi », « librement consenti » mais qui comporte aussi à l’autre bout du spectre, un visage bien plus coercitif et autoritaire. Car le travail gratuit des un·e·s n’est pas le travail gratuit des autres, et si certain·e·s sont invité·e·s à offrir leur contribution bénévole et publiquement remercié·e·s de le faire, d’autres, réquisitionné·e·s, n’ont pas d’autres choix que de se la faire prélever.
Enrôlées gratuitement de gré… ou de force
« On se sent utilisées pour le bénéfice des établissements de santé » déclare à Mediapart, Aline, 20 ans, étudiante en deuxième année dans un Institut de Formation aux Soins Infirmiers au Mans25. Aline était en stage dans un service de soins palliatifs quand la crise sanitaire est déclarée. Lorsque celui-ci est interrompu, elle se porte volontaire dans la réserve mobile et est réquisitionnée pour travailler en Ehpad. Alors que comme de nombreuses étudiant·e·s en soins infirmiers elle a en poche, depuis la fin de la première année, son diplôme d’aide-soignante, et alors qu’elle exerce effectivement un tel travail, Aline est rétribuée en tant que stagiaire, soit 38 euros par semaine… Le cas d’Aline, ou des quelques autres étudiantes interrogées par Mediapart est loin d’être isolé. Plusieurs communiqués ont été publiés par des organisations étudiantes et/ou syndicales, par des responsables politiques locaux ou nationaux, par des soignant·es et des stagiaires elles-mêmes pour dénoncer l’usage, par l’ARS, de ces étudiant·e.s en soin infirmier, « réquisitionné·e·s » en tant qu’« étudiantes en stage », payé·e·s entre 0,8 et 1,4 € de l’heure et envoyé·e·s en première ligne. « On a l’impression de ne rien valoir » déclare Mathieu sur France Info26 le 14 avril, « on bouche les trous partout » témoigne une autre étudiante dans Ouest France27, « on est de la main d’œuvre gratuite mais personne ne fait attention à nous » résumait une autre encore dans l’article de Médiapart. Face aux débats qui ont été soulevés sur cette question, plusieurs régions ont promis de rémunérer le travail de ces étudiant·e·s « comme un travail de professionnels » ou tout simplement de revaloriser les indemnités de stages.
À la différence de ces « Français·e·s formidables » qui répondent « de leur plein gré » à l’appel, les étudiant·e·s « réquisitionné·e·s comme stagiaires » se sont donc vu imposer cette quasi gratuité. Différentes études soulevaient encore récemment combien, ces étudiant.es, à 80 % des femmes, d’origines sociales modestes28, étaient particulièrement touchées par la précarité. Quand bien même elles seraient volontaires pour participer à « l’effort et à la mobilisation nationale » contre l’épidémie, on peut imaginer qu’elles auraient souhaité le faire dans d’autres conditions. Certaines d’entre elles, un peu à la manière des couturières « bénévoles mais professionnelles », ne se sont d’ailleurs pas privées de le faire savoir sur les réseaux sociaux. D’autres ont publié une lettre « à cœur ouvert » où elles se déclarent « fatiguées et en colère »29.
Bien qu’elle n’ait jamais été si massivement débattue dans les colonnes de la presse locale, cette question des usages abusifs du stage, et plus largement du déni de travail des stagiaires et de son appropriation par l’État et par les entreprises n’est pas nouvelle : que l’on pense à la mobilisation il y a quinze ans en France de Génération Précaire30, ou, au-delà de nos frontières, au Intern Nation de Ross Perlin31 qui avait, il y a quelques années, secoué l’Amérique en valorisant monétairement le poids du travail des stagiaires dans l’économie étatsunienne. On peut bien sûr également penser à la récente grève des stages, menée par les Comités Unitaires sur le Travail Étudiant (CUTE) au Québec32. « Ras-le-bol d’être bénévoles », « la grève des stages est une grève des femmes » avaient ainsi crié par milliers les étudiant·e·s dans les rues de Montréal en novembre 2018, rappelant combien ces stages non rémunérés qui s’effectuaient essentiellement dans des secteurs d’emplois dits « féminins » (santé mais aussi social ou éducatif) venaient rejouer dans les services publics la même assignation que celle qui est en jeu dans l’espace domestique : l’assignation des femmes à la reproduction sociale, à l’entretien de la force de travail, au soin et ce, gratuitement, « au nom de l’amour » et de leur « nature féminine », de leur souci d’autrui.
Mis en perspective des « élans de solidarité » bénévoles, ce travail gratuit des élèves infirmières prélevé par l’État, sorte de bénévolat forcé, ou en tous cas imposé, nous rappelle que le travail gratuit des unes n’est pas le travail gratuit des autres, comme dans les parcs de la ville de New York où se côtoient sans se voir des bénévoles des classes moyennes ou supérieures et des allocataires du workfare, fraction racisée et féminine des classes populaires. Les rapports sociaux de classe et de race ne sont pas en reste dans cette division du travail gratuit pour l’effort de solidarité nationale, entre un travail gratuit « choisi » et symboliquement valorisé comme le bénévolat et un travail gratuit contraint et déprofessionnalisant comme c’est le cas pour les élèves infirmières réquisitionnées comme stagiaires33. Entre le travail gratuit de gré et le travail gratuit de force, entre l’appel et la réquisition, s’étire le continuum du « choisi » sous contrainte ou faute de mieux, cette économie politique de la preuve et de la promesse34 qui invite les travailleurs sans papiers qui fabriquent des masques dans les sous-sols de l’Armée du Salut35 ou les jeunes volontaires des classes populaires en recherche d’insertion sociale et/ou professionnelle à faire la preuve par leur travail gratuit ou quasi gratuit qu’ils et elles mériteront, un jour, peut-être, « l’accès à un statut légal »36 et/ou à un « vrai emploi ».
Alors même que l’on découvre que les gouvernements successifs ont fait des économies budgétaires sur le stock de masques qui apparaissent pourtant indispensables aujourd’hui à la protection de la force de travail et à sa remise en marche, les pouvoirs publics locaux et nationaux lèvent une armée de couturières pour les produire gratuitement. Alors que les soignant·es nous ont alertés pendant plus d’un an sur le sous-financement de l’hôpital, son manque de moyens et de personnels, on continue, en pleine crise sanitaire, à en appeler, depuis les sommets de l’État ou de l’APHP, à des bénévoles et des volontaires par milliers pour venir prêter main forte. C’est de manière exacerbée, presque caricaturale, que cette mobilisation générale déclenchée par la « guerre contre le coronavirus » nous donne à voir le fonctionnement du système capitaliste et patriarcal tel que l’avaient décrit les féministes marxistes il y a plus de 40 ans : un système qui repose sur le travail gratuit des femmes et le déni de leur travail, au nom de valeurs, et ce dans la maison, mais aussi en dehors.
Sous le projecteur de la crise, tout est plus visible, plus flagrant, presque grotesque… mais rien ne change, bien au contraire. Et c’est sans doute pour cela que l’on peut douter que cette société du care que d’aucun·es appellent de leur vœux ne se décrète si facilement dans le monde d’« après ». Pour « faire le care, pas la guerre », il faudra sans doute d’abord prendre au sérieux la guerre entre les valeurs et la Valeur qui se joue au cœur du travail gratuit. Résoudre, ou même simplement poser la question de la valeur du travail et de sa différenciation genrée, ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur le travail gratuit. Et ce d’autant plus que ces activités bénévoles, volontaires, vraies ou fausses stagiaires, prenant place dans des secteurs professionnels majoritairement féminins, c’est sur une guerre entre femmes, une concurrence de toutes contre toutes, que leur développement croissant risque in fine de déboucher si la guerre des valeurs n’y est pas pleinement menée.
Des stagiaires québécoises aux couturières belges et aujourd’hui françaises, en passant par les élèves infirmières, certaines femmes s’y sont, depuis l’intérieur même de leurs pratiques, déjà attelées. À leur manière, ces différentes mobilisations proposent toutes de faire entrer ce travail gratuit dans un rapport de force avec l’État patriarcal et avec le capital, comme les féministes marxistes du « Wages for Housework » nous l’avaient déjà, il y a bien longtemps, suggéré. À nous de savoir reconnaître, écouter et d’aider à armer ces « refus qui pourraient se révéler les leviers pour ouvrir un autre avenir »37.
Une version de cet article est parue dans La Vie des idées, le 5 juin 2020.
Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Varvana Stepanova.
NOTES
1.Sophie Lewis, « Le virus et la famille », Acta zone, 8 avril 2020 ; Helen Lewis, « Le coronavirus est un désastre pour le féminisme », Expensive.info, 27 mars 2020. ↩
2. Pour une présentation des analyses féministes du travail domestique comme travail gratuit et de leurs
controverses, cf. Maud Simonet, Travail gratuit, la nouvelle exploitation ?, Textuel, 2018. ↩
3. Les données mobilisées pour cet article qui relève bien du registre de l’essai croisent des enquêtes empiriques
qui ont été menées par le passé et des matériaux de seconde main pour la période actuelle. ↩
4. Jean-Claude Passeron, « Attention aux excès de vitesse », Esprit, N°. 125 (4) (Avril 1987), p. 129-134. ↩
5. Sur ces questions, voir les travaux fondateurs de Theda Scokpol (1997), «The Tocqueville Problem: Civic
Engagement in American Democracy », Social Science History, vol. 21, n° 4, p. 455-479, repris en France par Anne Bory (2013), « Le bénévolat d’entreprise aux États-Unis, une rencontre du privé et du public sous influences étasuniennes », Travail et Emploi, n°133, p. 53-62, Duvoux Nicolas, (2015), Les oubliés du rêve américain–
Philanthropie, État et pauvreté urbaine aux États-Unis, Paris, Presses universitaires de France, et Maud Simonet
Le travail bénévole, engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Découverte, 2010. ↩
6. Maud Simonet, Le travail bénévole, op. cit, p. 100. ↩
7. Mathilde Siraud, « Le gouvernement ouvre une plateforme en ligne pour constituer une «réserve civique» de Français », Le Figaro, 22 mars 2020. ↩
8. Une fois par an, le président présente devant le Congrès un discours, retransmis par les médias, dans lequel il
dresse un bilan de son programme et en définit les orientations futures. ↩
9. 9 Le volontariat ou civic service aux États-Unis donne droit à une indemnité, et parfois à la pris en charge de
quelques droits sociaux, comme pour le service civique en France qui ouvre droit à la sécurité sociale, mais pas au
chômage, et à une indemnité de presque 600 € pour un minimum de 24 heures par semaine. ↩
10. Maud Simonet, Le travail bénévole, op. cit., p. 99. ↩
11. John Krinsky, Maud Simonet, Who Cleans the Park? Public Work and Urban Governance in New York City, The
University of Chicago Press, 2017. ↩
12. Maud Simonet, Travail gratuit, op. cit., p 63-76. On notera avec intérêt que l’épilogue jurisprudentiel qui autorise désormais la pratique d’un bénévolat obligatoire pour les allocataires du département vient d’être validée
par la cour administrative d’appel de Nancy. ↩
13. Francis Lebon, Maud Simonet, « ‘Des petites heures par-ci, par-là’, Quand la réforme des rythmes scolaires
réorganise le temps des professionnels de l’éducation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°220, 2017/5.. ↩
14. « À Pôle Emploi, des services civiques sous-payés et non-formés pour accueillir les chômeurs », La Rotative, 30 mars 2016. ↩
15. « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics », Défenseurs des droits, 14 janvier 2019. ↩
16.Florence Ihaddadene, Francis Lebon, Sophie Rétif, Maud Simonet, « Jeunes en service civique à l’hôpital :
déjà « au front » bien avant la « guerre » », Le Club de Mediapart, 4 mai 2020. ↩
17. Maud Simonet, « L’Etat développe dans le secteur public, un travail invisible et gratuit », Le Monde, Tribune, 10 novembre 2019. ↩
18. Nicolas Haeringer, « Faites le care, pas la guerre », Mouvements, 3 avril 2020. ↩
19. À ce titre on lira avec intérêt la lettre publiée par Bruno Canard au tout début de l’épidémie ainsi que son entretien dans le journal du CNRS : « La science
fondamentale est notre meilleure assurance contre les épidémies ». ↩
20. « On n’a pas fait une médecine de guerre, on a fait une médecine de pénurie », Acta zone, 20 avril 2020. ↩
21. Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle- À propos des réformes de l’hôpital public,
Raisons d’Agir, 2019. Voir le compte rendu sur la Vie des idée. ↩
22. Frédéric Gouaillard, « Coronavirus : ces Français formidables qui s’engagent pour les soignants », Le Parisien, 12 avril 2020. ↩
23. Jessica Gourdon, « Jamais on n’avait vu un tel engagement » : le confinement provoque un élan de solidarité », Le Monde, 17 avril 2020. ↩
24. Bruno Schmitz, « Coronavirus: insultées parce qu’elles vendent les masques qu’elles fabriquent », RTBF, 13 avril 2020. ↩
25. Faïza Zerouala, « Les étudiants infirmiers dénoncent leurs conditions de travail », Mediapart, 18 avril 2020. ↩
26. Margaux Stive, « «On a l’impression de ne rien valoir» : des étudiants infirmiers payés 50 euros la semaine dans des unités Covid dénoncent leurs conditions de travail », Radio France, 14 avril 2020. ↩
27. Hugo Huaumé, « Coronavirus : « On bouche les trous partout », les élèves infirmiers envoyés au charbon », Ouest France, 18 avril 2020. ↩
28. « Les travaux de la DREES liés à la crise sanitaire du Covid-19 », La République française. ↩
29. « Covid-19. Des étudiants infirmiers publient «une lettre à coeur ouvert» pour dénoncer des injustices », La Gazette de Nîmes, 6 avril 2020. ↩
30. Génération Précaire, Sois stage et tais-toi ! Pour en finir avec l’exploitation des stagiaires, La Découverte, 2006. ↩
31. Ross Perlin, Intern Nation- How to earn nothing and learn little in the brave new economy, Verso Book, 2011. ↩
32. « L’exploitation n’est pas une vocation. Grève des stages, grève féministe », Contretemps, 13 mai 2019 ; « Étudier, c’est travailler — entretien avec les CUTE », Ballast, 27 juin 2019. ↩
33. « Les étudiants infirmiers, particulièrement touchés par la précarité », Le Monde, 13 novembre 2019. ↩
34. Sur cette économie morale et politique voir notamment les travaux de Sébastien Chauvin « En attendant les
papiers », Politix, 2009, no. 3, p. 47–69, et d’Alain Morice, 1999, Recherches sur le paternalisme et le
clientélisme contemporains : méthodes et interprétations, Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches,
Ehess, Paris. ↩
35. Shahzad Abdul, « Coronavirus. « Notre pierre à l’édifice » : des sans-papiers confectionnent des centaines de masques », Ouest France, 6 avril 2020. ↩
36. Voir notamment, Di Cecco, Simone. « Racisme, hiérarchies et résistances chez les travailleurs migrants bénévoles en Italie », Confluences Méditerranée, vol. 111, no. 4, 2019, pp. 75-87, Aubry, Agnès. « Le bénévolat d’hommes migrants en Suisse : travail gratuit et mise à l’épreuve civique », Critique internationale, vol. 84, no. 3, 2019, p. 147-164. ↩
37. Joan W. Scott, « ce à quoi la pensée critique doit s’atteler maintenant », AOC, 1er mai 2020. ↩