21 Mar Le procès de production
Par NICOLE LAURIN
Publié le 21 mars 2021
Il y a quatre ans aujourd’hui s’éteignait Nicole Laurin, théoricienne majeure de la gauche révolutionnaire au Québec. Ses critiques des intellectuels de gauche, du féminisme d’État, du marxisme vulgaire et du fonctionnalisme ont fortement influencé bon nombre d’entre nous. Mais l’une de ses contributions les plus originales demeure sa théorie des institutions, dérivée d’une lecture de Marx qui lui est propre, dans laquelle elle dépasse l’opposition entre l’idéel et le matériel, entre l’idéologique et l’économique, entre la production et la reproduction. C’est pour lui rendre hommage que nous publions aujourd’hui ses réflexions sur la reproduction comme procès de production de la société par elle-même. — ES
Selon nous, le caractère matérialiste de la théorie marxiste ne tient pas au prétendu postulat selon lequel la vie économique déterminerait la culture et l’idéologie et en rendrait compte — la première étant matérielle, les secondes spirituelles ou on ne sait quoi. Ce qu’on peut désigner sous le vocable d’économie n’est ni plus, ni moins Matériel que ce qu’on peut désigner sous ceux de culture ou d’idéologie. L’intuition originale de Marx, c’est que les hommes produisent leur vie et, du même mouvement, la conscience qu’ils en ont. Ce n’est pas la conscience qui s’incarne, se projette hors d’elle-même, se sépare d’elle-même pour produire le réel. On évite le cercle vicieux dans lequel la théorie fonctionnaliste, centrée sur la notion d’action sociale, enferme l’explication sociologique. Pour toute la sociologie non marxiste, en effet, la conscience est la cause première du fait social qui est saisi comme l’expression, le résultat de l’action (inter-action) des acteurs sociaux. L’action étant rapportée aux besoins, aux aptitudes, aux dispositions, aux motivations des acteurs, l’interaction résiste à toute autre explication que celle qui la renvoie à ces déterminations de la conscience, conçue a priori. C’est la nature humaine universelle qui se présente sous la figure des consciences individuelles et leur confère ces diverses propriétés, lesquelles forment le point d’ancrage du fait social. L’acteur social — la conscience subjective — recherche la satisfaction de ses besoins et instincts, en conformité avec ses aptitudes, ses motivations, ses dispositions. Ce faisant, l’acteur exprime et actualise la nature humaine. Par ailleurs, ce processus manifeste une tendance historique à la « rationalisation » qu’on peut définir comme la mise en œuvre de moyens qui s’adaptent de mieux en mieux aux fins poursuivies. Ainsi, les faits sociaux sont conçus sur le mode instrumental — en tant que conditions et moyens de satisfaction, d’actualisation des acteurs individuels dans l’interaction. De plus, ils sont conçus sur le mode de l’instrumentation rationnelle, qui correspond à cette tendance à la « rationalisation » des moyens qui s’exprime par la rationalité des acteurs. Celle-ci est une conséquence de la participation des consciences individuelles (subjectives) à la raison universelle (objective) qui est le Sujet de l’histoire.
Pour résumer : le fait social, dans la théorie fonctionnaliste, n’est plus qu’un effet, un reflet; son seul sens est subjectif. Cependant, le sens y est victime d’un complot aussi machiavélique que celui que le matérialisme vulgaire ourdit contre lui. En effet, il n’est sens pour l’acteur et garant de l’action qu’en tant qu’il échappe à cet acteur conçu comme une forme phénoménale et fugitive de la nature humaine universelle. L’homme est un pâle reflet de l’Humanité, sa conscience, une brève étincelle de l’Idée, L’acteur social de la théorie fonctionnaliste ressemble en cela à l’individu que les doctrines libérales couvrent de gloire: l’ « homo economicus », l’« homo politicus », etc. Il est seulement le support des principes de la philosophie bourgeoise comme l’âme médiévale était seulement le support des principes de la théologie chrétienne. On pourrait illustrer tout cela par quelques axiomes de la métaphysique parsonienne, évoquer le cercle magique de la culture autour duquel acteurs et valeurs se pourchassent sans se rattraper car ils sont le double du même, c’est-à-dire de la conscience dans ses déterminations essentielles, universelles et absolues. Mieux vaudrait toutefois citer Hegel dont la philosophie demeure le sommet inégalé de cet édifice idéologique moderne. Cependant, il ne s’agit pas comme on l’affirme à tort et à travers, de renverser purement et simplement l’édifice hégélien ou, en ce qui concerne la sociologie, de renverser purement et simplement l’argument fonctionnaliste, en le remplaçant par l’affirmation que la conscience est un reflet, que l’action, seule, est réelle. Ce serait absurde et simpliste. La théorie marxiste, au contraire, permet d’abolir la distinction entre l’objectivité et la conscience qui recouvre implicitement, la distinction entre la matière et l’esprit ou entre ce qu’on définit comme le réel et l’irréel.
C’est en partant de la notion de production qu’on peut le mieux saisir cette conception marxiste du social et en évaluer la pertinence. Pour Marx, le fait social est compréhensible en tant qu’élément d’un procès de production: moyen, agent, produit, etc. On considère parfois à tort que cette idée s’applique principalement ou exclusivement à la production dite économique : des biens de production ou de subsistance, au sens strict. Or, cette dernière n’est qu’une des dimensions du procès de production. La notion s’applique d’abord et avant tout à la production sociale : la production de la société par elle-même, que Marx désigne souvent comme la production de la vie. Selon nous, cette expression désigne tout à la fois la production économique, la production de l’organisation sociale — ce qu’on appelle les rapports de production — et la production des agents de production. Ces divers aspects de la production d’une société par elle-même, ne peuvent être dissociés dans la théorie ou dans la pratique. Aucun aspect ne peut être considéré comme premier, principal, déterminant. En effet, il est évident que tous ces aspects s’appellent, s’impliquent les uns les autres et constituent, en réalité, un seul et même procès.
Le concept de production permet de remplacer les dichotomies arbitraires : esprit-matière, réalité-conscience, économie-culture et le déterminisme causal qui vise à rétablir des rapports entre les éléments ainsi dichotomisés, par une conception synthétique et dialectique des faits sociaux. Le fait social est ce qui relève de l’action collective et qui s’inscrit comme agent, moyen, produit ou autre condition, dans le procès de production de la vie, lequel est un procès de production des agents, des moyens, des produits et des conditions de la vie. Ce que nous appelons ainsi le procès de la production sociale comprend une multitude de procès spécifiques, articulés les uns aux autres. Le procès de production sociale est toujours, simultanément, un procès de reproduction sociale car aucun procès de production ne peut être dit tel, s’il n’inclut les conditions de sa reproduction comme procès. Malgré la difficulté de ce genre de démarche, il importe de parvenir à saisir le caractère global du procès comme enchaînement d’une multitude de procès de production et de reproduction : production et reproduction des produits de toutes sortes qui est simultanément et nécessairement, production et reproduction des moyens de cette production, qui est simultanément et nécessairement, production et reproduction des conditions, de l’organisation de ces procès, simultanément et nécessairement, production et reproduction des agents de ces procès — comme entités biologiques et psychologiques: corps, inconscient, conscience, et ainsi de suite. Nous répétons lourdement les expressions « simultanément » et « nécessairement » pour souligner que ces procès sont indissociables et inextricables, qu’ils renvoient les uns aux autres à l’infini et que, si on doit comprendre leur cohérence, leur mode d’articulation, ce ne peut être en les isolant, en les hiérarchisant ou les soumettant à des modèles de relations déterministes.
Ce qui permet de caractériser les éléments d’un procès de production-reproduction comme agent, moyen, rapport, produit, etc., c’est leur place dans le procès. Car les éléments occupent des places spécifiques, inscrites dans la logique des procès et qui peuvent varier selon les procès et selon les phases différentes d’un même procès. Au concept de production-reproduction est ainsi lié, dans la sociologie marxiste, le concept de classe qui permet de saisir la dynamique du fait social ainsi formalisé. Il fait référence à la place qu’occupent les agents de la production-reproduction dans un (des) procès; les places se définissent en fonction du (des) procès et non des agents. En effet, les agents passent et les places demeurent… Les classes ne sont pas des agrégats, des catégories, des groupes de personnes; ce sont des ensembles et des sous-ensembles construits sur la base des places et des combinaisons de places dans les procès. Les agents y sont inclus selon le critère de la correspondance entre les agents et les places : le mode d’insertion (d’inscription) dans les procès.
On caractérise souvent les classes par le rapport (de propriété et/ou de contrôle) aux moyens de production mais on a tendance à oublier que ce caractère représente seulement une détermination préliminaire à l’analyse des classes, c’est-à-dire qu’il n’épuise pas le sujet. En effet, le rapport à la propriété et au contrôle — que les althussériens appellent la structure du mode de production et considèrent comme une combinaison des variables propriété/appropriation — est seulement la condition de l’occupation de places particulières dans certains procès de production et ne suffit pas à expliquer en quoi consistent ces places dans ces procès. Pour le comprendre, il faut analyser les procès de production-reproduction en recherchant ce qui caractérise les diverses dimensions de ces procès et leur mode d’articulation. En effet, tout procès est à la fois un procès de travail ou de production au sens étroit (une opération de transformation d’une matière donnée par des moyens donnés), un procès de contrôle (la production de l’organisation de cette opération : du système des places dans le procès), un procès de reproduction (la production du sens de ces opérations pour les — agents et des autres conditions nécessaires à la répétition et à la transformation du procès), les places qu’occupent les agents, les constituent tout à la fois en agents du procès de travail, de contrôle et de reproduction, en les reliant aux multiples fonctions qu’impliquent globalement les diverses dimensions du procès. La propriété et le contrôle (ou l’absence de propriété ou de contrôle) des moyens de production et des conditions, de l’organisation, des produits du procès, ne sont pas les places; ce sont plutôt les conditions d’exercice des fonctions que définissent les places, pour les ensembles d’agents qui les occupent. Ainsi, lorsque l’on parle de la classe dominante, on combine l’ensemble des places assorties des conditions de propriété et de contrôle des moyens et d’autres conditions de la production, dans les diverses dimensions du procès général de production/reproduction. Peu importe que les sous-ensembles ou les ensembles d’agents délimités à partir de ces places, varient selon les diverses dimensions considérées.
Ce qu’on doit désigner comme l’exploitation, la domination, l’oppression, ce ne sont pas, comme on l’entend parfois, les rapports où les effets des rapports entre les agents dans les places, considérées comme dominantes ou dominées, exploitantes ou exploitées, etc. Ce sont les fonctions mêmes que définissent les places, fonctions relatives à la production, au contrôle, à la reproduction1. Sur cette base, c’est-à-dire dans la nature des procès propres à chaque mode de production, Marx repère la contradiction comme l’ensemble des conditions de la reproduction de ces procès qui en entraînent irrémédiablement la transformation. La modification du système des places, le « déplacement » des agents, est l’élément privilégié dans cette transformation parce qu’elle en produit le sens. En tant qu’il est vécu, signifié, organisé comme lutte contre l’exploitation, résistance à la domination, révolte contre l’oppression, le déplacement non seulement résume le procès de transformation mais produit la condition de la reproduction de ce procès: ce que le marxisme appelle la révolution.
Texte extrait du livre Production de l’État et formes de la nation paru en 1978.
Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Frank Plant.
NOTE
1. Le terme fonction est tabou pour certains marxistes qui comprennent mal le fonctionnalisme dont il faut pourtant savoir qu’il n’est pas un discours sur les fonctions. D’une part, des fonctionnalistes éminents, comme Pareto et Weber, entre autres, n’emploient pas cette notion. D’autre part, ceux qui l’utilisent ne lui donnent pas forcément le même sens ; on peut s’en rendre compte en comparant, par exemple, Parsons et Durkheim. Par ailleurs, comme l’écrit Henri Lefebvre, dans Le Langage et la Société, Paris, Gallimard, Collection « idées », 1966, l’étude du fait social doit comporter l’analyse des formes, des structures et des fonctions. Par conséquent, être formaliste, ce n’est pas analyser les formes mais négliger les structures et les fonctions ; être structuraliste, ce n’est pas analyser les structures mais ignorer les formes et les fonctions, etc. ↩