15 Fév Politiques du fantasme de groupe: le miraculum politique des États-Unis d’Amérique
Par NOAH ALLAIRE
Publié le 15 février 2021
J’ai écrit cet essai pour recontextualiser l’événement politique ayant débuté le 6 janvier 2021 aux États-Unis d’Amérique, en mettant l’accent sur les processus en devenir plutôt que sur les états d’être. En partant de multiples points de vue et en prêtant une attention particulière aux fantasmes de groupe, nous pouvons voir le pouvoir mettre en scène sa propre mort afin de réaffirmer sa fausse légitimité. Nous pouvons voir le désir se canaliser à des fins réactionnaires. Nous pouvons voir une impulsion policière envers le maintien de l’ordre. J’espère que mon analyse participe d’une sortie de la « courbure »vicieuse» d’un espace politique désormais aimanté, circularisé, réversibilité de la droite à la gauche… [où] l’infini du capital, s’est replié sur sa propre surface »1 et le désir ne désire rien d’autre que sa propre répression. – N.A.
Le 6 janvier 2021 a été tout simplement miraculeux pour la politique étatsunienne. Cette journée a donné lieu à un miracle, c’est-à-dire un événement qu’il aurait été impossible de produire et que l’on peut seulement comprendre et expliquer en se référant à la distorsion entre des perspectives multiples et changeantes et aux fantasmes de groupe.
La pensée politique contemporaine est étouffée par des interprétations statiques d’événements dynamiques et complexes, notamment les actes de souveraineté. Les approches fondées sur des notions telles que les valeurs éternelles, les « droits de l’homme » et l’État constitutionnel bloquent la pensée en ce qui concerne l’événement « États-Unis », le devenir-États-Unis.
La cacophonie du colonialisme étatsunien fonctionne ainsi afin d’occulter les fantasmes groupaux qui le constituent et le délire esclavagiste, génocidaire, spoliatif et suprémaciste blanc dont il est issu. Cette situation peut être décrite comme un parallaxe politique: se mouvoir au sein de la polis étatsunienne, c’est avancer dans un ruban de Möbius, où « il semble d’abord y avoir deux côtés, mais, au cours du trajet, il n’y a plus qu’un côté qui se nourrit lui-même »2.
Le 6 janvier 2021 ratifie le délire étatsunien. L’événement est en cours. L’idée d’un « champ » politique spatialisé avec des positions cohérentes et déterminées est sapée par le croisement et le dérapage de ces mêmes positions politiques. La flexibilité des fantasmes de groupe qui constituent les identités et rôles politiques a été rendue visible par la collaboration et l’interaction de quatre groupes importants: la manifestation, la police, le Congrès et l’audience.
Manifestation
Dans L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent le délire comme la matrice générale de tout investissement social inconscient, dont ils identifient un pôle réactionnaire et un pôle révolutionnaire. Le premier est ainsi défini comme:
un type ou pôle paranoïaque fascisant, qui investit la formation de souveraineté centrale, la surinvestit en en faisant la cause finale éternelle de toutes les autres formes sociales de l’histoire, contre-investit les enclaves ou la périphérie, désinvestit toute libre figure du désir – oui, je suis des vôtres, et de la classe et de la race supérieures.3
À l’opposé des récentes manifestations révolutionnaires, la manifestation Stop the Steal s’est inscrite dans ce pôle réactionnaire du délire politique. Les manifestant‧e‧s étaient rassemblé‧e‧s par un fantasme de groupe: faire la police au Congrès, devenir la police.
La manifestation est devenue la police afin d’imposer une impulsion vers la centralisation de la souveraineté: d’une part, en contestant le fantasme de représentation de la souveraineté populaire du Congrès et, d’autre part, en affirmant un pouvoir souverain là même où la souveraineté est incorporée dans le corps et le discours de l’exécutif.
Une fois installée dans les espaces symboliques et fonctionnels du Capitole, la manifestation a mis en scène une deuxième phase spectaculaire de son fantasme de groupe: devenir le Congrès.
Police
La police opère également au sein du pôle réactionnaire du délire politique. Ses activités quotidiennes – par lesquelles elle fait la police – incarnent leur fantasme groupal de devenir la police.
La police du Capitole n’a pas pu contenir efficacement la manifestation car les deux groupes partageaient le même fantasme groupal. En étroite proximité et friction, les deux mêmes fantasmes de groupe se sont superposés et l’identité unifiée de la police du Capitole s’est miraculeusement fracturée. On a d’ailleurs pu voir certain⋅e⋅s policièr⋅e⋅s devenir la manifestation, d’autres devenir l’audience.
La police a reconnu dans la manifestation un ensemble d’investissements socio-psychologiques inconscients partagés: en particulier ceux qui se conforment aux intérêts de la classe dirigeante, bien qu’ils opèrent en dehors de celle-ci. Les similitudes idéologiques ou esthétiques entre les deux groupes (par exemple le racisme, la suprématie blanche, la militarisation, l’hypermasculinité, la fraternité, le nationalisme) sont en aval d’une infrastructure œdipalisante qui canalise des flux de désir vers des fins paranoïaques, ségrégatives, fascistes:
lorsque des sujets, individus ou groupes, vont manifestement à l’encontre de leurs intérêts de classe, lorsqu’ils adhèrent aux intérêts et idéaux d’une classe que leur propre situation objective devrait les déterminer à combattre, il ne suffit pas de dire : ils ont été trompés, les masses ont été trompées. Ce n’est pas un problème idéologique, de méconnaissance et d’illusion, c’est un problème de désir, et le désir fait partie de l’infra-structure.4
Tout individu impliqué dans le fantasme groupal réactionnaire du devenir-policier est le sous-produit de cette infrastructure socio-psychologique œdipalisante.
Congrès
Le Congrès est uni par le fantasme groupal de représentation de la souveraineté populaire, de représentation de l’audience. Le Congrès a initialement intégré la manifestation et était en voie de devenir la manifestation avant qu’il soit interrompu par le devenir-policier de la manifestation.
La relation de légitimation mutuelle qui unit habituellement le Congrès et la police a été rompue par la superposition miraculeuse des fantasmes de groupe de la manifestation et de la police. Le Congrès a été contraint de devenir l’audience alors que ses membres se mettaient à l’abri, s’enfuyaient dans un lieu non divulgué, probablement sous le Capitole.
Le fantasme de représentation du Congrès a vécu un traumatisme qui le motive à redevenir le Congrès. Dans les jours qui ont suivi l’événement, ce processus rétributif/réparateur a certainement déjà impliqué de devenir la police.
Audience
L’audience est le groupe de téléspectateur⋅trice⋅s qui ont observé l’événement en ligne, tout au long de son déroulement. Les flux en direct et les médias sociaux ont été les surfaces d’enregistrement par lesquelles l’événement s’est dévoilé. L’audience se rallie sur ces surfaces par le biais des fantasmes groupaux d’être représenté par le Congrès et d’être porté par la manifestation. L’audience s’est abstraitement et simultanément engagé dans les processus de devenir la manifestation et de devenir le Congrès.
Lorsque s’est produite la superposition des fantasmes de la police et de la manifestation et que le Congrès a ainsi été contraint de devenir l’audience, l’audience s’est elle-même engagée dans un processus de devenir-policier. Des millions de publications et de commentaires appelant à une violence policière contre la manifestation ont été publiés, et ce, même par des membres de l’audience qui dénoncent généralement la violence policière et défendent l’abolition de la police. Peu de temps après, une deuxième vague de publications est venue de la part des membres de l’audience sympathiques à la manifestation, qui affirmaient que l’événement avait été déclenché par des antifascistes. À ce stade, l’audience et le Congrès ont commencé à s’inscrire dans le pôle paranoïaque, fasciste et réactionnaire du délire politique.
Miraculum
Le pôle révolutionnaire du délire politique n’était pas présent à Washington, le 6 janvier 2021, et il ne l’était pas vraiment non plus dans la panoplie d’observations en ligne. Cet événement démontre les tendances réactionnaires, punitives et policières des quatre groupes. À partir d’une perspective parallactique et du prisme des fantasmes de groupe, nous pouvons apercevoir que presque tout le monde est devenu la police. Au moment où j’écris ces lignes, des efforts corporatifs, juridiques et législatifs sans précédent sont en cours pour reconstituer l’impénétrabilité symbolique des espaces politiques étasuniens et imposer un discours politique homogène. C’est ce que signifie « guérir » pour le Congrès, la police et la classe dirigeante.
Bien évidemment, il s’agit également d’efforts policiers réactionnaires qui, comme la manifestation Stop the Steal, investissent dans la formation d’une souveraineté centralisée. Aucun engagement, qu’il soit politique ou autre, reste cohérent à la suite de ce miracle de la trahison. L’historien de l’art Boris Groys explique que c’est seulement par la trahison que nous commençons à comprendre que
s’engager dans une certaine position… c’est s’engager en même temps avec l’opposé de cette position… Les frontières sont toujours les mêmes, mais les positions tournent constamment… [parce que] la différence entre différence et identité ne peut pas être établie.5
Nous pourrions très bien avoir besoin d’un nouveau vocabulaire et d’un nouvel ensemble de concepts pour bien comprendre cet événement en relation avec d’autres crises nationales, comme la Covid-19 et le 11 septembre 2001.
Le miraculum est le processus itératif par lequel des événements impossibles se produisent aux États-Unis et leur utilisation pour justifier des actes de souveraineté paranoïaques, ségrégatifs, fascistes et centralisés. Le miraculum permet de penser comment des positions politiques supposées fixes et cohérentes demeurent contradictoires et mobiles dans le temps. Le mot porte les traces intentionnelles de la forme et du sens de « simulacre » – cette fameuse « copie sans original » – tout en soulignant les effets de distorsion d’un regard qui voit un même événement à partir de multiples positions et les fantasmes autour desquels les groupes se rallient.
Le miracle du 6 janvier 2021 a commencé par la superposition du fantasme groupal de la police et de la manifestation. Cela a déclenché une réaction en chaîne de devenirs qui n’a pas laissé un seul groupe avec une position cohérente. La manifestation, l’audience et plus tard le Congrès ont tous occupé le poste laissé vacant par la police du Capitole. La situation immédiate s’est seulement résolue lorsque d’autres policiers encore plus militarisés, qui étaient probablement des membres de l’audience, sont intervenus pour sécuriser le bâtiment. Un ordre relatif a été rétabli lorsque la police a commencé à redevenir la police.
Ce n’est qu’une des nombreuses interprétations possibles de cet événement, mais c’est une interprétation articulée à partir du pôle révolutionnaire du délire politique étatsunien, en témoignage du miraculum de la souveraineté étatsunienne. C’est une interprétation stimulante, consciente de soi et révolutionnaire. Sur le pouvoir d’une telle interprétation, la théoricienne critique autochtone Jodi Byrd écrit:
Que l’interprétation soit un acte de souveraineté est un fait bien connu et mis en pratique par l’hégémonie impériale qui utilise la force juridique, militaire et ontologique pour contrôler l’interprétation et interpeller ce qui est et n’est pas vu, ce qui peut et ne peut pas être dit.6
Traduction par Eloi Halloran.
Une version anglaise de ce texte a été publiée sur virtuesignal.substack (2021).
NOTES
1. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, 1981, p. 34.↩
2. [Traduction libre] Jodi Byrd, The transit of empire: Indigenous critiques of colonialism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011, p. 29.↩
3. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Oedipe. Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 329.↩
4. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Oedipe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 124.↩
5. [Traduction libre] Boris Groys, Trotsky, or Metamorphoses of Engagement. e-flux. 2020, 111. https://www.e-flux.com/journal/111/343619/trotsky-or-metamorphoses-of-engagement/↩
6. [Traduction libre] Jodi Byrd, The transit of empire: Indigenous critiques of colonialism. Minneapolis. University of Minnesota Press, 2011, p. 222.↩