05 Oct L’ouvriérisme de droite ou: la lutte des classes à l’envers
Par JASON READ
Publié le 5 ocobre 2020
Le texte qui suit a été écrit au printemps 2020 et, comme de nombreux articles sur mon blog, il est à la fois une réponse à un moment particulier — les manifestations contre les mesures de confinement visant à limiter la propagation du virus — et le produit de réflexions plus longues sur le travail et les politiques du travail. Tout ce que je peux dire, c’est que j’aurais souhaité que ce texte ne soit plus pertinent aujourd’hui et que les revendications d’ouverture de l’économie et de remise au travail des gens auraient depuis longtemps disparu, telles de stupides notes de bas de page de l’histoire de la politique. Cependant, les attitudes et les sentiments que j’ai essayé de saisir ici n’ont fait que continuer à s’épanouir. Il y a eu des manifestations similaires à travers le monde et, aux États-Unis, l’idée selon laquelle retourner les gens au travail et ouvrir les entreprises est plus importante que la protection des vies n’est plus la position d’une minorité vocale, mais plus ou moins une politique gouvernementale de facto. Tout cela rend peut-être d’autant plus impératif l’examen de notre attachement au travail comme base de l’ordre et de la reconnaissance. — JR
J’ai déjà exploré ailleurs le concept d’« ouvriérisme de droite », qui renvoie au fait que le travail et, surtout, le travail en tant que valeur ne soient plus des perspectives critiques sur le capitalisme, mais des éléments de sa justification1. Les manifestations contre le confinement dans plusieurs régions des États-Unis me donnent l’opportunité de revenir sur son sens.
Il faut être sceptique envers ces manifestations. D’une part, il y a des éléments qui suggèrent qu’elles sont une forme d’astroturfing2 simulant un mouvement de base, qui est, en réalité, subventionné par des organisations conservatrices3. D’autre part, ces manifestations semblent moins dénoncer l’interruption du travail que celle de la consommation. Ceci permet d’expliquer les affiches qui demandent des coupes de cheveux, des massages et toutes sortes de services.
L’idée que la consommation ou les consommateur·trice·s sont opposé·e·s aux travailleur·euse·s est une affirmation aussi vieille que Le Capital de Karl Marx. Quand ce dernier affirme que la sphère de l’échange est celle de « la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham »4, il démontre que la consommation produit une différente manière de voir le monde, une différente idéologie et, même, une différente subjectivité5. Marx insiste sur la différence entre la sphère de l’échange et celle de la production. Au sein de la première, nous sommes tou·te·s plus ou moins interpellé·e·s en tant qu’individus égaux, en tant que potentiel·le·s acheteur·euse·s. C’est encore plus le cas depuis que les comportements et les styles qui différencient les classes sociales tendent à disparaître. Dans un monde de PDG en cotons ouatés, la plupart d’entre nous peuvent entrer dans un magasin et être traité·e·s de la même manière, bien que les exclusions ethniques et raciales sont malheureusement toujours actuelles. C’est cette dimension utopique du marché qui séduit les partisan·ne·s du libéralisme et du libertarianisme. Or, dans la sphère de la production, les capitalistes et les travailleur·euse·s sont différencié·e·s et divisé·e·s, les un·e·s commandent et les autres obéissent, les un·e·s achètent et les autres n’ont que leur peau à vendre.
En ce sens, Frédéric Lordon soutient qu’au sein de la politique contemporaine, l’interpellation des individus en tant que consommateur·trice·s tend à les nier et à les marginaliser en tant que travailleur·euse·s. Dans Capitalisme, désir et servitude, il écrit que:
Tout est fait pour prendre les agents « par les affects joyeux » de la consommation en justifiant toutes les transformations contemporaines — de l’allongement de la durée du travail (« qui permet aux magasins d’ouvrir le dimanche ») jusqu’aux déréglementations concurrentielles (« qui font baisser les prix ») — par adresse au seul consommateur en eux6.
La division se fait moins entre deux sphères qu’entre deux manières de regarder la même chose: deux idéologies spontanées différentes, ou, dans le cas de Lordon, deux orientations affectives différentes. En tant que consommateur, j’adore les bas prix et la livraison rapide, mais, en tant que travailleur ou en tant que personne solidaire des travailleur·euse·s, ces mêmes pratiques réduisent le pouvoir des travailleur·euse·s. Les consommateur·trice·s sont la mort des travailleur·euse·s: un constat avéré par les personnes qui sont prêtes à faire mourir d’autres personnes pour pouvoir consommer.
Bien sûr, il est important de ne pas négliger le fait que le travail est le principal moyen à la disposition des gens pour survivre, payer le loyer et la nourriture. Demander du travail peut tout simplement être une demande de survie. Or, même en tenant compte du caractère planifié des manifestations contre le confinement et du fait que plusieurs personnes manifestent davantage contre l’interruption de la consommation que contre l’interruption du travail, une tendance à exiger que les gens travaillent non pas par survie, mais par principe, semble demeurer. Certaines personnes semblent irritées que le travail soit interrompu non pas parce qu’elles ont besoin de travailler pour percevoir un salaire ou même parce que le travail de quelqu’un·e d’autre peut leur fournir ce dont elles ont besoin ou ce qu’elles désirent, mais parce que cette interruption perturbe le sens commun de l’ordre et de la convenance. C’est ce que je propose d’appeler l’ouvriérisme de droite.
Il est possible de retrouver des traces de ce concept dans l’histoire de la philosophie. Si cette dernière commence avec Platon, elle commence aussi par l’idée que le travail a une double fonction. Il est à la fois le fondement de la cité, l’expression du manque d’autosuffisance de l’humanité et l’expression de son idéal le plus élevé. La justice, c’est chacun·e à sa place, faisant ce qu’iel est censé·e faire — et rien de plus7. C’est toutefois Hegel qui me semble toujours être l’architecte de l’ouvriérisme de droite8. Ses Principes de la philosophie du droit font du travail le pivot entre l’individu et la société, qui est à la base du respect de soi et de la reconnaissance sociale de l’individu. Hegel n’insiste pas sur la reconnaissance du travail de l’individu en tant qu’emploi particulier ou tâche précise qui contribue à la production de valeurs d’usage; il ne s’agit pas de reconnaître le travail des agriculteur·trice·s, des boulanger·e·s ou des professeur·e·s en fonction de leur ouvrage particulier, mais en termes de l’idéal général du travail comme norme. Le travail est un processus culturel, qui s’inscrit dans la matérialité des choses et l’interdépendance des relations sociales:
La culture pratique par le travail consiste dans le besoin qui se reproduit lui-même et dans l’habitude de l’occupation en général. Elle consiste aussi dans la limitation de l’activité par la nature de la matière, par la volonté des autres, ce dressage faisant gagner l’habitude d’une activité objective et de qualités universelles9.
Le travail décape les aspérités du particulier, ce qui rend les individus fiables et interchangeables. C’est précisément l’universalité du besoin et l’interchangeabilité des fonctions qui sont à la base de la reconnaissance et du respect. Au sein des valeurs actuelles et en langue vernaculaire, cela se traduit par le fait qu’on n’est pas digne de respect parce que l’on fournit un service précieux ou parce que l’on produit une marchandise nécessaire, mais tout simplement parce qu’on a un emploi. Le travail est l’antichambre de la citoyenneté: c’est seulement parce que les individus se rendent universels et interchangeables en travaillant qu’ils peuvent être traités comme tels par l’État. Pour Hegel, le travail n’est pas seulement une activité économique, une condition à la production des biens et des services nécessaires à la condition matérielle de l’État, mais aussi une condition éthique. L’éthique n’est pas ici les règles ou les normes qui déterminent le sens du bien ou du mal, mais l’ethos d’une vie éthique, qui est à la base de la constitution de l’identité collective et individuelle. Le travail est une activité à la fois économique et éthique. La contradiction entre ces deux qualités crée le problème au cœur de l’État, soit le fait que ce dernier doive constamment relier ce que le capital déchire, notamment la création d’une populace sans-emploi sous l’effet des gains d’efficacité et de l’automatisation. Hegel soutient que les tentatives étatiques de résolution de ce problème expliquent la tendance des États à coloniser: le colonialisme étant une tentative de gérer la populace et l’excès de production10.
À partir de Hegel, nous pourrions dire que l’État doit continuellement maintenir le lien entre les significations éthique et économique du travail, entre le travail en tant que discipline et le travail en tant que production de biens et de services nécessaires réparant ce que le capital lui-même brise par l’automatisation des emplois. C’est l’État qui nous dit que tous les emplois sont essentiels. L’idéologie dominante qui nous dit que « nous travaillons pour gagner notre vie » présente une relation artificielle et médiatisée comme une relation naturelle, ce qui transforme le fait plus complexe que nous travaillons pour des employeur·euse·s, qui fournissent des salaires que nous utilisons pour acheter des marchandises, en donnée naturelle de la vie. C’est pourquoi tous les écarts et toutes les séparations entre le travail et la satisfaction des besoins et des désirs doivent être contrôlés et surveillés. C’est là que toute la mythologie des welfare queens11 entre en jeu, de même que sa variante plus banale de colère envers les gens qui ont utilisé leur chèque de relance économique12 pour acheter des costumes gonflables de dinosaure et des dildos13.
Tout cela nous mène là où nous en sommes actuellement. Je ne ferai pas de prédiction sur l’avenir ou sur ce que tout cela signifie. Le lien entre le travail et le fait d’être utile a été rompu, au moins temporairement, partiellement et surtout à bon marché: 1 200$ ne laisse pas grand place dans le budget pour des costumes gonflables de dinosaure. (À moins qu’ils ne soient vraiment pas chers? Je pense que j’en veux un…). Au-delà de ces costumes et des dildos, on pourrait également affirmer que le lien entre la consommation et le plaisir a, lui aussi, été rompu. Il n’y a plus beaucoup de virées magasinage, qui deviennent un exercice de peur plus que de joie: peur des ruptures de stock, d’attraper le virus, etc. Les gens ne veulent pas seulement que les centres commerciaux ouvrent: ils veulent retrouver les joies qu’ils représentaient. Les deux piliers de l’idéologie spontanée du capitalisme — le travail comme mesure de la valeur et la consommation comme récompense — ont été suspendus, brisés. Même s’il y a des gens qui réclament de réparer la faille et de retourner au travail pour pouvoir se récompenser avec une belle coupe de cheveux, c’est le genre d’ouverture qui permet de réinventer le monde, comme le soutient Kim Stanley Robinson:
Les écoles et les frontières étaient fermées; le gouverneur de la Californie, comme tou·te·s les autres ailleurs, avait demandé aux habitant·e·s de commencer à rester chez elleux. Or, le changement qui me frappait me paraissait plus abstrait et intérieur. C’était un changement dans notre façon de voir les choses, qui est toujours en cours. Le virus réécrit nos imaginations. Ce qui semblait impossible est devenu pensable. Nous développons un sens différent de notre place dans l’histoire. Nous savons que nous entrons dans un nouveau monde, une nouvelle ère. Nous semblons faire notre chemin vers une nouvelle structure de sentiment14.
J’espère que cette nouvelle structure de sentiment15 pourra paver la voie à une nouvelle manière de vivre et à une transformation des valeurs au-delà de la valeur du travail et de la consommation.
Traduction par Éloi Halloran.
Article paru en anglais sur Unemployed Negativity, le 2 mai 2020.
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Ewa Paukstyte.
NOTES
1. Jason Read, « Sidekick No More: Horkheimer on Work », Unemployed Negativity, 7 mars 2017. http://www.unemployednegativity.com/2017/03/sidekick-no-more-horkheimer-on-work.html. ↩
2. L’astroturfing ou la désinformation populaire planifiée renvoie à un ensemble de techniques de propagande politique et/ou publicitaire qui sont utilisées pour donner une fausse impression de mouvement de masse spontané en ligne ou en personne. (NdT) ↩
3. Adam Gabbatt, « Thousands of Americans backed by rightwing donors gear up for protests », The Guardian, 18 avril 2020. https://www.theguardian.com/us-news/2020/apr/18/coronavirus-americans-protest-stay-at-home.↩
4. Karl Marx, Le Capital. Livre I, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 198. https://inventin.lautre.net/livres/MARX-Le-Capital-Livre-1.pdf. ↩
5. Jason Read, « The Social Individual: Collectivity and Individuality in Capitalism (and Marx) », Unemployed Negativity, 31 octobre 2011. http://www.unemployednegativity.com/2011/10/social-individual-collectivity-and.html#more. ↩
6. Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La Fabrique, p. 50. http://palimpsestes.fr/textes_divers/l/lordon/capitalisme-desir-servitude.pdf. ↩7. Jason Read, « Know Your Place », Unemployed Negativity, 10 septembre 2008.http://www.unemployednegativity.com/2011/10/social-individual-collectivity-and.html#more. ↩
8. Jason Read, « Owls at Dawn: Hegel, Weeks, and the Problem with Work », Unemployed Negativity, 23 février 2012. http://www.unemployednegativity.com/2012/02/hegel-famously-proclaimed-that-owl-of.html. ↩
9. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940, §197, p. 228. http://philotextes.info/spip/IMG/pdf/hegel_-_principes_de_la_philosophie_du_droit.pdf. ↩
10. Jason Read, « Contradictions at Work: The Task for a Philosophy of Labor (with Hegel, Marx, and Spinoza) », Unemployed Negativity, 7 avril 2013.http://www.unemployednegativity.com/2013/04/contradictions-at-work-task-for.html. ↩
11. Jason Read, « “Let Me Tell You of the Time that Something Occurred”: On Yves Citton’s Mythocratie: Storytelling et Imaginaire de Gauche », Unemployed Negativity, 23 décembre 2011. http://www.unemployednegativity.com/2011/12/let-me-tell-of-time-that-something.html. ↩
12. Aux États-Unis, l’aide financière d’urgence s’est limitée à un unique chèque de relance économique de 1 200$, qui a été distribué à toute la population étatsunienne au printemps 2020, via le CARES Act Works for All Americans. (NdT) ↩
13. Hannah Frishberg, « Stimulus checks are being spent on dildos, tigers, guns and stripper poles », New York Post, 15 avril 2020. https://nypost.com/2020/04/15/stimulus-checks-are-being-spent-on-dildos-tigers-guns-and-stripper-poles/. ↩14. [Traduction libre] Kim Stanley Robinson, « The Coronavirus is Rewriting our Imaginations », The New Yorker, 1er mai 2020. https://www.newyorker.com/culture/annals-of-inquiry/the-coronavirus-and-our-future. ↩
15. Le concept de structure de sentiment renvoie, chez le théoricien marxiste de la culture Raymond Williams, à l’organisation sociale des émotions et des sentiments propre à chaque époque historique. Cette structure désigne ainsi les rapports socio-historiques qui lient l’expérience culturelle et individuelle de la vie. Pour aller plus loin, voir ce texte de Daniel Hartley, « Introduction à Raymond Williams », Période, 23 novembre 2015. http://revueperiode.net/introduction-a-raymond-williams/. (NdT) ↩