Le non-alignement que nous défendons est une une posture de refus radical

Par Nordine Saidi
Publié le 16 novembre 2024

Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici l’intervention de Nordine Saïdi dans le panel  intitulé « Quel sens donner au non alignement dans un Bandung du Nord ».

Minette Carole Djamen Nganso

Mes chers frères, sœurs, amis, camarades,

C’est un honneur pour moi, Belge d’origine arabe, de m’adresser à vous aujourd’hui, ici à Montréal, une ville si diverse, si cosmopolite, et pourtant marquée, comme tant d’autres dans ce monde, par des réalités de luttes, d’inégalités et d’injustices. J’ai traversé l’océan pour être avec vous et, bien que nos histoires soient différentes, elles se croisent en un point central : celui du racisme d’État, cette structure insidieuse qui, sous des apparences de tolérance, nous opprime tous de manière directe ou indirecte.

En Belgique, mon pays d’origine, on nous vend souvent à l’image d’une nation « sympathique » : le pays de Tintin, de Stromae, des frites, de la bière, et du surréalisme de Magritte. « Ceci n’est pas une pipe », disait Magritte, et j’ajouterais : Ceci n’est pas un pays antiraciste.

Le monde voit la Belgique comme une petite nation tranquille, une version adoucie de la France. Comme beaucoup voient le Canada comme une version plus aimable des États-Unis. Nous partageons cette représentation internationale d’un pays bienveillant, moderne, et ouvert. Mais sous cette façade, il y a une réalité que vous connaissez trop bien, et qui vous rappelle peut-être la vôtre : celle d’un racisme d’État, d’une discrimination systémique qui, malgré tous les discours sur l’inclusion, continue de diviser, d’exclure et d’opprimer et même de tuer.

En Belgique, les personnes comme moi, issus de l’immigration, vivent sous le poids d’une histoire coloniale que l’on refuse d’affronter. Des rues portent encore les noms de ceux qui ont pillé et massacré au Congo. Les statues de Léopold II, cet homme qui a ordonné la mutilation de millions de Congolais, se dressent encore dans nos villes, comme si de rien n’était. On prétend que c’est du passé, qu’il faut avancer, mais comment avancer quand nos communautés continuent d’être brutalement réprimées par la police? Quand les Noirs, les Arabes, les musulmans, les Roms, sont quotidiennement stigmatisés, marginalisés et criminalisés?

Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Vous, ici au Canada, vous savez ce que c’est que de vivre sous une façade bienveillante. Ce pays, qui s’affiche comme une terre de multiculturalisme, continue de perpétuer des injustices contre ses Premières Nations, contre les Noirs, contre les communautés racialisées. Le colonialisme n’est pas mort ici non plus. Il a seulement changé de visage. Et comme en Belgique, il se cache derrière des symboles de tolérance et d’ouverture.

On nous parle du Canada comme d’un pays de nature grandiose, d’inclusion et de respect, mais on oublie que cette terre appartient aux peuples autochtones, qui ont été déplacés, massacrés, et à qui l’on refuse encore, aujourd’hui, des droits fondamentaux. Des enfants des Premières Nations, volés à leurs familles, ont été enterrés sous des écoles dites «résidentielles». Ces crimes, bien que reconnus aujourd’hui, ne sont pas des aberrations du passé ; ils sont les fruits d’un système qui continue d’exister.

On vous dira que c’était hier, que tout cela est derrière nous, mais ici comme en Belgique, le racisme n’est pas un accident de l’histoire. C’est une structure, un projet qui se reproduit jour après jour à travers des politiques d’État. Des politiques migratoires qui criminalisent l’existence même des migrants, des forces policières qui surveillent nos quartiers, des systèmes économiques qui nous excluent, et des discours qui nous déshumanisent.

En Belgique, je vois chaque jour comment mes frères et sœurs d’origine maghrébine, africaine sont écartés de la société, relégués aux marges, considérés comme des «problèmes» plutôt que des citoyens. Ici, je suis sûr que beaucoup d’entre vous ressentent la même chose. Que ce soit dans les écoles, dans les lieux de travail, dans les hôpitaux, ou devant les forces de l’ordre, nous sommes vus comme des intrus, des menaces, alors que nous faisons partie intégrante de ces pays, de leur histoire, de leur avenir. Et pourtant, on nous demande d’être reconnaissants. On nous demande d’accepter le peu qu’on nous offre et de ne pas faire de vagues. On nous dit que « ça pourrait être pire », que « ce n’est pas comme aux États-Unis », ou « ce n’est pas comme en France ». Mais ce genre de comparaisons ne sont que des diversions. Comparer des formes de répression ne diminue pas leur réalité.

Mes amis, nous ne sommes pas dupes. La Belgique, le Canada, ou tout autre pays qui se vante de sa tolérance, ne peuvent masquer indéfiniment les violences qu’ils perpétuent. Nous avons trop longtemps été des pions dans leurs projets coloniaux, dans leurs systèmes capitalistes, dans leurs récits historiques. Et aujourd’hui, nous avons une responsabilité : celle de refuser de laisser ces histoires se répéter, celle de détruire ces illusions et de construire de nouveaux récits, basés sur la justice, la dignité et l’égalité.

Les façades sympathiques de la Belgique et du Canada sont des constructions qui permettent à ces pays de s’inscrire dans une communauté internationale en quête de nations « exemplaires » en matière de droits humains. Pourtant, comme le montre l’analyse des structures raciales dans ces deux pays, cette image cache des dynamiques de racisme d’État qui touchent les populations autochtones, les communautés afrodescendantes, et d’autres minorités racialisées. Je vous dis tout cela non pas pour vous accabler, mais pour que nous soyons unis dans cette lutte mondiale. La lutte contre le racisme d’État en Belgique est la même que celle que vous menez ici au Canada. Nos histoires sont liées par ce même fil colonial, cette même oppression, et nos victoires seront partagées.

Chères sœurs, chers frères,
Chers camarades de lutte,

Nous sommes ici rassemblés aujourd’hui dans un moment historique, un moment où il est impératif de prendre la parole, de nous rassembler, de réfléchir collectivement et de renforcer nos engagements. Je tiens tout d’abord à exprimer ma plus profonde gratitude envers les organisateurs de cet événement crucial, le Bandung du Nord. Ce rassemblement est plus qu’une simple réunion ; c’est un espace vital, un espace de résistance et de réflexion, où nos voix, trop souvent marginalisées, trouvent un écho puissant et solidaire.

Permettez-moi de remercier les organisateurs, tout particulièrement Safa Chebbi, Rimel, Inès, Amira, Bouchera, Aïda, Malika, Amine, Etienne, Camille. Votre travail acharné, votre dévouement inébranlable, votre détermination à faire de cet événement une réalité, sont une source d’inspiration pour nous tous. Vous êtes un pilier dans ce combat, et nous te sommes tous immensément reconnaissants pour tout ce que tu as accompli. Grâce à toi et à ceux qui t’entourent, nous avons aujourd’hui cet espace pour discuter des enjeux qui touchent profondément nos communautés et nos luttes.

Mais alors que nous sommes ici, il est crucial de ne pas seulement célébrer nos rassemblements, mais aussi de confronter des vérités que beaucoup préfèrent ignorer. Nous devons reconnaître que ce que nous vivons actuellement, cette fascisation rampante du monde Blanc, ne se produit pas par accident. Le fascisme ne surgit pas soudainement ; il ne tombe pas du ciel comme un malheur inévitable. Ce fascisme est le produit de décennies de négligence, d’inaction et de compromis, souvent cautionnés par ceux-là mêmes qui se présentent comme nos alliés.

Depuis au moins 2001, une époque marquée par la soi-disant «guerre contre le terrorisme», les politiques de peur et de répression se sont intensifiées, plantant les graines de l’extrême droite et de l’autoritarisme en Europe. Ces graines ont été soigneusement cultivées, parfois passivement, parfois activement, par des gouvernements qui, sous couvert de sécurité, ont mis en place des politiques d’État islamophobes, ont militarisé les frontières, ont criminalisé l’immigration, et ont laissé la xénophobie s’enraciner dans le tissu social.

Mais alors que ces politiques se déployaient, posons-nous la question : où était la gauche? Où étaient nos prétendus alliés dans cette lutte pour la justice, pour l’égalité, pour la dignité humaine? Ils étaient absents. Ils ont détourné le regard alors que la brutalité policière devenait la norme dans nos quartiers, alors que l’islamophobie se transformait en politique d’État, alors que la négrophobie s’exprimait dans les recoins les plus insidieux de la société, jusqu’à devenir des spectacles folkloriques sous couvert de traditions. Ils ont laissé faire, ont parfois même cautionné, sans jamais vraiment s’opposer, sans jamais vraiment comprendre que leur silence et leur inaction contribuaient à l’essor de forces qui, aujourd’hui, menacent l’existence même de nos communautés.

Quand nous avons dénoncé les violences policières dans nos quartiers, quand nous avons crié notre douleur et notre colère face à l’assassinat de nos jeunes par ceux censés les protéger, où était la gauche? Elle était absente. Et lorsqu’elle était présente, ce n’était souvent que pour des discours creux, pour des promesses non tenues, pour des alliances conditionnelles qui n’ont jamais pris en compte la réalité de notre quotidien. Les violences policières, que nous continuons à subir, ne sont pas des accidents ; elles sont le résultat d’un système raciste et oppressif, et la gauche, par son inaction, a échoué à les combattre.

L’islamophobie, quant à elle, s’est installée durablement dans les institutions, dans les lois, dans les discours publics. Où étaient nos alliés quand nos sœurs et nos frères musulmans étaient stigmatisés, attaqués pour leurs croyances, pour leurs pratiques religieuses, pour le simple fait de vouloir vivre leur foi en paix? La gauche a souvent choisi la voie du compromis, la voie de l’apaisement, plutôt que de s’opposer fermement à cette haine institutionnalisée.

Lorsque nous avons dénoncé la négrophobie, qu’il s’agisse des discriminations quotidiennes ou de ces horribles mascarades que l’on ose encore appeler «folklore», où étaient ces voix de la solidarité ? Nous nous sommes retrouvés bien seuls dans cette lutte pour notre dignité. Il est facile de parler de lutte contre le racisme dans des termes généraux, mais il est bien plus difficile de s’opposer aux manifestations spécifiques de ce racisme, qu’elles soient légitimées par l’État et ses institutions.

Et que dire des questions religieuses comme l’abattage rituel et le port du voile ? Nos pratiques religieuses ont été attaquées, contrôlées, régulées par des lois et des décrets qui n’ont eu pour effet que de marginaliser davantage nos communautés. Ces attaques contre nos droits religieux sont des attaques contre notre identité, contre notre existence même. Mais encore une fois, la gauche a souvent préféré se taire, ou pire, se ranger du côté des oppresseurs au nom d’un supposé «universalisme» qui n’est en réalité qu’un autre nom pour l’assimilation forcée.

Minette Carole Djamen Nganso

Les questions migratoires sont un autre terrain où la gauche a montré ses limites. Nos frères et sœurs, fuyant la guerre, la pauvreté, les catastrophes, sont traités comme des indésirables, parqués dans des camps, renvoyés de force, criminalisés pour avoir cherché refuge. La militarisation des frontières, les politiques de refoulement, les naufrages en Méditerranée ne sont pas des tragédies isolées, mais les conséquences directes de politiques d’État racistes et xénophobes. Et pourtant, la gauche, celle qui prétend défendre les opprimés, a souvent été complice par son silence, par son incapacité à proposer des alternatives véritablement humanistes.

Enfin, et surtout, il y a la Palestine. La Palestine, ce symbole mondial de la lutte contre l’oppression, ce peuple qui continue de résister avec courage et dignité face à une occupation brutale et illégitime. Nous avons appelé à la solidarité, nous avons crié notre soutien à la résistance légitime du peuple palestinien. Mais là encore, les réponses ont été tièdes, conditionnelles, incomplètes. La gauche, trop souvent, s’est perdue dans des discours ambigus, refusant de prendre position fermement contre l’occupation, contre l’apartheid, préférant adopter des positions «équilibrées» qui ne font que renforcer le statu quo.

Toutes ces absences, ces faiblesses, ces compromis ont des conséquences. La fascisation de l’Europe n’est pas un phénomène nouveau, elle n’est pas le produit d’un malheur soudain. Non, elle est le résultat de décennies de compromission, de renoncements, de négligences. Les graines du fascisme ont été semées depuis longtemps, et au lieu de les arracher, au lieu de les combattre, elles ont été laissées en friche, entretenues, parfois même nourries par ceux qui auraient dû les détruire.

Mais il est encore temps de résister, il est encore temps de dire non. Non à la complicité, non à l’inaction, non à la trahison de nos luttes. Nous devons construire un front uni, un front du Sud ici dans le Nord, qui porte la voix des opprimés et refuse de se plier aux compromis qui trahissent notre cause. Car notre lutte est juste, et elle est urgente.

C’est ici que se pose une question fondamentale : Quel sens donner au “non-alignement” dans ce Bandung du Nord ?

Le non-alignement que nous prônons n’est pas un retrait, ce n’est pas une abstention, ce n’est pas un refus de prendre parti. Bien au contraire, être non-aligné aujourd’hui, dans le contexte européen et mondial actuel, c’est refuser les compromissions qui affaiblissent nos luttes. C’est choisir le camp de la justice, de la vérité, et de la solidarité avec les opprimés. Dans ce Bandung du Nord, être non-aligné signifie être contre l’islamophobie, contre la négrophobie, contre le racisme d’État sous toutes ses formes. C’est être anti-impérialiste et anti-sioniste, car nous reconnaissons que ces forces sont au cœur des oppressions que nous combattons.

Être non-aligné, c’est comprendre que le «non-alignement» ne signifie pas une neutralité complaisante ou un refus de choisir un camp. C’est un engagement actif, une position de résistance, un refus catégorique de collaborer avec les structures et les idéologies qui perpétuent l’injustice. Nous refusons de nous aligner sur les discours qui relativisent la souffrance de nos communautés, qui minimisent l’impact de l’impérialisme, qui ferment les yeux sur les injustices perpétrées par l’État d’Israël contre le peuple palestinien.

Le non-alignement que nous défendons est une posture de lutte, une posture de refus radical. Nous nous tenons aux côtés de ceux qui subissent les politiques impérialistes et néocoloniales, qu’il s’agisse des peuples en lutte contre les occupations militaires, des migrants cherchant refuge, ou des minorités opprimées par des régimes racistes. Ce non-alignement est notre force, car il est la preuve que nous ne cédons pas aux pressions, que nous ne plions pas devant les menaces, et que nous ne faisons pas de compromis sur les principes fondamentaux de justice et de dignité humaine.

Chères sœurs, chers frères, Chers camarades, 

Ce non-alignement est l’expression la plus pure de notre engagement. Il est le signe que nous avons compris que la lutte pour la justice ne peut se permettre de compromis, qu’elle ne peut se permettre de silence ou de demi-mesures. Il est le symbole de notre détermination à combattre le fascisme, le racisme, l’impérialisme, et toutes les formes d’oppression qui continuent de ravager nos vies et celles de nos frères et sœurs à travers le monde.

Alors, continuons à porter haut les valeurs de ce non-alignement. Continuons à lutter pour nos droits, pour notre dignité, pour la justice. Ce combat est difficile, il est long, mais il est essentiel. Et c’est ensemble, dans l’unité, dans la solidarité, que nous pourrons le gagner.

Ensemble, nous devons continuer de dénoncer ces façades trompeuses, ces récits faussement bienveillants. Nous devons faire face aux vérités que beaucoup veulent ignorer. Nous devons rendre visible l’invisible et organiser la résistance. Parce qu’en fin de compte, nous sommes des millions, et ensemble, nous sommes forts.

Encore une fois, je vous remercie pour votre engagement. Merci à vous tous d’être ici, de partager cette lutte, de partager cet espoir d’un avenir meilleur. Ensemble, nous briserons les chaînes du fascisme. Ensemble, nous construirons un avenir où la justice et la dignité prévaudront.

Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 29 septembre dans le la panel intitulé Quel sens donner au non alignement dans un Bandung du Nord.

Les photos ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD).