26 Oct Quel sens le non alignement peut-il donner au panafricanisme dans un Bandung du Nord?
Par Amzat Boukari-Yabara
Publié le 28 octobre 2024
Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici l’intervention d’Amzat Boukari-Yabara dans le panel intitulé « Quel sens donner au non alignement dans un Bandung du Nord ».
Au moment des indépendances autour de 1960, les États-Unis ont voulu que les nouveaux pays africains indépendants les rejoignent dans la lutte contre le communisme en leur imposant des alliances militaires pour entourer le camp soviétique, dans le cas notamment de l’OTAN. Plusieurs pays africains ont refusé d’intégrer le pacte militaire par crainte de se trouver impliqués dans la guerre froide, mais ils se sont en revanche alignés sur les institutions économiques et diplomatiques occidentales. Quelques pays ont tenté de maintenir un refus d’intégrer la logique bipolaire en s’appuyant effectivement sur les principes édictés par la conférence de Bandung.
Les principales figures qui vont mener le non-alignement sont alors la Yougoslavie de Tito, le Ghana de Kwame Nkrumah, l’Égypte de Gamal Abdel Nasser, l’Inde de Nehru et l’Indonésie de Sukarno. Ces dirigeants vont s’accorder pour fonder le non-alignement sur une ligne commune par rapport à un certain nombre de critères qui concernent l’anti-impérialisme et l’anticolonialisme, l’assistance et les bénéfices mutuels dans le cadre des relations économiques et des coopérations commerciales, l’antimilitarisme à travers l’absence de bases militaires étrangères et le respect mutuel de la souveraineté de chaque pays non-aligné. Ce sont ces critères, et quelques autres, qui sont à garder à l’esprit lorsque nous parlons du non alignement que nous essayons de voir comment lui donner un sens dans le cadre du Bandung du Nord.
Ici, je m’appuierai principalement sur la manière dont le panafricanisme, qui est un mouvement qui existe aussi bien au Nord qu’au Sud, et qui découle notamment de la vision de Kwame Nkrumah, constitue dans le cadre d’un Bandung du Nord, un outil ou une piste pour construire nos luttes de manière solidaire. La réalité politique concrète est l’existence en Afrique de luttes frontales avec le néocolonialisme et l’impérialisme avec la réémergence d’un panafricanisme de combat.
Au moment de son élection à la présidence de la République du Sénégal en mars dernier, le président Bassirou Diomaye Faye a indiqué dans sa déclaration de foi qu’il avait pour ligne idéologique le « panafricanisme de gauche ». Dans les semaines suivantes, je me suis permis d’expliquer ce que signifie, selon moi, le « panafricanisme de gauche » sur le plan de l’histoire des idées. En m’appuyant notamment sur la révolution haïtienne qui est à la fois la première décolonisation de l’histoire de France, le point de naissance du panafricanisme, et le premier projet néocolonial de l’Occident, j’ai expliqué en quoi la notion de « gauche », si elle est liée à l’histoire de la révolution française, et plus généralement à l’histoire du paysage politique français, n’est pas une propriété intellectuelle de la France.
Autrement dit, ce que je décris dans le « panafricanisme de gauche » n’est pas un alignement du panafricanisme sur la politique de la « gauche » notamment française mais une rupture originelle du panafricanisme avec la gauche française qui est incapable, depuis sa naissance, de penser clairement sa propre décolonisation. Ce travail de penser sa propre décolonisation nécessiterait que la gauche française, ou eurocentrée, s’applique ce que Amilcar Cabral appelait le « suicide de classe » : renoncer à ses privilèges pour renaître avec le peuple. J’ai rappelé que le projet de la colonisation française qui se déploie bien après l’indépendance d’Haïti, a aussi été porté par des hommes de gauche, qu’il existe un racisme produit par la gauche, et que le panafricanisme est un mouvement de libération antiraciste qui ne peut pas être aligné sur un courant qui a nié la liberté des peuples africains ou une idéologie qui a considéré, au nom du progrès et du développement, que les peuples colonisés devaient se soumettre à la mission civilisatrice.
Cette clarification autour du « panafricanisme de gauche » m’a permis de souligner le fait que le panafricanisme est un mouvement de résistance et de libération qui est né dans les cales des bateaux négriers qui faisaient la traversée des côtes africaines aux côtes américaines ; que le panafricanisme a poursuivi sa maturation dans le sang et la sueur des esclaves travaillant dans les plantations de canne ou les champs de coton d’Haïti ou du sud des Etats-Unis, que le panafricanisme s’est intellectualisé dans des conférences et des congrès à Londres ou à Paris, et enfin s’est matérialisé dans le contexte des luttes d’indépendance des pays du Sud, de l’Afrique, et dans des mobilisations au sein des masses noires des différentes métropoles coloniales du Nord. C’est ainsi que Montréal a été, par exemple en 1968, le théâtre de conférences, de rencontres et de mobilisation autour du Black Power, autour du panafricanisme, autour des mouvements de libération.
Autrement dit, le panafricanisme est né dans les souterrains du Nord global, et il constitue une contre-histoire de l’Occident. Il constitue un décentrement de l’histoire écrite par l’Occident. Il constitue un élément de reconnexion avec les identités africaines, de déconnexion de l’eurocentrisme, et de réalignement du sujet africain dans son histoire. Le panafricanisme est un mouvement de résistance de peuples africains voulant se libérer de la suprématie blanche et un mouvement de libération du système économique impérialiste qu’est le capitalisme. Il s’agit de penser la libération du territoire d’origine qu’est l’Afrique, mais de penser aussi la libération de celles et ceux qui sont au cœur du système d’oppression, qui sont comme nous, dans le ventre de la bête. La dimension tragique du panafricanisme est ensuite de savoir ce que les hommes et les femmes qui se sont libérés vont faire de leur liberté. Et c’est en ça que le panafricanisme exige que celles et ceux qui se libèrent aillent libérer d’autres qui sont encore enchaînés, ou que tant qu’un peuple est encore sous la domination coloniale, alors nous sommes tous sous la domination coloniale.
L’organisation à laquelle j’appartiens, la Ligue Panafricaine – UMOJA, et que je préside depuis décembre 2021, est implantée à la fois dans le Nord et dans le Sud, c’est-à-dire en Europe et en Afrique, en Amérique du Nord et dans la Caraïbe. Cela impose de gérer en interne des différentiels de situation, ou même des différentiels de pouvoir qui font que les militants établis dans le Nord peuvent avoir l’impression de disposer d’un pouvoir plus grand que les militants établis dans le Sud, alors qu’ils appartiennent à la même et unique organisation. Il faut donc penser le non-alignement au sein même de notre organisation pour que l’expression publique soit en phase avec le fonctionnement interne, ou plutôt pour ne pas reproduire en son sein la relation Nord-Sud.
La consigne pour nos militants nordistes, sera par exemple de ne pas collaborer avec des forces ou des structures occidentales dont les politiques iraient à l’encontre des causes défendues par nos militants sudistes. La consigne pour nos militants sudistes sera de refuser les mécanismes de corruption ou de prédation produits par des structures nordistes présentes dans le Sud ainsi que par des forces locales néocoloniales. Je pense globalement aux structures occidentales dont la ligne de fond ne prône pas véritablement l’émancipation des peuples du sud par leur propre lutte pour l’autodétermination, mais plutôt une libération qui serait pensée depuis le Nord, selon les schémas, les intérêts et les agendas nordistes.
Il s’agit, principalement, d’établir un cordon de sécurité idéologique face à l’impérialisme social des ONG très présentes dans le Sud mais dirigées depuis le Nord, face à l’impérialisme économique des multinationales qui disposent de fondations ou d’autres relais dits caritatifs, et face aux forces politiques qui, au Nord comme au Sud, fonctionnent dans une asymétrie néocoloniale ou françafricaine. Notre non-alignement doit analyser comment les dominations produites dans le nord trouvent leur continuité ou leur équivalence dans le sud. Dans bien des cas, les forces dominantes au pouvoir dans les pays africains sont les relais des forces hégémoniques de l’ancienne puissance coloniale mais les forces résistantes dans les pays africains ne sont pas assez connectées aux forces africaines résistantes sur le territoire de l’ancienne puissance coloniale.
Les façades sympathiques de la Belgique et du Canada sont des constructions qui permettent à ces pays de s’inscrire dans une communauté internationale en quête de nations « exemplaires » en matière de droits humains. Pourtant, comme le montre l’analyse des structures raciales dans ces deux pays, cette image cache des dynamiques de racisme d’État qui touchent les populations autochtones, les communautés afrodescendantes, et d’autres minorités racialisées. Je vous dis tout cela non pas pour vous accabler, mais pour que nous soyons unis dans cette lutte mondiale. La lutte contre le racisme d’État en Belgique est la même que celle que vous menez ici au Canada. Nos histoires sont liées par ce même fil colonial, cette même oppression, et nos victoires seront partagées.
Pour donner un sens au non-alignement pour nous qui agissons depuis les pays du Nord, la logique serait de nous aligner justement sur les luttes des peuples du Sud. Nous ne pouvons pas nous aligner sur des causes ou des luttes dans les pays du Nord qui ne tiennent pas compte des conséquences pour les pays du Sud. Le non-alignement nécessite de conserver une liberté de parole et de décision, une indépendance face aux forces politiques du Nord qui voudraient préempter nos luttes. Je pense notamment à la manière dont les politiques de recolonisation essaient de récupérer les idées panafricanistes ou les thèses décoloniales pour les vider de leur substance et les intégrer à l’agenda néolibéral.
Sur ce point, nos organisations ne peuvent pas tenir sans la construction d’une indépendance économique qui fonde une autonomie politique et donc une politique de non-alignement. Le boycott des produits de la colonisation est sans doute une arme qui peut être encore plus et mieux exploitée. En effet, assumer notre non-alignement suppose, d’une part, que nous restions vigilant sur les vices possibles de l’économie solidaire, qui est parfois un masque du capitalisme, et d’autre part, que nous refusions de concurrencer l’économie de marché capitaliste. L’expérience historique et la survie de nos résistances dans les pays du Nord tient au fait qu’un certain nombre de figures, notamment africaines et caribéennes, ont montré la nécessité de nous organiser dans les pays du nord sans compromission.
En effet, les forces politiques du Nord, qu’elles aient un volet socialiste ou un historique dans l’anticolonialisme, sont de plus en plus confrontées à des questions venant de la colonialité du pouvoir qui montrent les limites de leur ligne idéologique. En tant que force politique panafricaine ou force politique décoloniale, nous avons une légitimité et même une expertise sur certaines questions que ne possèdent ni les forces dites socialistes ni les forces anticolonialistes occidentales. La préservation de cette légitimité peut justifier notre non alignement. Autrement dit, en refusant de nous aligner, nous refusons de servir de caution.
Le non-alignement n’est pas le « ni gauche, ni droite » qui définit le rejet du système bipartisan. Le non-alignement n’est pas non plus le « à la fois et en même temps » qui définit l’ultracentre néolibéral du président français Emmanuel Macron. Le non-alignement est en réalité une position où nos forces politiques s’alignent sur un système juste qu’elles ont-elles-même défini et construit, contre un système injuste. Une position où nos forces politiques refusent l’injonction bushiste du « si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous ». C’est le refus de se faire positionner sur l’échiquier politique sans notre consentement. C’est le refus de servir de caution, de bouc-émissaire, d’alibi ou de fantasme à un système manichéen qui appartient au passé. Notre non-alignement ne peut pas être une position de confort ou une position de convenance entre des forces d’un socialisme sans dents et les cris d’un anticolonialisme en manque de souffle. Nous ne pouvons pas être les tirailleurs des forces progressistes du Nord.
En revanche, nous avons la clé, par la position sociale des membres de nos communautés, c’est-à-dire un statut d’immigré·e·s ou de néocolonisé·e·s, d’exploité·e·s ou de prolétaires, la clé de la confrontation hostile entre le travail et le capital au niveau international. Notre non-alignement ne peut avoir un sens que s’il dispose de cette base sociale pour travailler un horizon qui rapproche les Nords et les Suds autour d’une éducation politique commune, qui doit donc être, dans mon cas, au minimum un panafricanisme de libération, idéalement décoloniale, fondamentalement anti-impérialiste et porteur d’une politique de réparations.
Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 29 septembre dans le la panel intitulé Quel sens donner au non alignement dans un Bandung du Nord?.
Les photos ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD).