La parole aux négresses – Extrait

Par Awa Thiam
Publié le 10 février 2025

Parue au printemps dernier, la réédition de La parole aux négresses aux Éditions Divergences est sortie sans bruit au Québec. Originalement publié en 1978, cet ouvrage donne une voix aux femmes de Côte d’Ivoire, de Guinée, du Mali, du Ghana et du Nigeria qui témoignent, entres autres, librement de polygamie, d’excision et de blanchiment de la peau. Ces témoignages soutenus par l’analyse de Thiam forment ce qui peut être considéré comme un ouvrage fondateur du féminisme africain. La publication de cet extrait est un avant-goût des idées d’Awa Thiam qui seront discutées dans le cadre d’un hommage-lancement du livre le 20 février prochain à Sherbrooke. – A.B. et O.T.

Des mots de négresses

Prise, réappropriation ou restitution de la parole ? Longtemps les Négresses se sont tues. N’est-il pas temps qu’elles (re)découvrent leur voix, qu’elles prennent ou reprennent la parole, ne serait-ce que pour dire qu’elles existent, qu’elles sont des êtres humains – ce qui n’est pas toujours évident – et, qu’en tant que tels, elles ont droit à la liberté, au respect, à la dignité ?

Les Négresses ont-elles déjà pris la parole? Se sont-elles déjà fait entendre ? Oui, quelquefois, mais toujours avec la bénédiction des mâles. Leur parole n’avait rien alors d’une parole de femme. Elle ne DISAIT pas la femme. Elle ne disait ni ses luttes ni ses problèmes fondamentaux. Jadis, des Négro-Africaines ont eu leur mot à dire quand il fallait prendre des décisions de grande importance. Que l’on se souvienne de Zingha, amazone et guerrière, première résistante à la colonisation portugaise de l’Angola au xviie siècle ou d’Aoura Pokou, reine des Baoulés.

Les femmes ont à se réapproprier la parole, la vraie. Cela ne se fera pas sans mal, car les privilégiés qui en font usage – les mâles – tiennent à la garder. Auraient-ils pressenti un danger en prenant conscience de l’ampleur des mouvements de libération des femmes actuels. En tout cas, ils réagissent. Ils mettent les femmes en garde; ils les menacent. Pour preuve : les propos tenus par le premier ministre du Sénégal, Abdou Diouf, lors de la première journée de la femme sénégalaise en mars 1972 : « Vous avez refusé la tentation d’un féminisme agressif et stérile consistant à vous poser en rivales envieuses et complexées de l’homme…»

Le procès du féminisme est fait. Qu’Abdou Diouf perçoive le féminisme comme quelque chose d’agressif n’a rien d’étonnant, mais qu’il le perçoive comme stérile prouve qu’il n’a rien compris et/ou qu’il ne veut rien comprendre. Agressif, le féminisme ne l’est que d’agressivité révolutionnaire. Et, parce que révolutionnaire, il ne peut être stérile. En clair, ce qui apparaît à travers cette citation et qui n’est pas dit, c’est: «Refusez la tentation du féminisme…»

Après cette injonction, le premier ministre sénégalais poursuit: «… pour vous poser noblement en partenaires égaux. » Abstraction faite de toute considération morale, on aurait souhaité savoir en quoi consiste cette égalité. Comment elle se traduit concrètement: par la nomination de quelques femmes députés, par l’accès d’une infime minorité d’entre elles à la fonction publique, par le droit absolu d’exploiter et de surexploiter sa ou ses épouses, ou par la polygamie instituée au détriment des femmes? Par une inégalité des chances à l’instruction (refus d’octroi de bourses à des élèves et étudiantes, même du troisième cycle, dont la situation l’impose). Les chiffres de l’UNESCO sur l’alphabétisation des filles en Afrique noire sont fort éloquents à cet égard. Et la paysanne des rizières casamançaises au Sénégal est-elle considérée comme une partenaire égale par «son homme » ou par les autres mâles sénégalais ? À quoi équivaudrait pareille égalité? À un renversement de pouvoir? Non. Ce n’est pas cela que veulent à l’heure actuelle les Négro-Africaines. Elles désirent une égalité de fait, en droits et en devoirs.

Les Négro-Africains se sont longtemps complu, se complaisent encore à mystifier les Négro-Africaines. Il faut que cette campagne mystificatrice cesse. Les problèmes de la Négro-Africaine ont toujours été escamotés, déplacés dans sa société et cela, soit par les tenants du gouvernement, soit par les intellectuels réactionnaires ou pseudo-révolutionnaires.

Il n’est plus question de faire abstraction de ces problèmes sous quelque prétexte que ce soit, et encore moins celui qu’on nous oppose le plus souvent: la libération des peuples noirs est de loin plus importante que celle des femmes. Au risque de nous répéter, nous disons que vouloir se poser en tant que race, avec des caractéristiques spécifiques, face à d’autres races, ne doit nullement conduire à faire table rase de la condition déplorable de la Négro-Africaine. Nous allons au-delà du problème racial puisque nous nous situons, non seulement en tant que Négresses, Négro-Africaines, mais aussi en tant qu’éléments appartenant à l’humanité, abstraction faite de toute considération ethnique. De cette humanité nous ne retenons que l’existence de classes sociales et de deux catégories d’individus: les hommes et les femmes, ceux-ci et celles-ci existant dans un rapport antagonique de dominants à dominés.

Mais, ce n’est pas tout. On a, ou plutôt les hommes ont souvent ramené le problème de la femme à un problème de complémentarité. Qui définit cette complémentarité ? Les hommes qui nous l’imposent. Cette complémentarité est érigée en système, permettant de cautionner toutes les oppressions et exploitations que le système patriarcal fait subir à la femme en tant que sexe, tant au niveau du couple qu’au niveau de l’organisation du travail. Ne serait-elle pas non seulement à remettre en question, mais aussi à RE-DÉFINIR?

N’est-il pas temps que les Négresses se donnent l’impérieuse tâche de prendre la parole et d’agir? Ne faut-il pas qu’elles s’en octroient le droit, exhortées, guidées non par les chefs de gouvernements fantoches patriarcaux, mais par le vif désir de mettre fin à leur misérable condition de force productive et de reproductrices, surexploitées par le capital et le patriarcat?

Prendre la parole pour faire face. Prendre la parole pour dire son refus, sa révolte. Rendre la parole agissante. Parole-action. Parole subversive. AGIR-AGIR-AGIR, en liant la pratique théorique à la pratique-pratique.

Mais qui sont les Négresses ? On a beaucoup écrit sur elles et sur leurs coutumes. Rares sont les auteurs qui en ont parlé avec objectivité. Les Nègres à qui il a été donné la possibilité d’écrire sur l’Afrique noire, sur la civilisation négro-africaine, se sont sinon détournés de la Négresse, du moins s’en sont fort peu préoccupés. Et quand ils s’intéressaient à elle, c’était pour la louer, la chanter en tant que beauté, «féminité», «objet sexuel», muse et mère souffre-douleur, ou pour faire une analyse de ses rapports avec le Blanc et le Nègre, ou son procès et la reléguer au rang de la sauvagerie.

Chantée et louée, elle le fut par les chantres de la négritude. Psychanalysée, elle le fut partiellement – dans son rapport au Blanc et à son congénère – entre autres par Frantz Fanon. Abusée, condamnée et/ ou méconnue, elle le fut, par les colons, les néocolons, et par la plupart de ses frères nègres. Mais à quoi cela sert-il d’écrire sur la femme noire si par là même, nous n’apprenons pas qui elle est réellement. Il appartient aux Négresses de rétablir la vérité.

Pour tenter de saisir la Négresse et, plus précisément, la Négro-Africaine, dans son existence et sa vérité, car c’est d’elle qu’il s’agit ici, nous avons décidé de nous mettre à son écoute en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Mali, au Sénégal (États francophones), au Ghana, au Nigeria (États anglophones) en lui donnant la parole. Faut-il entendre par là qu’elle ne l’a pas ? Il est reconnu que, dans les sociétés patriarcales, la femme n’a pas son mot à dire. Subissant une polygamie institutionalisée, mariées de force, excisées, infibulées ou non, les Négro-Africaines, quand elles n’ont pas d’activités rétribuées, s’adonnent, selon leur appartenance à telle ou telle ethnie, à l’agriculture (riz, coton, mil, arachide…) et remplissent les tâches ménagères. Celles-ci sont à l’heure actuelle infiniment lourdes. Ne faisant pas usage d’appareils spécifiques à la société de consommation qui puissent la décharger un tant soit peu, la Négro- Africaine type passe un temps très long à les accomplir. Ces travaux sont pénibles à exécuter. C’est le cas du pilage du mil, de la préparation du cous- cous à base de farine de mil, du ramassage du bois mort pour le feu, de la préparation des mets, de la lessive… La Négro-Africaine moyenne ne connaît ni la cuisinière, ni le réfrigérateur, ni les «Moulinex» et autres appareils ménagers.

Confrontée à des problèmes qui l’écrasent, quelles peuvent être les possibilités d’action de la Négro-Africaine ?

Tout d’abord il faut se débarrasser du mythe du matriarcat dans les sociétés négro-africaines. Si le fait de décider en partie ou entièrement des mariages des enfants et/ou de régler les travaux ménagers et l’entretien de leur foyer peut être assimilé à un pouvoir de la femme, c’est là une grave erreur. Même erreur si on assimile système matrilinéaire à matriarcat. Quand une femme n’a que le droit de ne pas avoir de droits, elle n’a aucun droit.

Elle n’a pas de pouvoir réel, mais un pseudo-pouvoir. Dans la mesure où elle ne gêne pas son mari, elle peut agir. Dans la mesure où elle ne gêne pas le système capitaliste, elle peut exister. Donc, ce qu’elle peut croire être du pouvoir n’est qu’illusion. Les grandes décisions appartiennent à l’homme, sans que la femme y soit associée. Le Nègre, en Afrique noire, dispose non seulement de sa vie mais aussi de celle de sa femme. Cela prévaut surtout dans les sociétés islamisées où « la femme ne peut aller au paradis que par l’intermédiaire de son mari », autrement dit : seulement parce qu’elle aura fait le bonheur de celui-ci.

La Négro-Africaine est-elle d’accord ou non? Se complaît-elle dans une telle situation ? Se révolte-t-elle? Consent-elle, aveugle, à ce que «Dieu-son-mari» décide? C’est aussi ce que nous tenterons de savoir, en nous mettant à l’écoute de nos sœurs négro-africaines, fût-ce pour un laps de temps trop court, pour apprendre à les connaître, ne serait-ce que partiellement, et par-delà elles, à nous connaître un peu nous-mêmes.

Leurs paroles sont ici rapportées sous forme d’interviews dont nous avons sélectionné celles qui nous ont paru les plus significatives.

Que ceux qui s’attendent à des discours féministes se détournent de la lecture de cette étude. Ce sont des Négro-Africaines qui parlent. Elles s’expriment avec simplicité, exposent leurs problèmes. De leur discours se dégagent le vécu de leurs rapports à l’homme et leur vécu quotidien dans leur société. Expériences heureuses et/ou malheureuses: des mots et des maux de Négresses.

L’analyse qui en découle, bien que théorique, n’est en rien exhaustive. Que cette étude suscite des critiques ou des suggestions, elles n’en seront que bienvenues et enrichissantes pour d’autres travaux.

Féminisme et révolution

Alors que des femmes des pays industrialisés concentrent leurs efforts entre autres sur la recherche et la création d’un discours typiquement féminin, l’Afrique noire et ses filles en sont, elles, au stade de la recherche de leur dignité, de la reconnaissance de leur spécificité d’êtres humains. Cette spécificité leur a toujours été refusée par les Blancs colonialistes ou néo-colonialistes et leurs mâles nègres. Il suffit de jeter un bref coup d’œil sur l’histoire pour s’en rendre compte. Qu’a été l’Afrique aux xve et xvie siècles? Le terroir où l’on puisait cette marchandise humaine, l’« or noir » de l’époque : les esclaves, éparpillés en Amérique et aux Antilles.

Il ne s’agit point de dire «Sœurs négresses faites attention ! La lutte des femmes des pays industrialisés n’est pas la nôtre», mais tout simplement de rappeler, quoique certaines en soient conscientes, que notre lutte à nous, Négresses, ne se situe pas toujours au même niveau que celle des femmes européennes. Nos revendications primordiales ne sont pas les mêmes.

En Afrique noire sévissent la polygamie institutionnalisée, les pratiques mutilatoires sexuelles, les mariages forcés, les fiançailles d’enfants… Il est vrai, par ailleurs, que les femmes noires ont à combattre les mêmes fléaux que leurs sœurs européennes. Il s’agit cependant de distinguer deux niveaux de l’exploitation et de l’oppression des femmes:

— Celui où l’exploitation et l’oppression sont subies sans être comprises par celles qui en sont les victimes, c’est le cas de bien des Négro-africaines traditionalistes ou non.

— Celui où l’exploitation et l’oppression sont subies, comprises partiellement ou totalement théorisées – et débouchent parfois – sur des mouvements de libération des femmes tel que c’est le cas aux U.S.A. et en Europe.

Mais une mise au point s’impose.

Des féministes européennes ont souvent comparé l’oppression et l’exploitation des femmes à celles des Noirs aux U.S.A. ou en Afrique noire. C’est ainsi que dans le message envoyé par Kate Millett aux organisatrices des «Dix heures contre le viol», l’on pouvait lire: «Le viol est aux femmes ce que le lynchage est aux Noirs.» Tout se passe comme si une identification – femmes/Noirs (en tant qu’êtres opprimés) et viol/lynchage pouvait avoir lieu. C’est là une méprise. Comparons des choses comparables. Une égalité terme à terme entre femme et Noir ne saurait être justifiée. On peut être de sexe féminin et de race noire. Si le viol est aux femmes ce que le lynchage est aux Noirs alors qu’en est-il du viol des femmes noires par des hommes noirs? Il est nécessaire, pour dissiper toute l’ambiguïté de la phrase de Kate Millett, de préciser qu’il s’agit de femmes blanches, ce qu’elle ne fait pas. Auquel cas, l’identification préalablement soulignée demeure mais ne se justifie guère. Où – dans tout cela – se situe la femme noire? Des féministes européennes qui se complaisent à faire cette égalité erronée: problème ou situation des femmes (il faut entendre blanches même si elles ne le disent pas) = situation des Noirs, ne semblent pas le savoir. Tout comme celles qui disent que «les femmes sont les Noirs de l’humanité». Que ou qui sont alors les Noires, les Négresses ? Les Noires des Noirs de l’humanité?

On eut dit que les Négresses n’existaient pas. En fait, elles se trouvent ici niées par celles-là mêmes qui prétendent lutter pour la libération de toutes les femmes.

Ces extraits sont tirés de l’ouvrage La parole aux négresses d’Awa Thiam aux Éditions Divergences. Le premier extrait est tiré de l’introduction (p.29-34), alors que le deuxième est dans la troisième partie (p.161-162). 

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