Incursion dans la nouvelle mouvance autonome

Par SAMUEL LAMOUREUX
Publié le 22 février 2022

Qu’est-ce que la nouvelle génération des autonomes italiens a à nous apprendre sur la question du travail ? En quoi l’apparition du capitalisme de plateforme reconfigure-t-elle la place du travail dans nos vies, mais aussi celle du salaire et de la séparation entre vie privée et vie publique ? Les vieilles préoccupations autonomes – le travail domestique, la composition de classe, la spontanéité de la révolte ouvrière – sont-elles encore d’actualité ? Je propose ici un petit résumé de trois articles récents qui pourra susciter de l’intérêt pour cette nouvelle génération qui reste toujours à l’ombre des « grands auteurs » (Hardt, Negri, Virno, Lazzarato, etc…). J’espère que leur recherche pourra nous inspirer à maintenir et même à relancer la richesse intellectuelle de ce mouvement. – SL

Gold Soundz, Galaxie 500

Plateformes numériques et formes de résistance à la subjectivité précaire
de Daniela Leonardi, Emiliana Armano et Annalisa Murgia1

Les autrices Daniela Leonardi (Turin), Emiliana Armano (Milan) et Annalisa Murgia (Milan) collaborent toutes pour le projet de recherche « Coresearch Today », un projet qui vise à réactiver la méthode de corecherche (coricerca) dans le monde universitaire, et particulièrement en sociologie du travail. La corecherche, parfois aussi appelée contrerecherche, est essentiellement une méthode de recherche participative visant à produire un savoir qui favorise l’émancipation des travailleurs et des travailleuses.

Romano Alquati, l’un des fondateurs de la première vague marxiste autonome, ou opéraïste, avait participé à ce mouvement en réalisant plusieurs enquêtes ouvrières dans l’usine FIAT de Turin dans les années 19602 et début 1970. Les trois autrices s’en inspirent en effectuant cette fois-ci une enquête sur les livreurs et les livreuses à vélo de l’application Foodora dans cette même ville. On voit dès le départ toute la richesse de ce travail : s’inscrire dans une lignée qui analyse la subjectivité politique des travailleurs et des travailleuses de Turin depuis plus de cinquante ans.

Ce texte, au final, pointe du doigt deux choses : les plateformes entretiennent d’abord une nouvelle forme d’exploitation. Elles renforcent le contrôle des gestionnaires, elles imposent un phénomène de connexion permanente mais aussi de traçabilité extrême dans le sens que les trajets des livreurs et des livreuses sont tracés en temps réel et une simple déviation d’une course peut susciter une forme de pénalité pour ceux et celles-ci.

Or les plateformes, et cela ne surprendra pas les initiés à la pensée marxiste autonome, peuvent également provoquer de nouvelles formes de résistance. Les autrices racontent par exemple la création du groupe « Foodora remboursement dommages » sur un réseau social, un groupe qui visait à faire pression sur les responsables de la plateforme pour que ceux et celles-ci remboursent les frais de manutention des vélos. Cette première socialisation en a fomenté d’autres ou finalement les livreurs et les livreuses se sont servis des moyens technologiques pour entrer en contact, discuter et créer des stratégies de résistance. Cela fait dire aux autrices que les algorithmes sont « des champs de bataille »3.

Gold Soundz, Galaxie 500

Puritanisme sexuel et capitalisme numérique
entrevue avec Susanna Paasonen, Kylie Jarrett et Ben Light4

Les nouvelles perspectives féministes s’inspirant de l’autonomie italienne sont extrêmement foisonnantes, et je crois que cette entrevue avec Susanna Paasonen (Turku, Finlande), Kylie Jarrett (Maynooth, Irlande) et Ben Light (Manchester, Angleterre) peut en donner un aperçu très stimulant. Paasonen s’intéresse à la pornographie et surtout à comment cette industrie est transformée en une économie qui dépend du travail à la tâche (gig economy). À la manière de Casilli dans son livre En attendant les robots, celle-ci décrit le « sale boulot » de la culture numérique, notamment la montée du travail de modération qui doit être effectué par le travail affectif des travailleuses du sexe. De manière générale, Paasonen s’intéresse à comment la culture du web requiert la production d’affects, mais aussi comment les grandes plateformes capitalisent sur ce travail affectif.

Ce dernier argument nous mène aux recherches de Jarrett sur le travail domestique numérique (ce qu’elle nomme le digital housework). Les premières féministes autonomes avaient bien décrit comment les femmes étaient impliquées dans le travail du soin et donc dans la reproduction de la force de travail. Eh bien, pour Jarrett, ce travail gratuit se perpétue de plusieurs façons dans la sphère numérique. Premièrement, des femmes passent un temps considérable à entretenir leurs communautés en ligne : il faut s’occuper de son réseau et entretenir des liens affectifs de qualité. Un grand nombre de femmes vont aussi consacrer beaucoup de temps à signaler différents gestes sexistes ou racistes, un travail qui n’est pas pris en charge par les grandes plateformes. Ces petits gestes sont ensuite agrégés et monétisés sur les marchés publicitaires, aux dépens de celles qui les ont accomplis. Jarrett, au final, argumente en faveur d’une extension du concept d’usine sociale de Tronti : une extension qui incorporerait aussi nos traces numériques.

Pour finir, le travail de Ben light est moins intéressant parce qu’il n’est pas vraiment lié à l’autonomie italienne. Celui-ci a plutôt travaillé sur une approche méthodologique qui permet d’étudier les plateformes comme si celles-ci étaient des assemblages sociotechniques. Son travail pourra intéresser les amateurs de la théorie de l’acteur-réseau ou de la sociologie des controverses5.

Gold Soundz, Galaxie 500

Coresearch and Counter-Research: Romano Alquati’s Itinerary Within and Beyond Italian Radical Political Thought
de Devi Sacchetto, Emiliana Armano et Steve Wright6

Ce texte de Devi Sacchetto (Padoue), Emiliana Armano (Milan) et Steve Wright (Monash Autralie, et auteur de l’excellent livre À l’assaut du ciel) rejoindra davantage ceux et celles qui s’intéressent à la méthodologie mise de l’avant par l’autonomie italienne. Le texte est essentiellement un portrait très détaillé de la méthode de recherche de Romano Alquati, un chercheur qui a été largement oublié après les années 1970, malgré une production intellectuelle foisonnante, et toujours malheureusement très peu traduite.

On apprend d’abord dans ce portrait à quel point la production universitaire d’Alquati a été discréditée par ses collègues au fil des années. Il faut comprendre que les marxistes autonomes étaient des ovnis à l’université : alors que l’analyse du travail était réservée à la sociologie industrielle fonctionnaliste, les marxistes autonomes proposaient plutôt une démarche méthodologique qui s’inspirait à la fois de la théorie critique, mais aussi de la théorisation située (standpoint theory) et de la recherche participative. Il s’agissait d’une critique radicale du positivisme dans le sens que la production de la connaissance était envisagée comme un processus dialogique qui devait créer un nouveau rapport organique entre les intellectuels et les travailleurs et les travailleuses.

Surtout, et c’est peut-être ce qui choquait le plus : Alquati s’intéressait à la subjectivité, mais aussi au désir des travailleurs et des travailleuses. Ceux et celles-ci n’étaient pas considérés comme du capital variable figé, mais bien comme du travail vivant qui pouvait entrer en lutte à tout moment. Le fonctionnalisme, qui considère les grèves comme des dysfonctionnements du système industriel était radicalement rejeté : bien au contraire, les crises faisaient partie intégrante du cycle de composition de classe de la force de travail. La théorie marxiste n’avait également pour Alquati qu’une valeur instrumentale : Marx ne pouvait exister qu’une fois confronté à la réalité dynamique du travail en usine.

Cette rupture épistémologique (epistemological break), à la fois avec le fonctionnalisme, mais aussi avec le marxisme orthodoxe (les premiers autonomes refusaient l’importance du parti d’avant-garde), allait conduire Alquati à une marginalisation croissante dans le monde universitaire. Ce rejet est malheureusement un passage obligé pour les chercheurs et les chercheuses voulant s’inspirer de la mouvance autonome. Des évaluateurs anonymes, et je peux en témoigner personnellement, tenteront à coup sûr de discréditer nos articles en les qualifiant « d’essais » ou bien de « militantisme », ce qui, pour eux et elles, s’opposerait à la « science officielle ». Encore aujourd’hui, il faut se préparer à de telles réactions négatives. Mais surtout, il faut faire comme Alquati : garder le cap, continuer à penser et surtout à s’entraider. Les institutions officielles ne nous donneront rien.

*  *  *

Pour finir, qu’est-ce que ces trois textes nous disent sur la question des enjeux contemporains du travail, ce qui était le point de départ de cet article ? Ils nous disent tout d’abord que le capitalisme de plateforme n’a pas fait disparaître le travail, bien au contraire. Jamais le travail n’a-t-il été autant présent dans nos vies, peut-être même n’avons-nous jamais autant travaillé. Simplement, ce travail est fragmenté, dualisé, invisibilisé, « gratuitisé », même ludifié dans des plateformes qui le transforment en une forme de jeu, ce qui brouille complètement la frontière entre travail et vie privée.

Ces textes nous disent aussi ceci : peut-être que la deuxième vague autonome (Negri, Hardt, Virno…) s’est égarée lorsqu’elle a mis l’accent sur les concepts d’exil et de libération des formes de vie. En effet, à partir des années 1980-1990, les autonomes les plus cités ont majoritairement cessé de se préoccuper du travail pour se concentrer sur les mouvements sociaux spontanés (la multitude) qui tentaient de faire sécession avec le pouvoir pour créer un « communisme immédiat ». Or, comme le dit Allavena dans son livre l’Hypothèse autonome (2020), cette sécession est aussi celle des autonomes avec les classes populaires qui, elles, n’ont jamais cessé de travailler. La nouvelle génération d’auteurs et d’autrices que j’ai présentée dans ce texte a, au contraire, complètement réinvesti les lieux de travail et les perspectives d’émancipation.

Une troisième leçon pourrait être ceci : beaucoup de classes sociales en ce moment sont paralysées par des décennies de cycle de défaites – en langage autonome, on pourrait dire que les classes se sont définitivement « décomposées ». Mais chaque forme institutionnelle du capitalisme apporte ses possibilités de résistance. Les nouvelles plateformes contiennent en elles des potentialités qui peuvent stimuler l’agentivité des travailleurs et des travailleuses. Elles peuvent aussi permettre de se rassembler et de retrouver une forme de commun qui peut stimuler une recomposition de classe. Au moment où j’écris ces lignes, trois autonomes viennent d’ailleurs de publier un livre qui se nomme « Le commun comme mode de production ». Il faudra, en tant que chercheurs et chercheuses critiques, suivre ces perspectives d’émancipation et surtout ne pas se laisser paralyser par le monde universitaire qui n’a rarement été autant colonisé par une apathie généralisée et un pragmatisme d’extrême-centre. Le site web Notes from below, dédié à la renaissance de la Workers Inquiry en Angleterre, peut nous fournir des armes pour nous défendre.


Les illustrations sont tirées de l’oeuvre Galaxie 500 de Gold Soundz.

NOTES


 

1. Daniela Leonardi, Emiliana Armano et Annalisa Murgia, « Plateformes numériques et formes de résistance à la subjectivité précaire », Les Mondes du Travail, 2020, 24-25, p. 71-83.

2. Romano Alquati, « Lutte à la FIAT », Actuel Marx, 2019, 1 (65), p. 155 à 167.

3. Pour aller plus loin concernant ce groupe de recherche : Armano, E., Mazali, T., & Teli, M. (2021), « Pandemic city : hypothèses et interprétations pour une enquête sur les dualismes de l’espace urbain »Cahiers du GRM, publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes, (18).

4. Entrevue avec Paasonen, S., Jarrett, K., Light, B., réalisée par Vörös, F. (2020), « Puritanisme sexuel et capitalisme numérique », Revue française de socio-économie, (2), p. 167-174

5. Pour aller plus loin : Jarrett, K. (2017), « Le travail immatériel dans l’usine sociale : une critique féministe », Politique de l’image (13), 12-25.

6. Sacchetto, D., Armano, E., & Wright, S. (2013), Coresearch and Counter-Research: Romano Alquati’s Itinerary Within and Beyond Italian Radical Political Thought, Viewpoint Magazine, 27 septembre.