Écrire la grève des stages

Par Collectif
Publié le 8 novembre 2021

L’entièreté du collectif de la revue Ouvrage a participé de près à l’organisation de la campagne de 2016-2019 pour la reconnaissance du travail étudiant à travers la grève des stages en s’impliquant au sein des comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE). Pour certain·e·s d’entre nous, la proposition de cette campagne représente la suite logique de nos implications dans les grèves étudiantes antérieures (2005, 2012, 2015) en Outaouais, à Sherbrooke et à Montréal. Pour d’autres, c’est un enthousiasme partagé autour des théories et des pratiques des féministes autonomes italiennes qui a motivé l’implication dans cette lutte étudiante différente de celles qui l’ont précédées.

Le point de départ de la campagne des CUTE est d’ailleurs radicalement différent : les stagiaires, traditionnellement exclues des mobilisations étudiantes, étaient les protagonistes principales. Pendant quelques mois, elles sont devenues les actrices d’une grève offensive pour la rémunération des stages. Hors du radar de la gauche traditionnelle, elles ont mis en grève 60 000 étudiant·e·s et, pour une première fois dans l’histoire du mouvement étudiant québécois, des milliers de stagiaires étaient de la partie. Dès le départ de la campagne, la publication des articles dans le CUTE magazine a servi à l’élaboration des argumentaires, de réflexions stratégiques, de bilans critiques et de débats.

L’écriture d’un livre sur la grève des stages est en quelque sorte l’aboutissement de cette démarche qui s’est voulue « autonome ». Contre la position en surplomb des experts en sociologie, science politique et autre qui analyseront ce mouvement social d’un point de vue extérieur, et contre la position de spectateur que certain·e·s militant·e·s de la gauche traditionnelle ont pris durant cette grève, les personnes qui ont rassemblé et présenté les textes de Grève des stages, grève des femmes : anthologie d’une lutte féministe pour un salaire étudiant ont participé activement à cette lutte étudiante. Avec d’autres, nous avons participé à la définition, l’organisation, l’analyse et l’écriture de la campagne pour la reconnaissance du travail étudiant, dont la rémunération des stages ne représente que la pointe de l’iceberg. Puisque la parole des femmes, comme leurs mobilisations, sont souvent écartées de l’histoire dominante, nous voulions laisser des traces de cette grève qui a représenté pour plusieurs d’entre nous une période stimulante en termes de productions d’analyses et d’expérimentations de mode d’organisation. Cet article propose un extrait adapté de l’introduction du livre paru aux éditions du Remue-ménage en novembre 2021. – AB

Les militant‧e‧s de l'UQO Saint-Jérôme
Les militant‧e‧s de l'UQO Saint-Jérôme

Grève des stages, grève des femmes :

Anthologie d’une lutte féministe pour un salaire étudiant (2016-2019)

Les grèves étudiantes ont souvent été racontées. Mais rares sont les ouvrages qui exposent et insistent sur la diversité des visages, des idées et des débats qui traversent ces mouvements. Encore plus rares sont ces histoires écrites du point de vue des femmes, qui, plus souvent qu’à leur tour, se sont trouvées effacées des luttes et de l’histoire officielle du mouvement étudiant. La grève de 2018-2019, et la campagne pour la reconnaissance du travail étudiant (2016-2019), ont été, dirons-nous, l’occasion de construire une généalogie différente.

Ce livre revient sur la construction iconoclaste de la grève des stages initiée par les militantes des comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE). Cette lutte pour la rémunération des stages a été un grand laboratoire sur plusieurs plans. Elle a permis aux militantes des CUTE de mettre en pratique une critique féministe du mouvement étudiant traditionnel, de sa bureaucratie et de sa centralisation, de sa représentation et de son nationalisme. Issues pour la plupart de programmes professionnels et techniques au cégep et à l’université (enseignement, travail social, soins infirmiers, pratique sage-femme), les militantes des CUTE, parmi lesquelles nous retrouvons les personnes qui dirigent cet ouvrage, ont fait le pari de proposer à leurs collègues une conception des études en tant que travail, sur laquelle relancer la mobilisation étudiante.

En revendiquant la rémunération des stages pour parler du travail étudiant, l’objectif était de rejoindre les stagiaires dans les programmes qui—en plus d’être largement féminins—sont composés d’une part importante de parents, de personnes immigrantes et d’universitaires de première génération. Il faut rappeler que, pour plusieurs d’entre nous, l’organisation d’une campagne large fondée sur une analyse féministe était la condition inaliénable de notre capacité à nous organiser. Nos expériences lors des grèves de 2005, 2012 et 2015 à Montréal, Sherbrooke et Gatineau nous avaient permis de constater que le mouvement étudiant et ses moments de grève n’étaient pas exempts de violences et d’humiliations. Plus encore, nous nous rendions compte que la gauche étudiante, en adoptant comme principale revendication l’argument contre la marchandisation de l’éducation, ne servait pas les intérêts singuliers des étudiantes (au féminin), surtout pas celles inscrites dans des programmes professionnels ou techniques. En défendant l’éducation comme outil pour l’émancipation, le mouvement étudiant avait plutôt alimenté le mythe de l’autonomie de l’institution scolaire par rapport au marché, occultant par le fait même les rapports de pouvoir et d’exploitation présents en son sein. Il avait ainsi pris le parti d’une élite intellectuelle à laquelle peu de femmes ont accès, et avait diffusé un discours qui reflète bien peu les conditions de scolarisation des femmes. C’était donc une proposition complètement différente que nous avons présentée à l’automne 2016 à la population étudiante et aux stagiaires inscrites dans des programmes historiquement délaissés par la gauche étudiante.

En liant la revendication de la rémunération des stages à celle pour l’abolition du travail gratuit, nous avons voulu inscrire la campagne étudiante sur le terrain des luttes pour la reconnaissance du travail de reproduction sociale. Pour nourrir nos analyses, nous nous sommes largement inspirées des théories féministes sur le travail reproductif et l’invisibilisation du travail des femmes, développées notamment dans la foulée de la campagne internationale du salaire au travail ménager dans les années 1970. Au diapason des appels internationaux à la grève des femmes, la revendication d’un salaire pour les stages et les études nous a permis d’appréhender, et de nous attaquer, à la dévalorisation du travail féminin en général. Nous représentions le volet étudiant de la lutte pour la reconnaissance du travail de reproduction, notamment celui réalisé par les ménagères, les parents, les travailleuses du sexe et les personnes migrantes.

La critique des CUTE au sujet des traditionnels mouvements de grève étudiante s’est aussi concrétisée dans la structuration de la campagne. Critiques de la logique représentative et du syndicalisme, les militantes ont mis sur pied des comités autonomes vis-à-vis des associations étudiantes et des partis politiques, et ont privilégié la mise en place de coalitions régionales décentralisées. Contre le lobbying et le repli stratégique, l’ultimatum de la grève des stages— lancé en pleine période électorale—exprimait le refus de toute participation au jeu électoral. Afin de favoriser l’inclusion du plus grand nombre, nous avons accordé une importance particulière à la publication transparente des débats et tensions politiques au sein du mouvement ; à la rotation des tâches ; à la prise de parole publique par le plus grand nombre possible ; à la diffusion large des réflexions théoriques et pratiques, qui ont amplement dépassé la propagande et l’agitation ; à l’organisation d’une grève des stages sur des bases non corporatistes.

C’était la première fois qu’une grève des stages était organisée sur de telles bases—contrairement, par exemple, à la grève des internes en médecine ou en psychologie à l’automne 2016. Les militantes des CUTE ont développé des stratégies pour concrétiser cette grève, notamment la publication d’avis de grève largement endossés par les stagiaires, la coordination de tournées des milieux de stage, l’organisation de comités et d’assemblées de stagiaires, et la sollicitation d’appuis concrets dans les milieux et les syndicats concernés.

Les militant‧e‧s de l'Université de Montréal

On peut donc l’inscrire au bilan. Première grève générale des stages au Québec. Première grève étudiante offensive à avoir obtenu des gains tangibles en 40 ans. Première grève générale étudiante initiée par un appel féministe. Une grève organisée par des comités de base comme ça s’est rarement vu. Le tout pendant que les associations étudiantes locales et nationales ne réussissaient pas à initier un mouvement comparable, et tentaient de récupérer la campagne.

La grève des stages a eu comme autre particularité d’exiger un niveau d’engagement élevé de la part des grévistes. Sans « levée » des stages, comme on lève les cours, il fallait que chaque stagiaire s’engage à faire la grève, c’est-à-dire qu’elle respecte le mandat de grève adopté par son assemblée générale. À l’inverse des mobilisations habituelles qui excluent les stages des mandats de grève1, la campagne misait sur leur arrêt pour faire pression sur le gouvernement. Il faut dire que les stagiaires occupaient une position stratégique. D’une part, plusieurs évoluaient dans des domaines où une pénurie de main-d’œuvre se fait particulièrement sentir (enseignement, travail social, soins infirmiers, action communautaire). D’autre part, plusieurs fournissaient une prestation de travail même durant les stages dits « d’observation », rendant particulièrement visible leur apport dans les milieux. Cela est d’autant plus vrai que, ces dernières années, en raison des politiques d’austérité, les stagiaires servent de plus en plus à pallier les effets du sous-financement généralisé dans les secteurs des arts, de la culture, de la santé et des services sociaux.

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L’écriture ayant dès le départ été centrale dans l’organisation de la lutte, le mouvement a produit tout au long de la campagne une littérature foisonnante de réflexions stratégiques et théoriques qui ont contribué à politiser les études dans une perspective féministe et, plus encore, à ancrer les luttes étudiantes dans les luttes féministes. En ce sens, la démarche des CUTE a fourni une contribution originale à ce qui a récemment été qualifiée de quatrième vague féministe2, notamment en avançant que « la grève des stages est une grève des femmes », comme celles qui ont été organisées en Argentine, en Islande, en France et, plus récemment, en Suisse.

Ce livre est à l’image de la grève. Les tracts, affiches et textes rassemblés portent des voix et des points de vue différents sur et dans le mouvement de grève. Plutôt que de produire un argumentaire officiel et de s’appuyer sur un réseau d’expert·e·s pour développer un discours post-mortem, les militantes des CUTE, issues de tendances politiques diverses, ont choisi de mettre de l’avant leurs propres analyses et témoignages, qui convergent en faveur d’une même revendication : la reconnaissance du travail étudiant. Les différents chapitres de ce livre retracent donc l’évolution de la campagne pour la rémunération des stages et la reconnaissance du travail étudiant initiée par les CUTE—dont la grève des stages ne représente que la pointe de l’iceberg.

Lors de la rencontre qui allait signer la fin de l’aventure des CUTE, les militantes ont unanimement décidé de travailler à la publication d’une anthologie afin de contrer le risque que leur grève ne soit effacée de l’histoire du militantisme étudiant. Nous voulions proposer un ouvrage collectif qui exposerait la diversité des visages, des idées et des débats au sein du mouvement. Nous voulions montrer nos idées en train de se faire. Il nous fallait aussi cristalliser la parole des stagiaires elles-mêmes, la parole de celles qui ont témoigné et fait vivre la théorie. Les textes que nous avons rassemblés ici sont donc ceux qui ont le plus résonné à travers les différents temps de la campagne, ceux qui ont davantage nourri les débats et qui témoignent du développement de nos stratégies.

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Bien sûr, l’organisation autonome et la défense de la grève des stages n’ont pas été sans heurts. Nombreuses ont été les difficultés rencontrées tout au long de la campagne, et ce livre rend compte de certaines d’entre elles : l’enlisement de certains programmes dans le corporatisme professionnel ; les démêlés avec les bureaucraties étudiantes pour le financement et la diffusion d’information ; la difficulté à faire vivre le mouvement dans certaines régions, surtout à l’extérieur des structures associatives étudiantes ; les tensions saines, et moins saines, entre tendances à l’intérieur des CUTE et des coalitions régionales, des conseils de grève, des assemblées générales et sur les réseaux sociaux ; la répression des grévistes par les directions académiques et les milieux de stage ; la réorganisation de la droite étudiante dans les cégeps et universités ; les réactions paternalistes et la misogynie ambiante sur les campus ; l’épuisement psychologique généralisé ; les violences sexuelles dans les espaces militants, avec la désorganisation qui s’ensuit, etc.

Ce livre marque la fin du projet des CUTE. Avec la fin de la grève, les militantes encore présentes ont dû choisir entre la permanence et la dissolution. Plutôt que de laisser les organisations s’évanouir en silence, un choix a été fait par la plupart des comités : assumer la dissolution, sans faux-semblant. À l’automne 2019 se sont donc dissous le CUTE UQO campus de Saint-Jérôme (Université du Québec en Outaouais), le CRIS UQO, le CRISCO (cégep de l’Outaouais), le CUTE Lionel-Groulx, le CUTE Sherbrooke (cégep de Sherbrooke), le CUTE UdeM (Université de Montréal), le CUTE CVM (cégep du Vieux-Montréal), le CUTE St-Lô (cégep de Saint-Laurent), le CUTE UQAM (Université du Québec à Montréal), ainsi que le CUTE MV (cégep Marie-Victorin).

Les militant‧e‧s du CUTE UQAM en tournée de stage.

Cette anthologie permettra, nous l’espérons, de conserver vivante la mémoire de ce mouvement en marge des mobilisations étudiantes traditionnelles, et de diffuser les réflexions théoriques et pratiques qui ont servi la lutte pour la rémunération des stages, en contribution des autres luttes qui sont menées par celles pour qui l’exploitation demeure malheureusement une vocation.

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NOTES


 

1. Dans les grèves générales précédentes, notamment celles de 2005, 2012 et de 2015, les stages ont été systématiquement exclus des mandats de grève. Chaque fois, cette exclusion a été justifiée, de manière plus ou moins assumée, par une conception de la population étudiante des programmes professionnels comme étant réactionnaire et réfractaire aux mobilisations. On évitait ainsi de réfléchir à la complexité que représente une grève dans les milieux de stage.

2. Aurore Koechlin, La révolution féministe, Paris, Éditions Amsterdam, 2019.