Notes sur le genre et la suprématie blanche

Par Yasmin Jiwani
Publié le 6 décembre 2024

Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici l’intervention de Yasmin Jiwani dans le panel intitulé « Genres et suprématie blanche : comment combattre le féminisme civilisationnel? ».

Je commence ma présentation par un principe fondamental de la décolonisation : la souveraineté sur le territoire. Ainsi, je manifeste mon soutien aux mouvements pour la restitution des terres autochtones dans leurs différentes formes à travers le monde. Avec cela en tête, je reconnais que je suis une colonisatrice sur des terres autochtones non cédées et exprime ma gratitude à la nation Kanien’kehá:ka qui est la gardienne des terres et des eaux sur lesquelles nous nous rassemblons aujourd’hui.

Dans une citation souvent évoquée, Antonio Gramsci parle de l’optimisme de la volonté et du pessimisme de l’intelligence. Je suis pessimiste quant à la possibilité de démanteler la suprématie blanche, étant donné qu’elle constitue la structure profonde qui ancre et imprègne le monde. Elle infuse et organise l’ordre social, filtrant la manière dont nous percevons le monde, les cadres que nous utilisons pour comprendre, concéder et devenir complices du pouvoir. Elle imprègne les savoirs qui relèvent du sens commun.

Étant donné que la suprématie blanche est une structure profonde, je dirais que les tactiques glissent sur la structure de surface. C’est là que je m’inspire du travail de Michel de Certeau à propos du « faire avec »1. Ce dernier repose sur des tactiques d’opposition. Dans le « faire avec », on s’appuie sur les ressources à disposition pour contrer la logique dominante, les manières préférées de voir et de faire. Autrement dit, il s’agit de contrer ce que de Certeau appelle la stratégie – ce cadre organisationnel sédimenté sous-tendu par un pouvoir disciplinaire concentré.

Minette Carole Djamen Nganso

Si l’on peut penser la structure profonde de la suprématie blanche comme une stratégie allant dans le sens de son pouvoir disciplinaire pour former des citoyennes et citoyens dociles, alors nous pouvons considérer les interventions anticoloniales comme des tactiques. Les tactiques sont mobiles, transitoires et temporaires. Mais les tactiques, amassées comme une volée de projectiles ciblés, peuvent percer la carapace apparemment résistante des idéologies dominantes.

Et ici, je rappelle la citation célèbre d’Audre Lorde :

Car les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. Ils peuvent peut-être nous donner la possibilité, momentanément, de le battre à son propre jeu, mais jamais ils ne nous permettront de provoquer un véritable changement. Et cette menace pèse uniquement sur les femmes qui continuent à considérer la maison du maître comme leur seul point d’appui.2

Je souligne le caractère temporaire du changement lorsqu’elle dit « nous permettent peut-être temporairement de le battre à son propre jeu » parce qu’un changement structurel profond, sous la forme d’une révolution dramatique et d’un bouleversement de l’ordre social, est peu probable – la révolution ne sera pas subventionnée, comme l’a souligné avec pertinence le collectif Incite Women.

En gardant à l’esprit que la construction du genre dans le cadre de la suprématie blanche à l’échelle mondiale a pris différentes formes et représentations – de la valorisation de la femme blanche pure et virginale comme incarnation de la maternité nourricière de la nation, en contraste avec les représentations des femmes colonisées comme séductrices, victimes, leurres, et finalement violables et exploitables, nous savons comment le genre a été utilisé comme une arme. La construction du genre est ainsi stratégique, tout comme elle a été utilisée pour légitimer la guerre en Afghanistan au nom du sauvetage des femmes musulmanes3, tout comme elle a été historiquement utilisée dans la stérilisation forcée des femmes autochtones, des femmes noires et des femmes handicapées, et tout comme elle a été utilisée pour asservir et violer les « femmes de réconfort » coréennes.

La relation et l’opposition manichéenne entre la femme en tant que vierge et la femme en tant que vampire, victime ou leurre est, selon moi, l’endroit où la possibilité d’une intervention se situe – c’est dans le tiret, cet espace entre l’une ou l’autre, que nous pouvons commencer à envisager des alternatives. C’est dans la destruction créative des extrémités de la binarité que la différence peut émerger et les briser. Cependant, la binarité elle-même repose sur une structure hiérarchique de dignité – quelles femmes méritent d’être érigées en parangons de vertu et quelles femmes restent au bas de l’échelle, considérées comme indignes de toute attention ou intervention sociétale et perçues comme jetables. Le genre est donc finalement une catégorie construite, tout comme la race, et est toujours mobilisé au service du pouvoir ; le genre est intimement lié au pouvoir de l’empire.

Je suis ici rappelée aux paroles de Melissa Lucashenko qui, bien qu’elles fassent référence au contexte australien, résonnent de manière poignante avec tous les conflits coloniaux. Elle soutient :

Notre réalité n’est pas votre réalité. Ce que vous appelez patriarcat, je l’appelle un aspect de la colonisation : malgré toutes leurs similitudes, malgré tout ce que vous espérez et souhaitez, nos oppressions ne sont pas interchangeables. Que cela vous plaise ou non, en tant que femme australienne blanche, vous êtes aussi à la racine de mon problème indigène.4

Les commentaires de Lucashenko mettent en lumière comment le pouvoir utilise des catégories comme le genre, qui deviennent ensuite normativement consacrées, uniquement pour légitimer le travail idéologique continu qui soutient l’empire.

Comment, alors, utiliser les outils du maître, ou pour ce qui est de toute autre série d’outils, pour briser et exposer la fallace qui sous-tend le contrat racial genré?

Andrea Gibbons expose cinq refus de la suprématie blanche. Ce sont, pour la citer textuellement :

  1. Le refus de l’humanité de l’autre – et une volonté de permettre que la violence et l’exploitation lui soient infligées.
  2. Un refus d’écouter ou de reconnaître l’expérience de l’autre – entraînant une marginalisation et une réduction active au silence.
  3. Un refus non seulement de confronter les longues et violentes histoires de domination blanche, mais aussi de reconnaître comment elles continuent de façonner l’injustice jusqu’à aujourd’hui.
  4. Un refus de partager l’espace, en particulier l’espace résidentiel, avec les géographies ségréguées qui en résultent, perpétuant l’inégalité et isolant l’ignorance blanche.
  5. Enfin, un refus de confronter les causes structurelles – le capitalisme tel qu’il est lié à la suprématie blanche depuis ses débuts.5
Et pour utiliser une optique spécifiquement genrée, nous devons être attentifs à la manière dont le genre, en tant que catégorie mutable, est stratégiquement utilisé pour maintenir ces refus. Comme le soulignent Dreama Moon et Michelle Holling6, ces refus sont inhérents à la construction de la féminité blanche comme un pilier de l’architecture de la suprématie blanche, et ils reposent sur deux thèmes critiques : le mythe de l’universalité des femmes et l’importance idéologique centrale de la victimisation en tant que récit définissant des femmes blanches.
Minette Carole Djamen Nganso

Alors, comment contrer ces refus?

Une avenue par laquelle on peut contrer ces refus est l’utilisation tactique et subversive des technologies – non seulement les technologies numériques mais aussi la technologie de l’écriture et de la représentation en général. Paulina Garcia-del Moral7 soutient que la représentation est une technologie de violence. D’un point de vue tactique, nous devons alors nous emparer de la technologie et la transformer en une arme pour raconter nos propres histoires, mobiliser nos communautés en tant que publics actifs et réécrire le récit historique dominant. En faisant cela, nous devons, comme de Certeau l’indique, « bricoler » avec ce que nous avons à notre disposition – nos ressources symboliques et culturelles.

Et transformer ces ressources en interventions tactiques signifie les utiliser de manière à perturber les modes hégémoniques dominants de voir. Ces tactiques peuvent inclure :

  • Le retournement – renvoyer le regard, inverser la dominance de la blanchité et exposer son pouvoir nu et exploiteur.
  • Témoigner – démontrer la souffrance et l’exploitation des femmes autochtones, des femmes noires et autres femmes de couleur.
  • Réappropriation de l’histoire – écrire sur et mettre en avant les expériences des femmes du Sud global.
  • Infiltrer les systèmes de connaissances dominants avec des savoirs contre-hégémoniques.
  • Média ju-jitsu – Shohat et Stam le décrivent comme une « auto-inculpation comique utilisant le pouvoir des médias dominants contre leurs propres prémisses eurocentriques »8.
  • Des montages visuels et auditifs qui brisent le monologue dominant.

Puisque l’universalité – c’est-à-dire que toutes les femmes sont les mêmes – est la lentille à travers laquelle le pouvoir s’exerce, il est impératif qu’un cadre d’intersectionnalité critique soit utilisé pour décoder les différences entre les femmes dans des cadres explicatifs qui s’appuient sur les réalités matérielles historiques de différentes femmes. Par exemple, comme l’ont fait Lorde et d’autres féministes noires, mettre en évidence la structure hiérarchique qui place certaines femmes au sommet et d’autres au bas de l’échelle. Comment certaines ont des privilèges tandis que d’autres sont punies, et comment ces relations de pouvoir sont relationnelles et contingentes.

Deuxièmement, et en relation avec cela, mettre en avant les contributions des femmes autochtones et des femmes de couleur, contrant ainsi leur effacement. Par exemple, souligner continuellement que la fondatrice du mouvement #MeToo est une femme noire – Tarana Burke – et rejeter les tentatives de blanchir les contributions critiques des femmes du Sud global.

Troisièmement, la logique coloniale a toujours effacé les différences entre les colonisé·e·s mais individualisé les identités des conquistadores. Nous devons redessiner et réécrire l’histoire pour démontrer les individualités des subalternes et souligner constamment les points communs des projets coloniaux.

Quatrièmement, contrer le récit de la victimisation blanche – qui ne met en avant que la violence contre les femmes blanches tout en minimisant la violence que les femmes autochtones et les femmes de couleur subissent continuellement à cause de la suprématie blanche, exercée à la fois par des hommes et des femmes blancs.

Cinquièmement, lutter contre ou attirer l’attention sur les microagressions que la blancheur exerce sur les femmes autochtones et les femmes de couleur – par exemple, leur déni du statut supérieur qu’elles occupent dans les structures de la suprématie blanche, leur adhésion à un complexe de sauveur blanc dans leur relation avec les femmes autochtones et les femmes de couleur, leur centrage continu sur elles-mêmes, leur utilisation des larmes blanches pour réduire les autres au silence, leur accent sur la fragilité blanche et la police du ton, comme le dit Cargle9 ; et leurs exigences de paix et de stabilité aux dépens des autres.

En conclusion, je reviens à l’impératif d’utiliser des tactiques de résistance pour contrer la structure profonde de la suprématie blanche. Comme le soutiennent Ella Shohat et Robert Stam :

Nous plaiderions pour des stratégies multiples afin d’infiltrer le dominant, transformer le dominant, kidnapper le dominant, créer des alternatives au dominant, voire ignorer le dominant […]. Tous les systèmes de domination, nous supposons, sont « perméables » ; l’enjeu est de transformer ces fuites en un déluge.10

Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 28 septembre dans le la panel intitulé Genres et suprématie blanche : comment combattre le féminisme civilisationnel?.

Les photos ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD). 

NOTES


 

1. Michel de Certeau, « Faire avec : usages et tactiques », L’invention du quotidien, tome I : arts de faire, 1990, p. 50-68. ↩

2. Audre Lorde, « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître », Sister Outsider : essais et propos d’Audre Lorde, Genève : Mamamélis ; Laval : Trois, 2003, p. 121. ↩

3. Sherene H. Razack, « The Weaponization of Feminism in a Time of Genocide : A Response to Masha Gessen ». Journal of Palestine Studies, 53 (2), 2024, p. 113-119.  ↩

4. Citée dans Jane Haggis, et Susanne Schech, « Meaning Well and Global Good Manners : Reflections on White Western Feminist Cross-Cultural Praxis », Australian Feminist Studies, 15 (33), 2000, p. 389. ↩

5. Andrea Gibbons, « The Five Refusals of White Supremacy », The American Journal of Economics and Sociology, 77 (3-4), 2018, p. 729-755. ↩

6. Dreama G. Moon et Michelle A. Holling, « White Supremacy in Heels » : (White) Feminism, White Supremacy, and Discursive Violence », Communication and Critical/Cultural Studies, 17 (2), 2020, p. 253-260. ↩

7. Paulina Garcia-del Moral, « Representation as a Technology of Violence : On the Representation of the Murders and Disappearances of Aboriginal Women in Canada and Women in Ciudad Juarez », Canadian Journal of Latin American and Caribbean Studies, 36 (72), 2011, p. 33-62. ↩

8. Ella Shohat et Robert Stam, Unthinking Eurocentrism, Multiculturalism and the Media, London ; New York : Routledge, 1994, p. 329. ↩

9. Rachel Cargle, « When Feminism Is White Supremacy in Heels », Bazaar, 16 août 2018. ↩

10. Ella Shohat et Robert Stam, Unthinking Eurocentrism, Multiculturalism and the Media, London ; New York : Routledge, 1994. ↩