03 Jan Explorer les luttes contemporaines : composition de classe et reproduction sociale
Par ELISE THORBURN et GARY KINSMAN
Publié le 9 janvier 2023
À partir d’une lutte menée au Labrador en 2016 dans laquelle se sont solidarisées communautés autochtones, communautés de colons et travailleurs et travailleuses d’un mégaprojet hydroélectrique, on nous convit à reprendre les outils conceptuels du marxisme et du féminisme autonome ainsi qu’à renouer avec la pratique de l’enquête militante. La composition de classe permet d’élargir la définition de la classe ouvrière et d’y inclure les luttes « identitaires » et décoloniales ; la reproduction sociale, quant à elle, est à identifier comme site centrale de la lutte des classe. Vues sous cet angle, les luttes autochtones deviennent l’avant-garde des luttes ouvrières. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une proposition stratégique pour la recomposition de la gauche. — ES
Les luttes de classe et luttes sociales comme point de départ
À l’automne 2016, des Inuits, des NunatuKavut, des Innus et des membres des communautés de colons, collectivement connus sous le nom de Labrador Land Protectors, ont ouvert une brèche dans la clôture du barrage hydroélectrique de Muskrat Falls et ont occupé le chantier pendant six jours. La société d’État de Terre-Neuve-et-Labrador, Nalcor, dépassait de plusieurs milliards de dollars le budget prévu pour ce mégaprojet et refusait de retirer toute végétation de la zone inondable. Les Land Protectors ont insisté sur le fait que, sans le retrait de la végétation et de la terre végétale, le risque de contamination au méthylmercure de la rivière Churchill, de la flore et de la faune environnantes était inévitable1. Le méthylmercure est une neurotoxine qui peut endommager le cerveau et le système nerveux et qui est particulièrement nocif pour les fœtus et les nourrissons2. Le Cree Board of Health (conseil cri de la santé) a averti qu’il faudrait jusqu’à vingt ans pour que les niveaux de mercure reviennent à la normale chez les petits poissons, et jusqu’à trente-cinq ans chez les gros poissons qui mangent d’autres poissons3.
L’inondation des terres autour du barrage allait empoisonner l’eau et les animaux qui constituent l’alimentation traditionnelle de la population du Nunatsiavut. Avec l’aide de travailleuses et travailleurs du site, la lutte générale de Muskrat Falls est un combat pour la reproduction sociale, y compris pour la réaffirmation du contrôle du peuple sur l’eau et la terre. Il s’agit essentiellement d’une lutte pour le droit de continuer à exister. Les questions de droits autochtones, de justice environnementale, de classe et de reproduction sociale ont toutes convergées dans cette lutte, et des liens sont à établir avec la lutte contre l’empoisonnement au mercure à long terme à Grassy Narrows dans le nord-ouest de l’Ontario4 et avec les luttes actuelles menées par les autochtones contre Trans Mountain et autres projets de pipelines, à la défense de la terre et de l’eau. Il s’agit toutes de luttes centrales contre les intérêts du capital et de l’État canadien qui soulèvent des questions cruciales pour la recomposition de la gauche et l’organisation du mouvement.
Notre point de départ pour cette enquête se situe au sein des luttes de classe et des luttes sociales, plutôt qu’au sein de la « gauche » telle qu’elle existe actuellement. D’après nous, bon nombre d’outils conceptuels présentement mobilisés par la gauche, y compris une dépendance à l’économie politique, nous empêchent de comprendre ce qui se passe dans les luttes actuelles. Mais les luttes susmentionnées nous rappellent l’importance des ressources analytiques issues des traditions marxistes et féministes autonomes qui abordent les luttes de composition de classe et de reproduction sociale d’une manière très différente. Le marxisme autonome souligne la nécessité, pour les luttes de la classe ouvrière, d’être autonomes non seulement par rapport au capital, mais aussi par rapport aux partis politiques et aux directions syndicales. Ce faisant, il met en avant la nécessité pour les opprimés de la classe ouvrière de s’engager dans leurs propres luttes autonomes5. En utilisant une définition plus large des notions de classe et de lutte des classes, qui inclut le travail non rémunéré, et en nous concentrant sur les luttes pour la reproduction sociale, nous soutenons également la centralité des luttes autochtones dans l’organisation de la « gauche » en territoire de l’État canadien. Ces luttes sont souvent centrées sur les questions de reproduction sociale — principalement sur la défense de la terre et de l’eau.
Nous proposons que les idées du marxisme autonome, bien qu’elles n’aient pas souvent été étendues aux luttes des peuples autochtones, révèlent néanmoins la centralité de ces luttes contre les relations capitalistes et la formation de l’État. Cela va bien au-delà de la reconnaissance de l’importance des luttes pour l’autodétermination nationale et contre le racisme. Comme les zapatistes l’ont clairement indiqué, il existe des liens intrinsèques entre les luttes autochtones et anticapitalistes dans la mesure où les première sont par définition anticapitalistes6. En même temps, les connaissances autochtones et leurs luttes ont la capacité de transformer les luttes anticapitalistes, à condition qu’il y ait une volonté d’engagement et d’apprentissage.
En d’autres termes, nous considérons la diversité des mouvements contemporains, y compris ce qui est souvent rejeté comme politique « identitaire » par la gauche dominante, comme une lutte de classe revigorée — une lutte contre le capitalisme aux points de reproduction de sa marchandise la plus précieuse : la force de travail. Nous rejetons également la posture critique de la gauche dominante envers la politique « identitaire », qui ne reconnaît pas la réalité de l’oppression fondée sur l’identité ou les formes hégémoniques d’identité (comme la canadianité ou la blancheur). Cela mène à un type de politique étroit, axé sur la « classe d’abord », qui n’aborde pas adéquatement le caractère mutuellement construit de la classe, de la race, du sexe, de la sexualité, des capacités, de l’âge et autres rapports sociaux7. Au lieu de cela, la classe ouvrière en vient à être codée comme blanche, masculine et hétérosexuelle, ce contre quoi il faut activement s’opposer. Comme le souligne Kellogg8, les luttes de classe sont souvent fortement racialisées et, comme le suggère Topak9, une notion plus large de la lutte de la classe ouvrière doit inclure les personnes migrantes et dépossédées au centre de sa définition.
Nous nous appuyons donc sur les idées du marxisme autonome qui rendent ces rapports de classe visibles dans les mouvements contemporains. Nous soulignons en particulier la composition de classe et la reproduction sociale — des concepts qui ont émergé comme outils théoriques des révoltes italiennes en milieu de travail et dans les communautés au cours des années 1960 et 1970. Le marxisme autonome considérait que ces luttes avaient le potentiel de développer l’autonomie des sections opprimées au sein de la classe ouvrière et de rompre plus généralement avec les rapports sociaux capitalistes. Les concepts de composition de classe et de reproduction sociale font avancer notre théorisation des mouvements contemporains en tant que luttes de classe, à condition qu’ils ne soient pas compris comme ayant un caractère monolithique, qu’ils soient employés dans un sens social et historique concret et qu’ils soient intégrés aux analyses du genre, de la racialisation, du colonialisme, de la sexualité, des capacités et autres lignes médiées d’oppression sociale.
Composition de classe et cycles de lutte
En considérant le capital en tant que rapport social, les premiers autonomes se sont directement concentrés sur le travail (au sens large) comme variable primaire, plutôt que dépendante, du développement capitaliste. Ce sont les luttes de la classe ouvrière qui provoquent les crises, les effondrements et les changements dans la composition du capital — y compris de ses modes de production et de reproduction. En analysant les luttes ouvrières dans les années 1960, Mario Tronti a écrit : « Nous avons considéré, nous aussi, le développement capitaliste tout d’abord, et après seulement les luttes ouvrières. C’est une erreur. Il faut renverser le problème, en changer le signe, et repartir du commencement : et le commencement c’est la lutte de la classe ouvrière »10.
De ce renversement découle peut-être la contribution théorique la plus caractéristique de la tendance marxiste autonome : la composition de classe, qui se concentre non pas sur le capital, mais sur la classe ouvrière (comprenant autant les travailleuses reproductives non rémunérées que les travailleuses et travailleurs « productifs » rémunérés). John Holloway suit cette idée en suggérant que « nous » (c’est-à-dire les travailleuses et travailleurs en lutte et les personnes opprimées) sommes la crise du capitalisme11. La notion de composition de classe cherche à décrire la relation entre le travail et le capital dans des moments historiques particuliers12. Contrairement aux perspectives marxistes traditionnelles, la « classe ouvrière » n’est pas pensée comme un objet ni une classification, mais plutôt comme un existant toujours en lutte.
La composition de classe est la relation entre la manière dont la classe ouvrière s’organise contre le capital (la composition politique de la classe) et la manière dont le capital organise la force de travail (la composition technique de la classe). La composition politique d’une classe est déterminée par la façon dont elle est organisée, y compris par ses divisions internes et ses modes de reproduction sociale.
Les compositions politiques particulières de la classe ouvrière s’expriment à travers certaines formes de lutte. La réponse du capital à ces luttes tente d’imposer des changements techniques destinés à restaurer la discipline et l’autorité. Cette nouvelle composition technique force une « décomposition » de la classe, qui donne ensuite lieu à de nouvelles possibilités d’organisation et à une nouvelle composition de la classe13. La lutte de la classe ouvrière est donc interne au capital (à la fois dans et contre le capital), mais porte en elle la possibilité de le dépasser14.
Les capitalistes luttent activement pour décomposer les capacités politiques et sociales de la composition de la classe ouvrière en exacerbant et en réorganisant les divisions internes de la classe ouvrière, en détruisant les sources du pouvoir de la classe ouvrière et des personnes opprimées, en fragmentant les groupes et les luttes et en étendant la surveillance sociale et la transformation technologique contre les travailleurs et travailleuses15. Ces tentatives d’affaiblissement des luttes de la classe ouvrière peuvent aussi produire de nouvelles conditions pour leur réémergence et leur recomposition.
Ce processus continu de composition, de décomposition et de recomposition des classes constitue un cycle de lutte16. Au début du vingtième siècle, les artisans qualifiés se sont souvent battus pour avoir plus de contrôle sur leur travail salarié, ce qui a conduit à mettre l’accent sur le contrôle de la production par les travailleurs et travailleuses. Cette composition de la classe ouvrière a été à son tour décomposée par l’organisation de la « gestion scientifique », la « déqualification » et la production de masse17. En réponse à la convergence massive des travailleuses et travailleurs salariés et à l’éclosion de la lutte des classes, les capitalistes ont lutté pour décomposer et fragmenter ces rassemblements, en partie en démantelant l’organisation fordiste antérieure de la production de masse. Ces idées doivent être étendues aux luttes des sections non salariées de la classe ouvrière et aux luttes collectives pour la reproduction sociale18.
Comprendre ces cycles et notre position au sein de ceux-ci est crucial pour évaluer nos propres sources de pouvoir. Pour le marxisme autonome, la notion de circulation des luttes décrit la manière dont différents mouvements s’influencent mutuellement, faisant parfois circuler les formes de lutte les plus « avancées » à travers des lieux géographiques et créant des ruptures importantes avec les rapports capitalistes. Par exemple, dans les mouvements pour la justice globale, Occupy de même que l’occupation des places dans certaines parties de l’Europe, l’organisation basée sur les assemblées s’est répandue rapidement dans le monde entier. Depuis leur revigoration par les féministes durant les années 1970, les luttes organisées autour de la reproduction sociale ont également circulé et se sont accélérées à l’échelle mondiale.
La reproduction sociale comme site de lutte et de transformation
Par rapport à la composition de classe, la reproduction sociale a reçu beaucoup moins d’attention théorique. La base technique du capitalisme réside non seulement dans le capital constant des machines et dans le capital variable des travailleuses et travailleurs « productifs », mais aussi dans le capital variable créé et soutenu par le travail reproductif. De plus, la composition politique de la classe ouvrière se trouve non seulement dans les mouvements de résistance, mais aussi dans les activités d’auto-valorisation qui reproduisent la lutte. L’« auto-valorisation » est un terme utilisé par le marxisme autonome pour décrire la façon dont les travailleuses et travailleurs luttent non seulement contre les rapports capitalistes, mais aussi pour créer des modes de vie alternatifs qui rompent avec les rapports capitalistes et oppressifs — le mouvement qui va au-delà. La reproduction sociale influence à la fois la composition technique et politique de la classe. Dans la lignée des chercheuses féministes marxistes, Silvia Federici19 et Mariarosa Dalla Costa20, nous mettons en évidence le travail reproductif non salarié et salarié, ce que la première appelle le « point zéro » du capitalisme.
La reproduction sociale est le maintien et la reproduction de la vie au quotidien. Elle désigne la manière dont le travail physique, émotionnel et mental nécessaire à la production de l’humanité est socialement organisé. Nous pouvons considérer les soins que nous prodiguons aux autres, les activités régénératrices auxquelles nous participons — le travail de l’amour, de la sexualité, de l’amitié, le partage d’une maison, d’un lit, d’un repas, les soins aux enfants, aux personnes âgées, aux personnes handicapées — comme un travail de reproduction sociale. Les luttes autochtones ont mis l’accent sur le travail de soin qu’implique la défense de la terre, de l’eau et des créatures non humaines. Le travail reproductif social a un double rôle dans la reproduction de la force de travail pour le capital, mais aussi dans la vie sociale elle-même, y compris dans les possibilités de résistance. C’est ce double caractère qui permet à la force de travail d’être la seule marchandise capable de produire de la plus-value.
La reproduction sociale est donc un site clé pour les résistances émergentes face à la domination capitaliste et pour le renforcement des luttes contemporaines. La reproduction sociale a, en fait, toujours été un élément clé. Contrairement à la croyance populaire, la longue histoire de la lutte de classe n’a pas été principalement menée par des ouvriers salariés dans les usines. Federici21 note que les luttes anti-systémiques menées par les mouvements autochtones, ruraux, anticoloniaux et féministes ont constitué la majorité planétaire tout au long de l’histoire, et ont toutes un caractère de classe défini au sens large. Ces mouvements se sont souvent centrés sur la possibilité ou l’impossibilité de la reproduction sociale. Bien que le concept de reproduction sociale trouve son origine dans le Livre II du Capital de Marx22, il a été ignoré dans la plupart des analyses marxistes jusqu’à tout récemment23. Cela signifie que les luttes des peuples autochtones, des agricultrices et agriculteurs de subsistance, des femmes et des travailleuses domestiques ainsi que des étudiantes et étudiants sont souvent placées hors du champ d’application du marxisme traditionnel.
Des travaux récents ont tenté d’élargir les approches de l’économie politique pour expliquer les luttes de reproduction sociale24. Les approches de l’économie politique — contrairement au travail de Marx qui était une critique de l’économie politique et de la façon dont celle-ci cache les rapports sociaux entre les personnes derrière le pouvoir des choses et des objets — sont limitées dans leurs capacités à analyser les luttes de reproduction sociale. Au lieu de cela, nous soutenons que les approches féministes marxistes autonomes des luttes de reproduction sociale sont beaucoup plus utiles pour comprendre ces domaines reproductifs comme des sites de résistance et pour établir le lien avec la composition de classe25.
Une recomposition de la lutte?
Comment alors utiliser les concepts de composition des classes et de reproduction sociale pour comprendre le paysage contemporain des luttes sociales et des luttes de classe ?
Du côté adverse, nous assistons à une recomposition de la droite néolibérale qui défend l’austérité dans les politiques publiques et qui s’allie avec des forces racistes voire fascistes. Bien que cette situation soit perturbée par des organisations anti-austérité, antiracistes et antifascistes, la résistance est souvent fragmentée. De notre côté, après une période de décomposition des luttes de classe et des luttes sociales au sein du capitalisme néolibéral, nous commençons à apercevoir de nouvelles formes de recomposition qui ne ressemblent pas toujours aux formes de recomposition précédentes.
Les formes moins « traditionnelles » de recomposition de la classe comprennent les luttes organisées autour du racisme, du colonialisme et du genre, comme Black Lives Matter, Idle No More et la marche des femmes qui a suivi l’investiture de Donald Trump. Nombre d’entre elles abordent également les questions de reproduction sociale. Mais un exemple de lutte de classe médiatrice26 et anticoloniale qui propose des orientations pour la recomposition actuelle est la résistance susmentionnée au projet Muskrat Falls.
Nous examinons la lutte de Muskrat Falls en recourant à la tradition de recherche militante du marxisme autonome, qui inclut les enquêtes ouvrières, centrales à la méthode employées par les marxistes autonomes pour investiguer et connaître la composition des luttes et de la reproduction sociale. Cette recherche met généralement en relation des personnes de la classe ouvrière avec des organisatrices, organisateurs, chercheuses et chercheurs militants pour développer en collaboration des connaissances et une théorie orientée vers la lutte. La recherche militante permet d’apprendre des personnes opprimées et de la classe ouvrière la façon dont leurs expériences de l’oppression sont organisées et comment elles résistent dans leurs communautés. Elise, qui a participé à l’organisation du mouvement de solidarité avec les land protectors de Muskrat Falls s’est également engagée dans la recherche militante.
Décrivons maintenant le contexte social plus large de cette lutte : au cœur de la formation de l’État canadien se trouve son caractère d’État colonial blanc fondé sur la colonisation des terres autochtones28. La province de Terre-Neuve-et-Labrador (TNL), une « économie » dépendante des hydrocarbures ayant subi une crise financière massive avec la chute du prix du pétrole en 2015, présente aujourd’hui les plus hauts niveaux d’inégalité de revenus du Canada atlantique29. Vivre de la terre et accéder aux « aliments du terroir » (gibier sauvage, poisson, végétaux) fait partie intégrante des cultures inuite et innue, mais aussi de celle de bon nombre d’habitantes et habitants des communautés de colons de Terre-Neuve-et-Labrador où le poisson est un aliment de base.
En 2016, comme nous l’avons mentionné, avec l’aide des travailleuses et travailleurs du site de Muskrat Falls, des land protecters autochtones et des colons ont occupé le chantier, exigeant que la contamination au méthylmercure soit prise au sérieux, et au moins trois personnes ont entamé une grève de la faim. En réponse à la vague de protestation au Labrador et à Terre-Neuve, et même à Ottawa, le gouvernement provincial a tenu des réunions toute la nuit avec les dirigeantes et dirigeants autochtones et a accepté d’« évaluer », à l’avenir, la question de la contamination. Dans une province où l’organisation politique est limitée, les protestations de Muskrat Falls ont suscité un soutien quasi universel. Le gouvernement avait proposé de fortes hausses de tarifs sur la consommation d’énergie domestique à Terre-Neuve afin de couvrir le projet de treize milliards de dollars, mais ses plans ont été accueillis par une explosion d’oppositions et de manifestations.
Les colons de Terre-Neuve, eux-mêmes habitués à des stratégies de subsistance reposant en partie sur la pêche et la chasse, compatissent avec la crainte de la population du Labrador de voir leurs aliments traditionnels contaminés par le méthylmercure. Les travailleuses et travailleurs de l’île travaillant sur le site de Muskrat Falls ont démissionné pour protester contre l’explosion des coûts qui mettrait en faillite une province déjà fragile et qui forcerait encore plus de gens à quitter ses rives pour se réfugier sur le reste du continent. Un agent de sécurité des bureaux de Nalcor à Saint John’s a quitté son poste par dégoût après avoir entendu la façon dont les dirigeants parlaient des manifestantes et manifestants autochtones. Les travailleuses et travailleurs à l’intérieur du site ont fourni des couvertures, de la nourriture de même que des informations aux protecteurs du territoire qui ont participé à l’occupation du lieu de travail. La solidarité entre les autochtones et les colons et entre les travailleuses, travailleurs et autochtones a atteint un niveau qu’on en a rarement vu ailleurs.
À l’époque, Elise, en collaboration avec les Labrador Land Protectors, était impliquée dans la formation d’Anti-Poverty NL à Saint John’s comme stratégie de développement de la lutte. Dans un effort d’organisation pour les communautés pauvres et ouvrières, le groupe a lié les questions de « pauvreté énergétique » à la lutte contre le mégaprojet de Muskrat Falls et aux revendications de souveraineté autochtone. Le groupe a soutenu que personne ne devrait être forcé de choisir entre se chauffer et se nourrir — une façon de lier les demandes pour que les mégaprojets provinciaux n’empoisonnent pas les sources de nourriture traditionnelles des autochtones en insistant sur le fait que les frais pour les services énergétiques essentiels dans une région nordique ne doivent pas avoir d’impact sur la capacité des classes ouvrières à se nourrir. De cette façon, le groupe a essayé de construire un mouvement de collaboration qui s’inspire des cosmologies autochtones afin d’établir des relations au-delà de l’humain, qui travaille à développer des solidarités au-delà des lignes de colonisation et qui implique les colons dans les processus de décolonisation. Cette forme de composition de classe contribue à lier les luttes de classe autochtones et non autochtones ; elle démontre également la centralité des luttes pour la reproduction sociale et contre le colonialisme de même que les lignes de soutien possibles entre les luttes menée par des colons et des autochtones.
La reproduction sociale et les luttes anticoloniales sont maintenant au centre de la recomposition de classe, elles reconfigurent radicalement les rapports de classes et se concentrent sur la reproduction sociale. En général, cependant, ces recompositions demeurent fragmentées et limitées et demandent d’être étendues. La lutte de Muskrat Falls se poursuit même si l’inondation du réservoir a commencé depuis août 2019. Cette lutte comme tant d’autres ne se sont pas encore traduites par des combats plus larges contre les forces du capitalisme néolibéral qui financent et font avancer ces opérations destructrices sur le plan environnemental et culturel.
Recomposer les luttes de classe en mettant l’accent sur la reproduction sociale
Dans cet essai, nous espérons avoir montré l’importance de l’analyse de la composition de classe et de la reproduction sociale pour toute recomposition d’une gauche qui participe activement aux luttes de classe et sociales. Bon nombre de combats dépeints comme des « politiques identitaires » par la gauche dominante sont aujourd’hui au premier plan des luttes de classe et sociales et plusieurs d’entre elles sont basées sur des luttes pour la reproduction sociale et pour l’autonomie des sections opprimées d’une classe ouvrière dans sa conception plus large. C’est en partie le résultat de la façon dont l’austérité néolibérale rend la reproduction sociale plus centrale pour les luttes de classe racialisées actuelles. Selon nous, toute revitalisation de l’organisation de la gauche doit s’inspirer des idées de l’organisation marxiste et féministe autonome. Cela conduit également à considérer les luttes autochtones comme centrales dans les luttes de classe et sociales actuelles. Nous espérons que d’autres reprendront ces lignes d’investigation en théorie comme en pratique, en adoptant l’enquête militante afin d’aider à la recomposition des luttes et des mouvements pour une transformation sociale radicale. Ce projet de recherche militante et de résistance doit être étendu à l’ensemble de nos terrains de lutte.
Une version anglaise de ce texte est publiée dans l’ouvrage Challenging the Right, Augmenting the Left : Recasting Leftist Imagination (Ferwood, 2022).
Les illustrations sont tirées de l’œuvre d’Arthur Heming.
NOTES
1. Justin Brake (2018), « It’s Cultural Genocide’: Labrador Land Protectors in Court on Anniversary of Muskrat Falls Occupation », Aptn News, 23 octobre ; Matthew Behrens (2018), « Mercury’s Toxic Legacy from Grassy Narrows to Muskrat Falls », Homes Not Bombs, 20 décembre.↩
2. Ryan Calder, Amina Schartup, Milling Li, Amelia Valberg, Prentiss Balcom et Elsie Sunderland (2016), « Future Impacts of Hydroelectric Power Development on Methylmercury Exposures of Canadian Indigenous Communities », Environmental Science and Technology, 50, 23.↩
3. Ossie Michelin (2017), « The Mighty Fight for Muskrat Falls », Briarpatch Magazine, 1er mai.↩
4. Free Grassy Narrows (s.d.) ; Matthew Behrens (2018), « Mercury’s Toxic Legacy from Grassy Narrows to Muskrat Falls ».↩
5. Harry Cleaver (2000), Reading Capital Politically, Chico : AK Press.↩
6. Zapatista Army of National Liberation (2006). « Sixth Declaration of the Lacandon Jungle », In The Other Campaign/La otra compana, San Francisco : City Lights.↩
7. Himani Bannerji (1995), Thinking Through : Essays on Feminism, Marxism and Anti-Racism, Toronto : Women’s Press.↩
8. Paul Kellog (2020), « Psychological Wage and the Trump Phenomenon » in in Robert Latham, A.T. Kingsmith, Julian von Bargen et Niko Block (dir.), Challenging the right, augmenting the left : recasting leftist imagination, Winnipeg : Fernwood.↩
9. Özgün E. Topak (2020), « Migration “Crises” and the Left: In Search of the Political » in Robert Latham, A.T. Kingsmith, Julian von Bargen et Niko Block (dir.), Challenging the right, augmenting the left : recasting leftist imagination, Black point ; Winnipeg : Fernwood.↩
10. Mario Tronti (2016), « Lénine en Angleterre », Ouvriers et capital, Genève : Entremonde, p. 119.↩
11. John Holloway (2005), How to Change the World Without Taking Power : The Politics of Revolution Today, London : Pluto Press ; John Holloway (2010), Crack Capitalism, London : Pluto Press ; John Holloway (2016), In, Against and Beyond Capitalism : The San Francisco Lectures, Oakland : PM Press ; John Holloway (2019), We Are the Crisis of Capitalism : A John Holloway Reader, Oakland : PM Press.↩
12. Notes from Below (dir.) (2018). « The Workers’ Inquiry and Social Composition », Notes from Below, 29 janvier.↩
13. Antonio Negri (1979), Marx au-delà de Marx, Paris : Christian Bourgeois ; Rodrigo Nunes (2007), « Forward How? Forward Where? I : (Post)Operaismo Beyond the Immaterial Labour Thesis », Ephemera : Theory and Politics in Organization, 7, 1 ; Harry Cleaver (1998), « Zapatistas and the Electronic Fabric of Struggle », in John Holloway and Eloína Peláez (dir.), Zapatista! Reinventing Revolution in Mexico, London : Pluto Press.↩
14. John Holloway (2005), How to Change the World Without Taking Power : The Politics of Revolution Today, London : Pluto Press ; John Holloway (2010), Crack Capitalism, London : Pluto Press ; John Holloway (2016), In, Against and Beyond Capitalism : The San Francisco Lectures, Oakland : PM Press ; Gary Kinsman (2017), « Within, Against and Beyond: Urgency and Patience in Queer and Anti-Capitalist Struggles », in Alex Khasnabish and Max Haiven (dir.), What Moves Us : The Lives and Times of the Radical Imagination, Halifax : Fernwood Publishing.↩
15. John Huot (2016), « Autonomist Marxism and Workplace Organizing in Canada in the 1970s. », Upping the Anti, 18.↩
16. Gary Kinsman (2005), « The Politics of Revolution Today : Learning from Autonomous Marxism », Upping the Anti, 1.↩
17. Ibid.↩
18. Salar Mohandesi et Emma Teitelman (2017), « Without Reserves », in Tithi Bhattacharya (dir.), Social Reproduction Theory : Remapping Class, Recentering Oppression. London : Pluto.↩
19. Silvia Federici (2012), Point zéro : propagation de la révolution, Paris : iXe.↩
20. Mariarosa Dalla Costa (2019), Women and the Subversion of the Community : A Mariarosa Dalla Costa Reader, Oakland : PM Press.↩
21. Silvia Federici (2012), Point zéro : propagation de la révolution, Paris : iXe.↩
22. Karl Marx (1977), Le Capital : critique de l’économie politique, livre II, Paris : Éditions sociales.↩
23. Silvia Federici (2017), Caliban et la sorcière, Genève : Entremonde ; Silvia Federici (2006), « The Restructuring of Social Reproduction in the United States in the 1970s. », The Commoner, 11 (Spring) ; Silvia Federici (2012), Point zéro : propagation de la révolution, Paris : iXe ; Silvia Federici (2022), Réenchanter le monde, Genève : Entremonde ; Silvia Federici (2021), Une guerre mondiale contre les femmes : des chasses aux sorcières au féminicide, Montréal : Remue-ménage.↩
24. Tithi Bhattacharya (dir.) (2017), Social Reproduction Theory : Remapping Class, Recentering Oppression, London : Pluto.↩
25. Louise Toupin (2014), Le salaire au travail ménager : chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Montréal : Remue-ménage ; Christina Rousseau (2015), « Wages Due Lesbians : Queer Marxist Feminist Organizing in 1970s Canada », Gender, Work and Organization, 22, 4 ; Christina Rousseau (2016), « The Dividing Power of the Wage : Housework and Social Subversion », Atlantis : Critical Studies in Gender, Culture, and Social Justice, 37, 2.↩
26. Himani Bannerji (1995), Thinking Through : Essays on Feminism, Marxism and Anti-Racism, Toronto : Women’s Press.↩
27. Karl Marx (2004), « Enquête ouvrière (1880) », Travailler 2 (12), p. 21-28 ; Assad Haider et Salar Mohandesi (2013), « Workers’ Inquiry : A Genealogy », Viewpoint Magazine, 27 septembre ; Notes from Below (dir.) (2018). « The Workers’ Inquiry and Social Composition », Notes from Below, 29 janvier.↩
28. Glen Sean Coulthard (2014), Peau rouge, masques blancs, Montréal : Lux ; Nick Estes (2019), Our History Is the Future : Standing Rock versus the Dakota Access Pipeline, and the Long Tradition of Indigenous Resistance, New York : Verso.↩
29. Sarah Smellie (2018), « Mind the Gap : St. John’s Wage Inequality Worst in Atlantic Canada », CBC News, 28 janvier.↩