Ce que l’Europe nous a fait : Juifs, Palestiniens, Musulmans, Arabes

Par Ariella Aïsha Azoulay
Publié le 14 décembre 2024

Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici l’intervention d’Ariella Aïcha Azoulay dans le panel intitulé « Impérialisme et État nation, défaire le nœud de la race ».

Minette Carole Djamen Nganso

Parallèlement à d’autres définitions du génocide, dont bon nombre proviennent de discours juridiques ou relevant du droit international, j’aimerais en proposer une autre : un génocide a lieu lorsqu’un groupe de personnes ou des entités institutionnalisées, comme des États, parviennent à un consensus entre eux et leurs partisans selon lequel un groupe particulier – par exemple les Palestiniennes et Palestiniens – est exterminable. Un tel consensus désactive le pouvoir des considérations morales ou le pouvoir des opposants d’interférer dans son avancement. L’engagement des États occidentaux à protéger ce consensus depuis octobre 2023 et à utiliser la violence contre leurs propres citoyennes et citoyens qui le contestent est révélateur de leurs intérêts dans sa perpétuation et dans le maintien des Sionistes dans leur rôle de mercenaires de l’Occident.

Je me souviens avoir été troublée lorsque j’ai lu pour la première fois dans Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt la rapidité avec laquelle Reinhard Heydrich, l’un des dirigeants nazis, a fait approuver la « solution finale » à la Conférence de Wannsee. « On comprend que Heydrich ait pu craindre de ne pas pouvoir s’assurer le concours actif de tels hommes dans les meurtres de masse », écrit Arendt. « Eh bien, continue-t-elle, il ne pouvait se tromper davantage »1. Un consensus a été atteint instantanément, et les participants sont immédiatement passés à la proposition de plans pragmatiques pour la mise en œuvre de la « solution finale ».

Eh bien, à la suite du 7 octobre, même sans une Conférence de Wannsee, un consensus immédiat et implicite en faveur du génocide a été atteint à la fois parmi les dirigeants politiques et militaires israéliens, qui l’ont vendu aux habitants de la colonie sioniste en Palestine comme une autre guerre existentielle, aussi bien qu’aux pays impérialistes occidentaux qui ont rapidement apporté leur soutien sous forme d’argent, d’armes, de couverture médiatique et de répression internationale des opposants, y compris sur les campus et les lieux de travail.

Les images que les Palestiniennes et Palestiniens font sortir sans relâche du ghetto photographique qu’est Gaza évoquent tout un ensemble d’archives des maintes itérations de la violence génocidaire euro-sioniste qui n’a pas arrêté de décimer les moyens de subsistance des Palestiniennes et Palestiniens depuis 1948. Prenant ceci en considération, ce qui pourrait sembler être un consensus rapide atteint en octobre 2023 n’en est pas un, et nous sommes obligés à aborder le génocide actuel plutôt comme étant intrinsèque au régime qui le perpètre, et à chercher ce consensus plus tôt dans la ligne du temps, lorsque l’impérialisme génocidaire euro-américain a mandaté un petit groupe de Juifs sionistes de détruire la Palestine, prétendument pour le bien-être des Juives et des Juifs du monde entier.

Nous devons désapprendre les marqueurs spatio-temporels qui permettent à l’Occident d’utiliser son discours juridique international pour dépeindre cette violence génocidaire comme un « conflit israélo-palestinien », effaçant ainsi ses origines dans le projet génocidaire occidental, toujours en cours, à l’échelle mondiale. Cette dyade trompeuse « Israélien-Palestinien » n’aurait pas pu voir le jour si, en novembre 1947, l’ONU, établie dans le cadre de la vision impériale d’un « nouvel ordre mondial », n’avait pas décidé de sacrifier la Palestine et, par la suite, le monde judéo-musulman, dans le cadre de ses efforts pour absoudre l’Europe de ses crimes contre les Juives et les Juifs et trouver une autre « solution » en dehors des territoires euro-américains pour les centaines de milliers de Juives et de Juifs qui étaient encore dans des camps de personnes déplacées en Europe.

La résolution de partition de l’ONU, nous ne devrions cesser de le répéter,
a été émise contre la majorité des Palestiniennes et Palestiniens
habitant la Palestine et contre les Juives et les Juifs du monde entier
qui n’avaient pas choisi la voie sioniste.

Je vais maintenant revenir à Hannah Arendt,
cette fois sur sa notion de crimes contre l’humanité.
Sachant bien que les plans d’extermination de la Seconde Guerre mondiale,
inscrits sur les corps des Juifs, des Roms, des personnes queer,
des communistes et des membres d’autres groupes racialisés,
ne seraient malheureusement pas les derniers,
Arendt s’est rendue à Jérusalem pour assister au procès d’Eichmann
et a rédigé un rapport détaillé qu’elle a transmis dans un dialecte anticolonial
afin que nous n’oublions jamais le principe de ces crimes contre l’humanité,
que le tribunal de Jérusalem n’a pu qu’échouer d’articuler
en 1961, dans une Palestine colonisée et détruite. 

Arendt nous invite à comprendre le génocide que nous voyons
depuis octobre 2023 non seulement comme une attaque
contre ces groups racialisés – les Palestiniens et les Libanais,
mais en même temps aussi comme une attaque
contre les fondations mêmes des communautés où ces crimes sont perpétrés.
Ils mettent ces communautés en grave danger et endommagent leur loi
qui précède toutes les lois imposées et normalisées par la violence de l’ordre impérial.
La loi en question, comme Arendt l’exprime éloquemment,
est celle de la diversité humaine. 

Ce cette loi que l’impérialisme et le colonialisme détruisent et remplacent
en utilisant une violence génocidaire pour exclure ceux et celles
qu’ils ont forcé·e·s d’abord d’être inclus sous leurs régimes.
Ainsi, coloniser la Palestine et la vider de ses Palestiniennes et Palestiniens
dès 1948 en créant un État pour empêcher leur retour
constituait un crime contre l’humanité.
Ses auteurs, ceux qui l’ont exécuté, étaient pour la plupart des euro-sionistes,
des Juifs eux-mêmes victimes de cette loi de l’exclusion inclusive
qui a détruit leur diversité en les forçant d’être inclus pour aussitôt être exclus.

Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale,
dans le cadre de l’auto-absolution des crimes de l’Europe,
les puissances impérialistes euro-américaines ont autorisé les euro-sionistes
à conquérir la Palestine : « La Palestine est à vous »,
disaient-elles, par la loi des Nations Unies.
Et ainsi, elles ont désigné la population palestinienne
comme celle sur laquelle ces crimes contre l’humanité seraient inscrits. 

Un génocide se manifeste en trois phases : expulsion, concentration, meurtre.
Ces phases peuvent se dérouler sur une longue période ou à grande vitesse
et sembler déconnectées, bien qu’elles soient entremêlées.
Elles ne se déroulent pas toujours dans cet ordre, mais elles partagent
le même objectif : éliminer un ou plusieurs groupes afin de fabriquer
un peuple ou un corps politique libéré de la présence de ces groupes.

Avec du recul, le génocide actuellement en cours à Gaza se poursuit
depuis 1948 et est entremêlé avec le génocide que l’Europe a inscrit
sur les corps des Juives et des Juifs.
Les deux ont leur origine dans les technologies et imaginaires
racialisant et colonisateurs euro-américains.
Pour mieux comprendre cela, nous devons désapprendre
le récit euro-sioniste de la fondation d’Israël en Palestine
afin de pouvoir reconnaître qu’un État pour « les Juifs »
a en réalité été créé dans le but d’éliminer les Juives et les Juifs,
les faisant disparaître dans une nouvelle catégorie de Juifs
dépouillés de leurs longues histoires diverses et de leurs souvenirs indisciplinés.
Ce nouveau type de Juifs est connu sous le nom d’« Israéliens » et « Israéliennes ».

Pour comprendre le génocide actuel, nous devons remonter à l’Europe
de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle,
lorsque, dans le sillage de l’invasion napoléonienne de l’Égypte,
la Palestine a été transformée en question, un premier moment de sa colonisation.
Les entrepreneurs de l’empire ont ignoré la Palestine en tant que monde
et n’y ont vu principalement que des ressources qu’ils pouvaient extraire.
Transformer un peuple en question — la « question juive » — a
également été le début d’un projet colonial.
Les entrepreneurs de l’empire ont ignoré la diversité des communautés juives
et ont forcé les Juives et les Juifs à abandonner leurs modes de vie
alors qu’ils commençaient à façonner des « solutions »
pour se débarrasser d’eux, au profit de leurs intérêts.

Ce genre de violence fondatrice, qui transforme un lieu ou un peuple en question,
est souvent enterré sous d’autres vagues de violence,
afin de faire même oublier à celles et ceux qui ont été colonisé·e·s par ce type
des questions impériales, que leur lutte n’est pas seulement
une lutte contre leurs auteurs immédiats, mais aussi contre ceux
qui les ont forcés à devenir la question ou la solution,
et à oublier qui ils étaient avant d’être exilés,
et les mondes dont ils ont été exilés, rendus inexistants.
Pour la création au XIXe siècle d’une nation juive moderne,
la violence impériale a d’abord été exercée contre des communautés juives
différentes les unes des autres et dispersées dans le monde entier,
les obligeant à se reconnaître dans cette entité fabriquée — étrangère
à leurs croyances, pratiques et lois qui n’étaient ni centralisées ni homogènes.

C’est ainsi que le problème juif et sa première « solution » — l’unification — sont nés.
Ces efforts d’unification ont été menés par la violence
de l’assimilation et de l’émancipation,
et la priorisation d’un exil des Juives et des Juifs par rapport à plusieurs autres,
dans le but d’éliminer la diversité juive et de les transformer en quelque chose d’autre.
Ces efforts étaient voués à l’échec, car dans l’imaginaire européen,
les Juives et les Juifs ne disparaissaient pas et persistaient en tant que problème.
Tout au long de ces processus,
l’existence de nombreuses identités et langues juives
a été rendue impossible.

Refusant de me reconnaître dans l’identité qui m’a été imposée à la naissance
dans les usines d’humaines et humains de l’État sioniste,
et refusant de reconnaître le résultat de la violence du projet euro-sioniste
comme un fait accompli, je revendique mes identités ancestrales.
Je suis une Juive palestinienne — bien que cela soit une espèce en voie d’extinction.
Et pour l’instant, le monde dans lequel cette identité existait et se reflétait
est violemment répudié.
Je suis une Juive algérienne, ce qui est également une espèce en voie d’extinction.
Les sionistes chrétiens et des groupes tels que
la London Society for Promoting Christianity Amongst the Jews,
avec des chapitres en Palestine depuis le début du XIXe siècle,
avaient déjà transformé la Palestine en « question »
et mobilisé la place que la Palestine/Sion avait dans les cœurs des Juives et des Juifs
vers un projet colonisateur dans lequel elles et ils ont été et sont toujours
utilisé·e·s pour jouer un rôle dans la conception impériale chrétienne du monde.

L’Église du Christ, fondée à Jérusalem au début des années 1840,
est un exemple d’assimilation liée à la conversion au sécularisme
ou directement au christianisme.
La plupart des histoires du sionisme passent sous silence le fait que,
depuis le début du XIXe siècle, des sionistes non-juifs
de France, d’Angleterre et d’Allemagne ont été les premiers
à concevoir des plans pour la colonisation de la Palestine par les Juifs,
qui n’étaient pas souhaités en Europe, à moins qu’ils ne se convertissent
et ne remplissent cette mission.
Avec la montée du racisme européen contre les Juives et les Juifs
et l’expansion contagieuse du nationalisme et
de ses violentes technologies de l’État-nation
comme instrument de purification ethnique,
l’imaginaire politique d’un monde organisé exclusivement
sous la forme d’États-nations s’est consolidé.
Ainsi, les Juives et Juifs d’Europe ont été progressivement
éduqué·e·s et encouragé·e·s à migrer vers la Palestine
et à adopter ce projet européen — un projet
cherchant à se débarrasser d’elles et eux — comme leur projet de libération,
celui qui leur permettrait enfin de retrouver leur dignité humaine,
écrasée et blessée par l’Europe.
L’engagement de l’Allemagne envers les réparations pour l’Holocauste
rend explicite le lien entre Israël comme solution au crime qui a lui-même créé le « problème juif ».

Il est bien connu que, tout au long du XXe siècle,
l’Europe a continué à chercher des solutions territoriales,
c’est-à-dire coloniales — des endroits où les Juives et les Juifs
pourraient être transféré·e·s : l’Ouganda, Madagascar et Theresienstadt,
jusqu’à ce que la Palestine soit finalement « choisie ».
À la fin de la Première Guerre mondiale, la Palestine avait déjà été conquise
par l’Europe, séparée de la Syrie et du Liban, et divisée en trophées
entre les Britanniques et les Français — en partie aussi
comme punition de l’Allemagne.

Les trois pays européens étaient responsables
de la transformation de la diversité juive en membres du peuple juif,
un peuple ayant la particularité de ne pas avoir de terre à lui,
ce que le XIXe siècle a transformé en un problème à résoudre.
C’est ainsi que la solution au « problème juif »
a commencé à s’entremêler avec une solution à la question de la Palestine.
C’est ainsi que la Palestine a pu devenir une colonie,
une colonie de peuplement — un projet européen sous-traité aux Juives et aux Juifs,
qui ont fini par participer à la « solution » au problème qu’ils posaient
à l’Europe et à servir de solution à la peur de l’Europe de perdre la Palestine
au profit de ses habitants, qui ont résisté à son pouvoir colonial
et ont déposé des griefs contre elle.

C’est ainsi qu’un État-nation juif « semblable à tous les autres »
a pu naître et que ses dirigeants imposés ont été reconnus
comme représentants du peuple juif dans le monde entier.
Sans l’investissement des puissances impériales euro-américaines
dans le maintien d’un État sioniste, le régime colonial en Palestine
et le génocide actuel n’auraient pas survécu.
D’autres formations politiques, cherchant à réparer les blessures et injustices
causées par le projet tragique de faire de la colonisation de la Palestine
un projet de libération juive de la catastrophe de l’Holocauste,
auraient pu voir le jour depuis longtemps.
Chacune de ces solutions à la « question juive » et à la « question palestinienne »,
inventée et soutenue par les puissances euro-américaines
et leurs technologies impériales, dissimule la véritable question
qui a donné naissance à ces questions — l’Europe et l’Occident en général !

C’est dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale
que les puissances euro-américaines ont transformé le mouvement sioniste,
un mouvement marginal dans la vie des Juives et des Juifs du monde entier,
en une puissance étatique, permettant aux sionistes de convertir
la diversité juive en sionistes ou en Israéliens, et de provoquer leur migration forcée
du monde judéo-musulman en Afrique du Nord et au Moyen-Orient,
tout en agissant en tant que leurs représentants, et en étant reconnus par l’Occident comme tel.

À ce jour, cette technologie de racialisation européenne,
aggravée par sa variante américaine,
est utilisée pour préserver cette division entre Juifs et Palestiniens,
Juifs et Arabes,
Juifs et Berbères,
Juifs et Musulmans,
comme si ces catégories étaient mutuellement exclusives,
et pour effacer de la mémoire l’existence d’un monde judéo-musulman,
tout en favorisant l’invention d’une « tradition judéo-chrétienne »
qui a permis à l’Europe de renaître en tant que sauveur des Juives et des Juifs.

Nous, Juifs musulmans, ainsi que Houria Bouteldja m’a inspiré à me percevoir,
des Juives et des Juifs dont les ancêtres ont été déraciné·e·s et exilé·e·s
de ce monde que nous partagions avec les musulmanes et musulmans,
avons le droit de continuer à nous opposer à la réorganisation du monde
qu’on nous présente comme faisant partie d’un monde judéo-chrétien,
dont l’histoire inventée nous est à nouveau imposée par ceux qui nous ont colonisés,
de telle sorte que non seulement nous ne vivons plus parmi les musulmanes et musulmans,
mais qu’il est aussi devenu difficile de se souvenir que nous avons jamais vécu avec
elles et eux depuis le tout début de l’Islam.

Je terminerai avec Siril Shirizi, l’un des fondateurs de la Ligue juive antisioniste au Caire,
un groupe d’activistes juifs arabes anti-partitionnistes,
qui a écrit en 1947, probablement avant d’être présent parmi les manifestants au Caire :

Juifs ! Juives !
Le sionisme veut nous entraîner dans une aventure dangereuse et désespérée. Le sionisme contribue à rendre la Palestine inhabitable. Le sionisme veut nous isoler du peuple égyptien. Le sionisme est l’ennemi du peuple juif.
À bas le sionisme ! Vive la fraternité des Juifs et des Arabes !
Vive le peuple égyptien !

La décolonisation de la Palestine
est donc inséparable de la reconstruction du monde judéo-musulman.

Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 28 septembre dans le la panel intitulé Impérialisme et État nation, défaire le nœud de la race.

Les photos de la conférence ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD). 

NOTE


1. Hannah Arendt, « Eichmann à Jérusalem », dans Les Origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem, Paris : Gallimard, 2002, p. 1127. ↩