Pistes pour une alliance entre les prolétariats blanc et non-blanc en Amérique du nord : discussion stratégique avec Houria Bouteldja

Par HOURIA BOUTELDJA
Publié le 19 octobre 2023

Dans son ouvrage Beaufs et barbares, Houria Bouteldja fait le pari d’un « nous » qu’elle admet d’entrée de jeu difficile à assumer. Pour la militante décoloniale cofondatrice du Parti des Indigènes de la République, proposer une alliance entre les classes populaires blanches et les communautés issues de l’histoire coloniale et esclavagiste, c’est se salir les mains. D’autant plus qu’elle les invite à s’organiser à l’intérieur de l’État-nation, qu’elle qualifie dès le départ d’État racial. Si une telle proposition venant d’une militante décoloniale algérienne a le mérite de secouer les idées préconçues pour ouvrir le débat, elle semble difficilement récupérable à l’extérieur de la France et encore moins par des militantes et militants blancs, organisés sur un territoire colonisé.

Alors quel intérêt pour une revue comme Ouvrage de s’intéresser à Beaufs et barbares? Avouons de prime abord que la revue n’est pas très active sur le terrain décolonial. Cependant, la présence de Bouteldja de ce côté de l’océan a semblé une occasion à saisir pour nous mouiller sur la question de l’État-nation et du potentiel d’organisation entre blancs et non-Blancs sur le terrain du travail. Les organisations syndicales sont imbriquées dans l’État québécois et font le lien entre l’État racial/colonial et les travailleurs blancs, comme en témoigne la mollesse de la réponse syndicale à l’adoption de la loi sur la laïcité de l’État – voire carrément la volonté de certains syndicats à en élargir la portée. Pourtant, les milieux de travail sont loin d’être blancs et dans certains secteurs parmi les plus combatifs, les blancs sont même minoritaires. Bref, dans un contexte de colonialisme de peuplement, alors que les volontés de renforcer l’État-nation québécois par un projet d’indépendance s’opposent brutalement aux revendications nationales des populations autochtones et inuit, est-il possible, voire souhaitable, de tenter d’importer l’alliance proposée par Bouteldja de ce côté de l’Atlantique.

Si en tant que militants blancs, on aspire à dépasser un antiracisme qui est strictement moral ou à éviter de se limiter à la seule voie de la solidarité avec les luttes antiracistes et décoloniales, quelles sont les possibilités d’organisation dans une perspective révolutionnaire dans le contexte de colonialisme de peuplement en Amérique? La discussion suivante témoigne des réflexions, doutes et désaccords soulevés par la lecture de Beaufs et barbares. Loin de fournir des réponses toutes faites, la lecture de l’ouvrage jette les bases de discussions nécessaires pour toute organisation qui souhaite dépasser un stade strictement théorique. — VS

Etienne Simard : Votre dernier livre nous a confronté à plusieurs questions importantes pour les luttes que nous menons ici en Amérique du Nord. Vous avez précisé dans votre livre de même que lors de votre récent passage à Montréal que la proposition stratégique que vous défendez concerne la France et que le travail est à faire dans les autres pays pour formuler et répondre aux questions politiques qui s’imposent. Or, voulant nous aussi nous « salir les mains », nous vous remercions de bien vouloir tenir cette conversation avec nous pour débroussailler et clarifier plusieurs éléments.

Commençons d’abord par la notion d’État racial intégral. Au Canada on a l’habitude, à gauche, de comprendre les institutions politiques comme État capitaliste et comme État colonial. Pourriez-vous nous expliquer votre conception de l’État racial? Comment s’articule-t-elle avec la notion d’État colonial?

Houria Bouteldja : La notion d’État racial a été mise en évidence notamment par David Theo Goldberg, mais il n’est pas le seul. Pour lui, il semble penser que tous les États capitalistes avancés, qui sont en fait en gros les États occidentaux, sont des États raciaux, d’une manière ou d’une autre. Partant de ce principe, j’ai fait l’hypothèse que l’État français en est un, et c’est la démonstration que je fais. Ainsi, je pense que c’est aux Canadiens de faire la démonstration que l’État canadien est un État racial. Évidemment, quand on prend la matrice générale de ce qu’est un État racial, dont la puissance capitaliste est fondée sur l’État racial, il est évident que le Canada est un État racial. De un, parce que c’est un État colonisateur au sens premier du terme : un colonialisme de peuplement qui est passé par la première étape qui est l’extermination ou la mise au ban des autochtones. Cela fait déjà fondamentalement de lui un État racial. Et par la suite, j’imagine qu’il a aussi profité de la mise en esclavage des Noirs ou d’autres populations, qu’aujourd’hui la société canadienne est une société stratifiée racialement (pas que, mais entres autres, racialement). Donc, le Canada est un État racial, il n’y a pas de doute. Maintenant, qu’est-ce qui fait la spécificité de l’État racial canadien et québécois en particulier, c’est vous qui le savez.

Valérie Simard : C’est un peu ça le nœud qu’on voyait en lisant votre proposition par rapport au fait que dans le contexte canadien en tant que colonie de peuplement, on est un peu comme les blancs en Algérie, les pieds-noirs. Comment utiliser votre proposition dans un contexte de colonisation qui est toujours en cours?

HB : Avec peut-être la différence qu’il y a des colonialismes qui réussissent et d’autres qui ne réussissent pas. Ceux qui ne réussissent pas sont rares. Le cas de l’Algérie est extrêmement rare. Dans votre cas à vous, j’ai envie de dire que vous êtes des colons qui avez réussi, si je peux m’exprimer cyniquement. Je ne vois pas d’issue de type algérienne dans le cas québécois. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je n’imagine pas que les blancs québécois vont repartir de là où ils venaient. Je ne pense pas qu’il y ait un rapport de force suffisamment fort en faveur des autochtones pour que cette éventualité devienne une hypothèse crédible. C’est une différence triste et malheureuse, dramatique et tragique.

ES : Par contre, il y a certains territoires qui sont revendiqués par des nations autochtones. On a l’impression que, dans les prochaines décennies, il y aura de nouvelles occasions pour des  communautés pour défendre leur autodétermination sur certains territoires. Avec les besoins énergétiques, le Québec aura besoin de construire de nouveaux barrages hydro-électriques ce qui constitue autant d’occasions pour résister ou s’approprier des leviers pour défendre une  souveraineté autochtone. Mais, dans l’immédiat, il ne semble  pas émerger de projet d’indépendance nationale concret et soutenable. La dépossession a été tellement violente et profonde. La question demeure à démêler. Si Montréal était en Europe, on pourrait par exemple reformuler votre proposition d’alliance entre prolétariat blancs et non-blancs en ralliant Montréal-Nord et Hochelaga, mais, dans le cas d’une colonie nord-américaine, la question de l’alliance à trois avec, par exemple, Kanesatake demeure incontournable et beaucoup plus complexe. Il y a bien certaines luttes, notamment écologiques, qui parfois tendent à s’allier avec les luttes décoloniales autochtones, par exemple contre des projets de pipelines ou de méga barrages.

VS : Sous un angle où il y a davantage de similitudes entre la France et le Québec : vous considérez que, présentement , il y a un moment stratégique en France avec le mouvement des gilets jaunes, puis le mouvement contre la réforme des retraites. Ici aussi, les mouvements sociaux des dernières décennies se sont organisés contre les mesures d’austérité et en faveur de la sauvegarde des services publics et de l’État providence. Mais ces différents mouvements opposés au programme noélibéral ont participé à protéger les acquis, le pacte social et donc à la préservation de l’État racial.

HB : Toute lutte progressiste qui vise à améliorer le sort des nationaux et qui n’est pas internationaliste et qui n’est pas anti-impérialiste renforce le pacte racial. Le pacte social renforce le pacte racial : c’est là toute la contradiction profonde qui fait qu’aucun internationalisme n’est possible si ce lien de domination structurelle n’est pas remis en cause. C’est pour ces raisons-là que nous, indigènes de l’intérieur, qui sommes au cœur de la bête, on dit depuis le départ qu’on refusait de venir en soutien aux luttes blanches. J’ajoute que nos propres luttes seraient intégrationnistes si elles n’étaient pas internationalistes. Si, par exemple, on se contentait d’une lutte anti-raciste pour améliorer notre sort à l’intérieur de l’État nation ou pour mettre fin aux violences policières ou aux crimes policiers tout simplement pour devenir des français comme les autres, ce serait un projet intégrationniste et impérialiste : nous-même, on favoriserait notre propre blanchiment. C’est évidemment ce que nous ne faisons pas. La lutte décoloniale est d’abord une lutte anti-impérialiste ; l’anti-impérialisme vient avant tout le reste. Ce qu’on vise d’abord, c’est la rupture du pacte racial. Cela signifie notre propre rupture avec la logique de l’État racial et avec l’État bourgeois. La rupture ne peut venir que si les organisations politiques qui s’opposent à la bourgeoisie rompent le lien qu’elles ont avec elle, qui est précisément le pacte racial. Il ne s’agit pas simplement de mener une lutte de classe ; il faut aussi rompre le lien racial qui radicaliserait la lutte de classe. Or, là, la lutte de classe est circonscrite à l’intérieur de la logique nationale, ce qui fait que, finalement, ce n’est pas vraiment une lutte de classe.

Milos Hronec, Flower

ES : On constate un retour au protectionnisme et à l’isolationnisme parmi la droite, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Comment la gauche peut-elle s’insérer dans ce processus en marche, comme vous le proposez, sans simplement participer au renforcement du nationalisme de droite? Le mouvement ouvrier au Québec a historiquement été très proche du mouvement d’indépendance national, or chaque fois qu’il a été au gouvernement, le Parti québécois (centre-gauche nationaliste) a pris des mesures anti-travailleurs et austéritaires. La gauche non-parlementaire s’en est éloignée depuis. Est-il possible de proposer une alliance autour d’un Frexit entre prolétariat blancs et non-blancs sans risquer le renforcement de la droite?

HB : Cette contradiction est d’apparence. Il se trouve que l’Union européenne est un super-État-nation, un super-État-racial. En plus, contrairement à ce qui nous a été promis, c’est un espace qui favorise le fascisme plutôt que le contraire. On voit qu’à l’échelle européenne, les fascismes s’épanouissent de plus en plus. L’Europe n’est pas une barrière aux fascismes. Un nationalisme qui se développe à l’échelle européenne ou à l’échelle nationale, pour moi c’est pareil : il n’y a pas un plus grand danger à une échelle plutôt qu’à une autre. C’est pourquoi l’échelle nationale ne me fait pas plus peur que l’échelle européenne. Par contre, j’ai un rapport stratégique avec cette question. Il se trouve que je vois dans l’Europe une faiblesse qui est qu’elle trahit sa fonction sociale. Autant elle promeut et renforce le pacte racial, autant elle est extrêmement faible sur la partie sociale, voire elle trahit ce que l’État-nation permettait aux classes populaires. D’un point de vue social, mais aussi démocratique : l’Europe est anti-sociale et anti-démocratique. Ce qui fait que les classes populaires n’aiment pas l’Europe, elles s’en méfient et l’ont fait savoir quand, en 2005, et l’extrême-droite, et la gauche et l’extrême-gauche ont voté contre. Les deux courants politiques qui représentent les classes populaires, c’est-à-dire ceux d’extrême-droite ou de gauche et d’extrême-gauche, ont convergé pour dire non au traité européen. Ça veut bien dire qu’il y a une sensibilité populaire contre l’Europe. Il me semble que c’est quelque chose qu’il faut, un minima, utiliser, mais dans un sens, un projet soit de gauche quand on est de gauche, soit décolonial quand on est décolonial. Parce que, pour moi, le Frexit, n’est pas, en soi, ni de droite ni de gauche, parce que c’est le contenu politique du Frexit qui définit sa direction. Je suis aujourd’hui à l’intérieur de l’État-nation français : est-ce que je suis empêchée de mener une politique émancipatrice, communiste, marxiste, décoloniale, féministe etc.? Non! Ce que je peux faire à l’échelle de l’Europe, je peux bien le faire à l’échelle de l’État-nation. Bon. Alors pourquoi ne pas quitter cette Europe comme nous le disait Fanon : « Quittons cette Europe ».

Moi, cette Europe, dont je sais qu’elle est, finalement, l’union des classes dirigeantes et des capitalistes.  Et qu’au sortir de la guerre, alors que l’ensemble des bourgeoisies nationales perdaient leur mainmise sur l’Afrique, parce que c’était l’époque des indépendances, ils ont décidé de construire l’Europe précisément pour résister à leur propre déchéance. Quand, nous, on sait que l’Europe a permis aux occidentaux de maintenir leur hégémonie, cela signifie, et c’est un calcul tout ce qu’il y a de plus mathématique, si l’Europe sert leurs intérêts, ça veut dire que l’échelle nationale les affaiblit, les classes dirigeantes. C’est dans mon intérêt à moi, en tant qu’anti-impérialiste, d’affaiblir précisément les bourgeoisies nationales et, donc, de revenir à l’État-nation. Mais il se trouve que mon projet, qui est d’abord anti-impérialiste, il rencontre une aspiration des classes populaires blanches qui, elles, sont contre l’Europe — pas pour les mêmes raisons que moi, évidemment, pas parce qu’elles sont anti-impérialistes, ce serait trop beau — précisément parce que le cadre de l’État-nation les protègent plus que l’Europe libérale. Eh bien, soit! Faisons ce pas ensemble. Vous voyez bien que ce pas, on ne le fait pas sur un projet commun ; on le fait sur un projet antagonique. Moi, en tant qu’anti-impérialiste, et les décoloniaux et les indigènes parce que l’Europe est raciste, parce qu’elle est suprémaciste blanche, parce qu’elle est anti-sociale ; et les blancs parce qu’elle les trahit. Très bien! Il n’y a pas de malentendu. Chacune des deux parties sait où elle va.

La troisième chose qui m’intéresse dans le retour au cadre national, c’est la question du pouvoir. Il me semble que ce qui fait l’attrait des blancs, notamment, vers l’extrême-droite, c’est aussi le désespoir. Et ce désespoir est aussi nourri par le fait que les classes populaires n’ont plus aucun pouvoir sur leur destinée : parce qu’elles ne décident plus rien ; parce qu’il n’y a plus aucune forme de démocratie ; parce que si on veut garder un hôpital local, l’Europe, à cause de la pression libérale, dit non, qu’on n’aura pas d’hôpital. Eh bien ça, ça fait partie du désespoir des classes populaires blanches. Il me semble que, si on veut y répondre d’un point de vue qui fasse concurrence à l’extrême-droite, c’est précisément de dire qu’il faut revenir à l’État-nation, dans un premier temps, pour une raison strictement stratégique qui consiste à retrouver une force et un pouvoir populaire. C’est ça l’objectif stratégique. C’est de se dire : il faut que les classes populaires retrouvent une part de leur pouvoir pour pouvoir mener à bien leurs propres projets d’émancipation. Parce que, si on veut s’émanciper, si on veut se libérer, si on veut promouvoir un projet ou un programme écologique, par exemple, encore faut-il avoir le pouvoir de le faire. Mais si on n’a aucune force populaire, on ne pourra pas le faire.

Mon point de vue, c’est que le retour à l’État-nation, c’est plein de choses en même temps, c’est un pari qui n’est pas gagné parce que les forces réactionnaires ne vont pas disparaître, que les bourgeoisies nationales existent quoiqu’il en soit et que l’impérialisme existe aussi. Ce n’est pas parce qu’on revient à l’échelle nationale que, tout d’un coup, on fait disparaître toutes les tares du capitalisme. Pas du tout! La seule chose qu’on aura peut-être gagnée, c’est un peu plus de pouvoir au niveau populaire, c’est recréer quelque chose qui ressemblerait à une union populaire, à une souveraineté populaire. Et, ensuite, c’est penser des projets qui seront eux-mêmes antagoniques parce que, même si on revient à l’échelle de l’État-nation, le mouvement décolonial va vouloir promouvoir un projet anti-impérialiste. Je ne parie pas sur les masses blanches pour vouloir aller vers un projet anti-impérialiste. Il n’en reste pas moins que c’est une question de politisation. On a vu, par exemple, avec les gilets jaunes que, alors qu’on les croyait quasiment acquis et vendus à l’extrême-droite, on s’est rendu compte qu’ils se sont gauchisés. Moi, je suis de ceux qui pensent que c’est une dynamique politique qui transforme les gens, même les blancs. Les blancs ne sont pas figés dans leur blanchité. Il s’agit de proposer un projet, qu’il soit un projet de justice sociale, qu’il soit anti-impérialiste, qu’il soit anti-raciste, mais où tout le monde y trouve son compte, évidemment. C’est un pari, mais c’est surtout une question de politisation des forces en présence. Et la gauche a tout intérêt à investir cette question d’un Frexit décolonial parce que c’est le seul qui, à mon avis, sera un projet qui soit réellement anticapitaliste. On n’imagine pas un projet anticapitaliste qui ne soit pas aussi un projet anti-impérialiste.

ES : La proposition de votre livre fait penser aux mobilisations contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) qui ont eu lieu il y a une vingtaine d’années. Dans les manifestations en marge du Sommet des Amériques à Québec en 2001 se côtoyaient dans les rues et les campements des groupes et des partis de gauche et d’extrême-gauche, des nationalismes autochtones et du Sud, des mouvements féministes et des groupes de migrants, bon nombre de nationalistes québécois aussi. Pour mettre en échec une ZLÉA antisociale et impérialiste qui permettrait aux entreprises américaines de contrôler l’ensemble du continent, une forme d’alliance entre nationalismes de gauche et autochtones, syndicats et groupes anticapitalistes allaient un peu de soi, ou auraient pu être construite plus sérieusement si le projet n’avait pas été abandonné par les différents gouvernements. Votre proposition aurait pu s’appliquer presque telle quelle pour sortir de cette zone de libre-échange.

HB : Dans le cas de la France, on a mis en évidence un concept d’internationalisme domestique, que vous pourriez peut-être utiliser à votre niveau. Nous, par exemple, ce qui nous intéresse précisément, c’est revenir à l’échelle de l’État-nation pour mieux combattre l’État-nation. Et mieux combattre l’État-nation, ce n’est pas seulement être anti-impérialiste, c’est aussi favoriser ou encourager ou se solidariser des régionalismes, des nationalismes régionaux. Par exemple, on a en France des revendications régionales de type alsacienne, de type occitane, de type bretonne etc. parce qu’il y a aussi un désir de combattre l’État-nation par le biais de la revendication des identités culturelles locales et régionales. Donc, ça veut dire aussi combattre l’État-nation par l’échelle en dessous de la nation qui est celle de la région. Évidemment, là aussi ce n’est pas sans ambiguïté puisqu’il y a des nationalismes régionaux de droite comme de gauche. C’est toujours pareil : il y a ceux qui sont racistes et ceux qui ne le sont pas. Donc, là aussi, il faut faire le tri. Mais il y a aussi une possibilité d’alliance domestique entre les régions et entre elles-mêmes et des quartiers ou des villes majoritairement non-blanches. On peut imaginer toute forme d’alliance.

VS : J’en comprends aussi dans ce que vous dites qu’il y a autant des possibilités d’alliances, mais j’ai l’impression qu’à travers ces possibilités d’alliances pour changer d’échelle, pour passer de l’échelle européenne à l’échelle nationale, il y a aussi une possibilité de vraiment assumer les antagonismes et de vraiment assumer les conflits aussi, par exemple entre blancs et non-blancs. Lorsque vous dites que les blancs ne sont pas tous figés dans la blanchité, j’accroche un peu là-dessus. Dans votre intervention à Montréal, vous faisiez la distinction entre les blanchités dépendamment du pays, mais vous faites aussi  référence à une identité transnationale qui est le suprémacisme blanc. Je me pose la question à savoir s’il est vraiment possible de dépasser l’avantage qu’il y a à être blanc.

HB : On n’est pas figé dans la blanchité déjà parce qu’il y a des antagonismes à l’intérieur de la blanchité. Il y a une blanchité qui assume son suprémacisme et qui milite pour le maintien de sa suprématie, mais il y a aussi une blanchité qui a conscience d’elle-même et qui est antiraciste. La blanchité anti-impérialiste existe. Je fais bien une distinction entre ce que sont les blancs objectivement, c’est-à-dire en tant qu’individus bénéficiant du rapport de domination raciale objectivement et les choix politiques de ces mêmes blancs. Tous les blancs en France ne votent pas Marine Le Pen. Et on l’a vu avec les gilets jaunes, ils ont été surprenants dans la mesure où c’est quand même des classes populaires blanches qui sont plutôt tendanciellement racistes et qui, pourtant, ont surpris l’opinion en se gauchisant. C’est ça que j’appelle ne pas être figé dans sa blanchité. Maintenant, ayant dit ça, j’ai quand même écrit un livre sur l’État racial intégral qui montre, par ailleurs, que c’est difficile de proposer un projet concurrentiel de la blanchité parce que même lorsqu’on est un blanc antiraciste, la question c’est : jusqu’où on est antiraciste? Jusqu’à quel point on est décoloniaux? En réalité, la plupart du temps, les blancs qui sont décoloniaux ou antiracistes le sont avec les limites d’un intérêt bien compris, qui est qu’il y a intérêt à rester blanc. Ça on le voit à l’extrême-gauche, on le voit dans tout le champ politique blanc. Tout ça pour dire qu’encore une fois, c’est une question de politisation, de dynamiques, de rapport de forces et que la blanchité ne sera défaite que si, évidemment, il y a une force supérieure à la blanchité qui puisse la concurrencer. Et, aujourd’hui, ni vous ni moi ne sommes capables de définir un projet qui soit capable d’offrir aux blancs quelque chose de mieux que ce qu’ils ont. Donc tout ça est une projection vers l’avenir. Si nous, antiracistes, pensions que les blancs sont figés dans leur blanchité, dans ce cas-là, il n’y aurait strictement plus rien à faire. Si c’était ça notre croyance, ça ne sert à rien de militer. Il faudrait juste attendre que le fascisme s’abatte sur nous et puis, en attendant, on va cueillir les pâquerettes. Ça ne sert à rien. Donc, soit on croit qu’il y a une marge de manœuvre et on va tout faire pour blanchir les blancs, ce qui ne sera pas une mince affaire et qui n’est pas, de mon point de vue, une position naïve. Je ne suis pas naïve parce que je crois qu’il y a l’État racial intégral, ce qui m’amène à être pessimiste au sens gramscien du terme, mais si on est des militants, on est obligés de faire une place à l’optimisme. Et surtout, on ne peut pas céder au racisme qui consisterait à penser que les blancs sont condamnés à être blancs. Pour moi ce serait du racisme. Je pense qu’il y a là une liberté que tout blanc peut prendre. Mais de la même manière qu’il y a une liberté qu’il peut prendre, il y a aussi une responsabilité, c’est-à-dire que, si les choses évoluent de manière inquiétante, comme on le voit, eh bien les blancs sont responsables de ce qu’il leur arrive. Ils seront responsables de devoir vivre dans un monde dangereux. On va vers un monde dangereux.

VS : Dans la conclusion de votre ouvrage, « Le choix des ancêtres », vous proposez de chercher une figure commune, une histoire commune, dans la perspective de retrouver une identité d’exploités qui pourrait être commune. N’y a-t-il pas un risque d’effacement des violences racistes et coloniales? Au Canada, une partie de la droite parmi les petits blancs se revendique ainsi d’une identité autochtone ou d’un métissage (la prétention qu’on a tous du sang autochtone) en faisant du révisionnisme.

Milos Hronec, Moments

HB : Je sais qu’au Canada, il y a ce genre de revendications d’autochtonie. Vous et moi, on sait que ce n’est pas vrai. C’est possible que des blancs aient du sang autochtone, avec tous les mélanges et les viols qu’il y a eus, je n’en disconviens pas. Cela étant dit, l’autochtonie qui est revendiquée, c’est une autochtonie de la filiation, du sang. Mais, moi, je ne parle pas d’une filiation du sang ; je parle d’une filiation des luttes, ce qui est très différent. À mon avis, c’est là qu’il faut apporter une nuance. Est-ce que les gens de droite dont vous parlez sont prêts à reconnaître la lutte, les figures qui ont émancipé les autochtones? Celles qui ont milité contre les blancs, contre la colonisation : c’est de celle-là dont je parle. C’est de ça dont il faut se revendiquer parce que, quand on est un blanc véritablement décolonial, on doit considérer que les figures autochtones qui ont pris les armes contre les blancs, contre les européens. Je pense que ce sont des libérateurs de blancs au sens décolonial du terme. Si on les accepte comme ancêtres, ça veut dire qu’on accepte de reconnaître tout le passé criminel de cette colonisation. De la même manière que nous, en France, on dit aux Français que le Vietnam, Diên Biên Phu, qui est considéré dans le récit national comme une défaite de la France, nous, nous disons que c’est une victoire des Français, du peuple français. La guerre d’Algérie, l’indépendance de l’Algérie, c’est une victoire du peuple français. Alors ceux des Français qui considèrent que c’est une défaite, ceux-là sont des ennemis. On ne peut pas former un corps politique, une nouvelle communauté politique avec des gens qui considèrent que l’indépendance de l’Algérie est leur propre défaite. Mais ceux qui considèrent que c’est une victoire même pour eux, vous voyez bien que qualitativement on est passé à autre chose. Ceux des blancs qui considèrent que l’indépendance de l’Algérie est leur victoire à eux, je ne peux rien leur demander de plus : ce sont des frères et des sœurs. Donc, vous voyez bien que, dans cet acte politique, il y a un dépassement de la blanchité. C’est en cela qu’on n’est pas figé dans la blanchité ; c’est ça le choix des ancêtres. Un français n’est pas obligé d’accepter d’avoir comme ancêtre Napoléon ou le général de Gaulle. Il peut préférer Aimé Césaire. Il peut préférer Sitting Bull. Il peut préférer les indépendantistes algériens. Il peut dire : « ce sont eux mes ancêtres ». Robespierre, les communards… Je n’ai pas de problème avec ça. Les communards, ils étaient contre l’esclavage, je n’ai pas de problème à les reconnaître comme mes propres ancêtres. Il s’agit de reconnaître une filiation des luttes d’émancipation du fait colonial, du fait esclavagiste, du fait capitaliste, du fait raciste : c’est ça la filiation commune. On ne peut pas rejoindre la filiation des droitards qui se revendiquent de l’autochtonie par le sang.

ES : Nous, d’où on part et comment on articule notre antiracisme, c’est dans l’organisation en milieu de travail. Chez les bas salariés de l’État, principalement dans l’administration publique et le réseau de la santé, une forte proportion des collègues sont non-blancs. Mon syndicat, par exemple, appuie les mesures de laïcité du gouvernement et réclame même l’interdiction du port de signes religieux pour l’ensemble des employés de l’État. On oppose à cette tendance un « nous, travailleur×se×s » qui doit l’emporter sur un « nous, québécois×e×s  blanc×he×s  francophones d’origine catholique ». Dans votre perspective stratégique, quelle place peuvent prendre les luttes en milieu de travail? En comprenant les choses en termes de composition politique de classe, en ce moment, les travailleuses et travailleurs les plus combatifs sont les bas salariés de l’État, les infirmières et les éducatrices en garderie, qui sont en grande partie des femmes non-blanches. Il y a aussi les luttes des personnes migrantes qui sont pour beaucoup des travailleuses domestiques, des travailleurs en entrepôts et dans la livraison. C’est beaucoup là-dessus qu’on se concentre : comment créer des solidarités entre les travailleuses et travailleurs en lutte pour définir un nous qui n’est pas blanc, qui dépasserait l’État-nation. Quelle place aussi peut prendre les luttes contre l’État en tant qu’employeur des bas salariés du secteur public dans les possibilités d’alliance entre prolétaires blancs et non-blancs?  Comment les luttes des travailleuses des services sociaux peuvent s’exercer dans et contre cet État racial?

HB : Dans mon livre, j’ai fait toute une partie sur la CGT, les syndicats, et sur la manière qu’elle s’est laissée nationaliser comme le parti communiste, pas complètement mais en partie. En réalité, la seule manière de former un nous avec les travailleurs non-blancs, je ne vois pas d’autres choses que de soutenir leurs revendications. Quand ce sont des travailleurs très précaires, des revendications salariales. Quand ce sont des travailleurs qui veulent pouvoir travailler librement sans mettre leur religion de côté, donc venir travailler avec un voile ou des signes religieux ; bref tout ce qui permet aux non-blancs de travailler à égalité avec le reste du corps social, pour moi, c’est ça la priorité pour former un vrai nous syndical et un vrai nous de la classe des prolétaires. Je ne vois pas d’autres possibilités. Dans chaque secteur d’activité, la priorité des syndicats est toujours de soutenir les travailleurs les plus précaires, or, la plupart du temps, les plus précaires sont les non-blancs. Également de faire comprendre aux syndicats l’importance de la lutte contre l’islamophobie et d’en faire une question principale.

ES : Effectivement, sur le plan de la lutte à l’islamophobie dans le mouvement syndical, tout est à faire ici. Vous critiquez d’ailleurs dans votre livre un « antiracisme moral » auquel vous opposez un « antiracisme politique ». Comment dans la lutte à l’islamophobie peut-on dépasser cet « antiracisme moral »?

HB : L’antiracisme moral est d’abord un antiracisme d’État. C’est l’antiracisme qui a émergé en France dans les années 1980 contre les luttes politiques de la deuxième génération d’immigrés : les enfants d’immigrés postcoloniaux qui revendiquaient l’égalité, mais aussi la fin des violences policières. Comme on a eu la marche de 1983, qui a été un immense succès de rue — il y a eu 100 000 personnes dans la rue — elle a produit des réactions très fortes de l’État, puisque c’était le moment où l’État français, sous le régime socialiste, opérait son tournant de la rigueur. C’était le début du néolibéralisme en France, le moment où le PS s’apprêtait à trahir les classes populaires blanches, le monde ouvrier. À ce moment-là, je pense que les classes dirigeantes ont été effrayées à l’idée que ces classes populaires de deuxième génération d’immigrés puissent converger avec les classes populaires blanches. Ils ont donc créé de toutes pièces une espèce d’antidote à l’antiracisme des populations issues de l’immigration, qui était l’antiracisme moral, et qui a ciblé d’abord et avant tout l’extrême-droite. L’antiracisme moral considère que l’ennemi principal c’est l’extrême-droite ou monsieur et madame Dupont, c’est-à-dire les « beaufs ». Alors les « beaufs » sont racistes parce qu’ils ont une fausse conscience de soi ; ils sont racistes parce qu’ils se trompent de colère. Il faut donc les rééduquer. Donc, on voit bien que le racisme est quelque chose de circonscrit.

Évidemment, ce n’est pas l’État. Et, alors, la rupture qui a été opérée autour de 2005, notamment avec l’émergence de l’antiracisme politique — donc nous [du Parti des indigènes de la république] et d’autres organisations — a été de dire que le problème n’est pas l’extrême-droite ni monsieur et madame Dupont. Le problème, c’est l’État et c’est l’État qui produit le racisme. Le racisme est un système qui vient de l’État capitaliste, de l’État moderne. En ce sens, l’État est notre ennemi principal. Le racisme produit des catégories : il produit les blancs et les non-blancs ; ceux qui bénéficient du système racial et ceux qui le subissent. Cela a permis de comprendre qu’il n’y a pas de discriminé par hasard : s’il y a des discriminés, il y a aussi des avantagés. Maintenant, la réflexion sur l’État racial intégral nous permet de mieux comprendre ce qu’on appelait le racisme systémique. Le racisme est une production de l’État, mais c’est aussi une coproduction : c’est aussi une production de la société politique — même de la gauche — et c’est aussi une production de la société civile. Cela veut dire que chaque instance qui forme l’État racial intégral — État + société politique + société civile — participe à la production du racisme, donc personne n’est innocent.

Milos Hronec, Worker

ES : Et nous, qui tendons vers l’internationalisme et nous organisons sur nos milieux de travail, on contourne constamment la question nationale plutôt que de l’aborder. Même sur le plan de l’organisation, on ne s’organise pas sur une échelle nationale ; on préfère s’organiser en proximité à l’encontre du Québec comme entité politique cohérente et privilégier une solidarité transnationales, des liens transfrontaliers dans la mesure du possible. Votre livre a suscité des positions diverses entre nous et a provoqué des débats. Pour ma part, l’abandon du nationalisme à la droite par une bonne partie de la gauche depuis les années 1990 me travaille déjà depuis quelques années. L’espace a été investi par la droite et l’extrême-droite dont l’hégémonie a orienté la question nationale vers la droite. Donc ceux qui s’adressent au « besoin de nation » du prolétariat blanc québécois fancophone, pour reprendre votre expression, c’est presque uniquement la droite. La gauche parlementaire le fait un peu, mais elle est faible et ne semble pas à la hauteur. Je me rends compte de dégâts qui pourraient avoir résultés de l’abandon de ce terrain par la gauche.

HB : Il n’y que l’extrême-droite qui sorte gagnante de l’abandon d’une certaine idée de la nation. Je suis très méfiante de l’État-nation, donc la question ne se pose pas à ce niveau-là. Je pense que, de toute façon, il n’y a aucune manière de faire concurrence à l’extrême-droite que de réinvestir des formes de nationalismes, si on comprend qu’il y un besoin de la nation pour les classes populaires. Ce que j’ai aimé en relisant Poulantzas, c’est qu’il comprenait bien que l’État-nation lui-même n’est pas une seule volonté de la bourgeoisie ; c’est aussi une volonté populaire. L’État-nation lui-même est un résultat de la lutte des classes. Et c’est en l’évitant qu’on se jette comme ça sans autre forme de procès. Dans le nationalisme, évidemment qu’il y a beaucoup d’affects extrêmement négatifs de domination, de sectarisme, d’identitarisme, mais il y a aussi des choses plus légitimes comme le besoin de patrie, le besoin d’un refuge, le besoin de protection. Ce sont des choses qu’il faut pouvoir comprendre même quand on est de gauche.

ES : Il demeure que le besoin de nation pour les québécois francophones est toujours hanté par les nations autochtones qui, lorsque la question nationale s’est posée, ont pour certaines menacé de tenir des référendum pour revenir avec le Canada tandis que d’autres ont indiqué qu’elles pourraient déclarer leur propre indépendance sur des territoires qui sont cruciaux pour les grands capitaux extractivistes et les monopoles d’État. Tout cela rendrait le projet de souveraineté du Québec économiquement insoutenable, ce qui pousse les nationalistes à défendre l’indivisibilité du territoire. Le problème national demeure entier.

HB : Cela va bien dans le sens de l’internationalisme domestique. Quand les nations autochtones retrouveront leur souveraineté, on pourra faire des alliances avec elles. Je ne trouve pas cela problématique.

ES : Ça demeure problématique dans la mesure où la violence du racisme colonial d’en-bas est encore extrêmement violent et les alliances sont difficiles.

VS : Pour que ce que vous proposez puisse s’appliquer un peu mieux, il faut que ça parte de militants autochtones ou de militants non-blancs. Il y a bien la question de la gauche qui a déserté le projet nationaliste québécois, mais ce n’est pas intéressant que ce soit une gauche blanche qui se réapproprie un projet nationaliste. Je pense que cela soulève beaucoup de questions. Évidemment, votre proposition ne se transpose pas, mais il y a beaucoup d’éléments qui sont confrontants. Même après la discussion avec vous, il reste plein de questions en suspens. D’abord, il n’y a pas beaucoup d’ouvrages qui vont dans le sens d’une proposition aussi claire que ce que vous faites ; ça déjà c’est vraiment intéressant. Ensuite, il y a beaucoup de choses à confronter dans le contexte d’une colonie de peuplement et sur la place du Québec dans le Canada etc.

ES : Effectivement, l’alliance doit porter sur un ralliement d’un prolétariat à l’autodétermination autochtone, mais évidemment, l’attentisme est insuffisant politiquement. Peut-être est-il donc préférable de continuer à se concentrer sur les alliances d’un « nous travailleurs ».

Merci énormément de vous êtes prêtées à l’exercice. Vos propositions donnent des pistes intéressantes pour dépasser certains cul-de-sac dans lesquels on a l’impression de stagner.

HB : Cela me fait plaisir. En écrivant de la France, je ne me rends pas bien compte si un livre comme celui-ci pouvait être utile pour le Canada et le Québec.

Beaufs et barbares : le pari du nous est publié à la Fabrique.

Pour lire l’intervention d’Houria Bouteldja lors de son passage à Montréal dans le cadre de La Grande Transition : QG décolonial. L’État racial intégral: Pour en finir avec la collaboration de race.

Les images sont tirées de l’oeuvre de Miloš Hronec.