13 Juin De la responsabilité des historien·ne·s face au racisme
Par LETTRE COLLECTIVE
Publié le 14 juin 2020
Il y a un an, le gouvernement adoptait le projet de Loi 21, désormais Loi sur la laïcité de l’État, qui interdit le port de symboles religieux visibles par des employé·e·s de l’État, dont le personnel enseignant. L’adoption de la loi venait ainsi sceller le principe d’une supposée neutralité de l’État incarnée par le rejet de la diversité culturelle et religieuse, telle que défendue par une succession de partis au pouvoir depuis une dizaine d’années. Le débat n’est pas pour autant clos puisque la loi est contestée devant les tribunaux et que d’autres s’en font les défenseurs pour se faire du capital politique sur le dos de la haine. Frédéric Bastien, professeur d’histoire au Collège Dawson et candidat à la chefferie du Parti Québécois, est l’un des plus ardents gardiens de la laïcité et du nationalisme identitaire. Pas plus tard que cette semaine, il niait l’existence du racisme systémique au Québec et remettait en question les racines historiques du problème1. Dans cette lettre ouverte, des historiennes et historiens ont voulu dénoncer « l’instrumentalisation du passé » faite par Frédéric Bastien et rappeler la responsabilité sociale de l’intellectuel·le. — VS
Il y a peu de temps, en plein cœur du mois sacré du Ramadan, période de paix et de réflexion pour la communauté musulmane, Frédéric Bastien, professeur d’histoire au Collège Dawson, a publié des informations mensongères dans les médias sociaux selon lesquelles on aurait enfreint les règles de distanciation physique dans une mosquée de Ville Saint-Laurent. Il a de plus affirmé que «certains groupes religieux» — c’est-à-dire, musulmans et juifs orthodoxes — «sont plus prompts à ce genre de comportements.»
Cédant aux critiques qui fusaient de toutes parts, Bastien a depuis retiré sa publication en expliquant que sa prétendue source policière l’avait mal renseigné2. Il a aussi admis que la photo qui accompagnait la fausse nouvelle provenait des archives du Journal Métro et qu’il n’avait pas obtenu l’autorisation du quotidien pour l’utiliser. La photo, prise en janvier 20173 dans la foulée de l’attentat perpétré par un suprémaciste blanc dans une mosquée de Québec qui avait causé la mort de six fidèles, montre des agents du SPVM qui assurent la sécurité de la communauté musulmane. Comme l’a pertinemment souligné Toula Drimonis dans un article récent4 à propos de l’incident, Bastien ne s’est pas excusé pour la teneur raciste de sa publication ni pour l’utilisation irresponsable et insensible de la photographie.
En tant que professeur·e·s d’histoire aux niveaux collégial et universitaire, chercheur·se·s indépendant·e·s, enseignant·e·s et doctorant·e·s, nous sommes troublé·e·s à la fois par les propos du professeur Bastien et par les circonstances entourant la publication de la fausse nouvelle. Hélas, il ne s’agit pas du seul incident qui met sérieusement en doute sa capacité à offrir un environnement d’apprentissage sécuritaire à l’ensemble de ses étudiant·e·s, ou à adhérer aux principes mêmes qui guident le travail de recherche académique, notamment la distance critique et la référence à des preuves vérifiées et fiables, principes qui nous unissent au sein de la communauté intellectuelle en histoire, malgré nos nombreuses divergences d’opinions.
Bastien est reconnu pour avoir révélé les grossières machinations derrière le rapatriement de la constitution canadienne en 1982, dans son ouvrage d’histoire politique, La Bataille de Londres : Dessous, secrets et coulisses du rapatriement constitutionnel. Bien que des digressions antiféministes parsèment son travail et qu’il use de stéréotypes pour dépeindre les figures des Premières Nations, ce qui témoigne de sa distance avec l’historiographie québécoise contemporaine, il n’est certainement pas la première voix conservatrice au sein de la profession. Nous savons bien sûr que nous avons la responsabilité, entre autres, de réinterpréter et de confronter de telles opinions à l’intérieur du débat académique, en plus de mettre de l’avant des analyses historiques critiques qui complexifient et nuancent la compréhension des clivages de la société actuelle. Notre profession nous engage aussi à construire le type de communautés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle de classe, que la rhétorique hargneuse de Bastien contribue à détériorer.
Son entêtement à alimenter le racisme et la peur autour de l’enjeu controversé des accommodements religieux situe toutefois ses méthodes à l’extérieur de l’arène académique et affecte un public plus large, notamment parmi la population étudiante du Collège Dawson, une population diversifiée sur les plans religieux et ethnoculturel. Dans son énoncé de mission, le collège met de l’avant, avec raison, « une communauté vibrante et diversifiée… [qui] cultive un environnement d’étude et de travail sain et inclusif au sein duquel tous les membres de notre communauté se sentent respectés, valorisés et soutenus dans la poursuite de leurs objectifs personnels et professionnels. » Les sorties publiques de Bastien vont à l’encontre de cette mission.
Se servant de l’autorité que lui confère son statut de Professeur d’Histoire, Bastien a, à de diverses occasions, appelé à resserrer les règles d’immigration5 afin d’en limiter les « conséquences culturelles », a contesté l’impartialité d’une juge en chef provinciale parce qu’elle se déclarait féministe6, et a soutenu « que le port de tous symboles religieux visibles par des employé·e·s de l’État constitue une forme de prosélytisme incompatible avec la neutralité de l’État7. Ce n’est pas non plus la première fois qu’il partage de fausses nouvelles via les réseaux sociaux : dans les premiers temps de sa campagne à la chefferie au Parti Québécois, Bastien a largement diffusé le prétendu cas de parents qui se plaignaient de prosélytisme de la part de deux éducatrices de confession musulmane ; on a plus tard révélé que les deux parents sont membres d’une organisation qui milite pour la laïcité.
Ces évènements, et d’autres encore, nous amènent à remettre en question cet idéal de “neutralité” dans la salle de classe défendu par Bastien. Nous sommes tenté·e·s de lui répondre qu’un professeur ne s’acquitte pas de son devoir de neutralité auprès de ses étudiant·e·s lorsqu’il répand publiquement des propos mensongers et intolérants.
Loin de nous l’envie de relancer les débats autour des accommodements religieux, mais il importe d’exposer le fait que Bastien, malgré qu’il se réclame publiquement de son titre de professeur d’histoire et d’employé du Collège Dawson, ne prend jamais la peine de situer ces questions dans leur contexte historique. Il ne démontre pas non plus une quelconque volonté de comprendre les systèmes de croyances et les normes des pratiques religieuses qui, selon lui, nuisent aux principes d’équité et de justice.
En plus de l’énoncé de mission du Collège Dawson mentionné plus haut, la politique institutionnelle d’évaluation des étudiant·e·s du CÉGEP nous rappelle le droit d’étudier dans “un environnement sécuritaire et propice aux apprentissages.” Les étudiant·e·s de Dawson ne se sont d’ailleurs pas gêné·e·s lorsqu’on a menacé ce droit ; à la session d’automne 2019, des étudiant·e·s ont publiquement dénoncé Bastien pour ses prises de positions antiféministes et son soutien à la Loi 21. Nous non plus, nous ne pouvons pas garder le silence.
Oeuvrant dans le monde de l’éducation, nous avons la responsabilité de montrer que la présence de Bastien dans une salle de classe peut affecter les étudiant·e·s qui s’identifient aux différentes croyances religieuses ciblées par ses attaques. En tant qu’historien·ne·s, nous devons confronter l’instrumentalisation du passé faite par Bastien ainsi que son utilisation malhonnête d’informations mensongères pour appuyer ses assertions erronées. Finalement, en tant que membres de la communauté, nous partageons toutes et tous la responsabilité de confronter ouvertement les personnalités publiques qui se complaisent dans la haine pour servir leurs propres ambitions politiques.
Voilà pourquoi nous demandons à la communauté large des historiennes et historiens, professeur·e·s et chercheur·se·s de non seulement dénoncer publiquement la récente publication de Bastien, mais aussi d’utiliser ses connaissances et compétences dans le champ de l’histoire pour alarmer le public des préjudices qu’il cause tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle de classe. Maintenant plus que jamais, notre engagement envers la population compte. La crise sanitaire nous isole et les mesures imposées pour limiter la propagation de la pandémie, souvent racistes et xénophobes, servent de prétexte à plus de surveillance et alimentent la mobilisation de l’État contre les populations racisées. Si le passé nous enseigne une chose, c’est qu’il n’y a là que quelques pas à franchir pour que, au nom de sa neutralité, l’État étende ses pouvoirs pour contrôler et éliminer les plus vulnérables d’entre nous.
Nous demandons aussi à l’administration du Collège Dawson de condamner publiquement les propos haineux du Professeur Bastien et d’entreprendre une procédure de reddition de compte grâce à laquelle il pourra réparer une partie des torts causés à ses étudiant·e·s, collègues et aux communautés musulmanes, juives et aux autres communautés minoritaires de Montréal et du Québec.
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Mark Beauchamp, History Department, Dawson College
Dr. Sarah Beer, Sociology, Dawson College
Dr. Rachel Berger, History, Concordia University
Guillaume BL, étudiant-e au doctorat en histoire, UQAM
Andie Buccitelli, professeur, Social Service Program, Dawson College
Fred Burrill, Doctorant en histoire, Concordia
Simon Cambridge, Assistant de conservation à Beyond Museum Walls
Mathieu Caron, doctorant en histoire, University of Toronto
Piyusha Chatterjee, doctorante, Programme individuel, Concordia
Carly Ciufo, Doctorante en histoire, McMaster University
Dr. Michèle Dagenais, Histoire, Université de Montréal
François Dansereau, Archiviste principal, Archives des jésuites au Canada
Dr. Godefroy Desrosiers-Lauzon, Histoire, UQAM
Marie-Eve Dufour, professeure, Social Service Department, Dawson College
Michael Duckett, History Department, Dawson College
Mahmoud Elewa, étudiant au doctorat en histoire, Concordia
Maryann Farkas, Dawson College
Derek Garcia, étudiant au doctorat en histoire, Concordia
Margaret Gordon, technicienne de laboratoire, Marionopolis College
Dr. Peter Gossage, Histoire, Concordia
Robert Green, enseignant, Sciences sociales, Westmount High School
Dr. Cynthia Hammond, Histoire de l’art, Concordia
Dr. Steven High, Histoire, Concordia
Dr. Dan Horner, Criminologie, Ryerson University
Nadir Khan, Dawson College
Brintha Koneshachandra, doctorante en histoire, Université de Montréal
Lauren Laframboise, étudiante à la maitrise en histoire, Concordia
Maxime Laprise, Doctorant en histoire, Université de Montréal
SJ Kerr-Lapsley, doctorante en sciences de l’éducation, McGill University
Graham Latham, étudiant à la maitrise en histoire, Concordia
Dr. Pierre Lavoie, Postdoctoral Fellow, American Studies, Yale University
Michael Leon, History Department, Dawson College
Dr. Margaret Little, Études des genres/Études politiquesQueen’s University
Dr. Laura Madokoro, Histoire, Carleton University
Derek Maisonville, Professeur des Sciences humaines, Indigenous Studies Certificate Coordinator, John Abbott College
Dr. Kimberley Manning, Rectrice, l’Institut de Simone de Beauvoir, Professeure Associée, Département de sciences politiques,
Cassandra Marsillo, History, Dawson College
Korbett Matthews, Emerson College
Dr. Ted McCormick, Histoire, Concordia
Dr. Shannon McSheffry, Histoire, Concordia
Rushdia Mehreen, Vanier College
Mélissa-Anne Ménard, étudiante à la maitrise en histoire, Concordia
Dr. David Meren, Histoire, Université de Montréal
Loïc Michaud-Mastoras, Enseignant en univers social et maîtrise en histoire à l’Université de Montréal
Dr. Jocelyn Parr, History Faculty, Dawson College
Dr. Matthew Penney, Histoire, Concordia
Eliot Perrin, étudiant au doctorat en histoire, Concordia
Danilo Poblete, Professeur d’histoire au cegep
Dr. Mary Anne Poutanen, Professeure affiliée, Histoire, Concordia
Dr. Elena Razlogova, Histoire, Concordia
Nancy Rebelo, Dawson College
Nathalie Rech, doctorante en histoire, UQAM
Dr. Eric Reiter, Histoire, Concordia
Dr. Amanda Ricci, Histoire, Glendon College, York University
Sarah Ring, Humanities Department, Dawson College
Alex Robichaud, Curating and Public Scholarship Lab, Concordia University
Julie Robert, enseignante univers social, 5e secondaire, membre du Travailleuses et travailleurs progressistes en éducation/Progressive Education Workers
Tanya Rowell Katzemba, Department of History, Economics, and Political Science, John Abbott College
Dr. Daniel Samson, History, Brock University
Michelle Smith, Journeys Coordinator, Steering Committee, First Peoples Initiative, Cinema-Communications Faculty, Dawson College
Dr. Gavin Taylor, Histoire, Concordia
Marilou Tanguay, historienne
Henry Tambor, English Department, Vanier College
Jacky Vallée, Anthropology & Indigenous Studies, Vanier College
Dr. Theresa Ventura, Histoire, Concordia
Simon Vickers, doctorant en histoire, University of Toronto
Maxime Vinet-Béland, enseignant en adaptation scolaire dans le quartier St-Michel
Georgia Vrakas, Ph. D., professeure agrégée, Département de psychoéducation, UQTR
Brandon Webb, doctorant en histoire, Concordia
Dr. Alan Wong, English Department, Vanier College
Dr. Rachel Zellars, Professeure assistante, Saint Mary’s University
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de George Kalofolias.
NOTES
1. Henri Ouellette Vézina, «Le racisme systémique s’invite dans la course à la chefferie du PQ », Journal Métro, 12 juin 2020, https://journalmetro.com/actualites/national/2474816/pas-de-racisme-systemique-au-quebec-tonne-un-aspirant-chef-du-pq/.↩
2. Laurent Lavoie, «Intervention policière à Saint-Laurent: mea culpa de Frédéric Bastien», Journal Métro, 22 mai 2020, https://journalmetro.com/local/saint-laurent/2451305/frederic-bastien-intervention-policiere/ ↩
3. Johanna Pellus, «Sécurité renforcée», Journal Métro, 30 janvier 2017, https://journalmetro.com/actualites-ahuntsic-cartierville/1083432/securite-renforcee/ ↩
4. Toula Drimonis, «Why is no one bothered by the lies told by Frédéric Bastien?» Cult Mtl, May 26 2020, https://cultmtl.com/2020/05/why-is-no-one-bothered-by-the-lies-told-by-frederic-bastien-professor-historian-parti-quebecois-candidate-montreal-mosque/. ↩
5. Frédéric Bastien, «L’immigration a des conséquences culturelles», Le Devoir, 22 août 2019, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/561051/l-immigration-a-des-consequences-culturelles.↩
6. «Dawson College professor accuses Quebec’s top judge of bias against Bill 21», CBC Montreal, December 2 2019, https://www.cbc.ca/news/canada/montreal/bill-21-judge-complaint-1.5380551.↩
7. Frédéric Bastien, «La laicité is not racism», Montreal Gazette, April 4 2014, https://www.pressreader.com/canada/montreal-gazette/20140404/281827166736263. ↩