16 Mai Crimes et peines: Penser l’abolitionnisme pénal (Extrait)
Par GWENOLA RICORDEAU
Publié le 16 mai 2022
À l’occasion du passage de Gwenola Ricordeau à Montréal, nous publions la conclusion de l’ouvrage Crimes et Peines : Penser l’abolitionnisme pénal (Grevis, 2021). Dans Crimes et Peines, Ricordeau revisite des textes majeurs de l’abolitionnisme pénal (Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris).
« À force de lire certains textes, on entretient avec eux une forme de familiarité. On a bien quelques reproches à leur faire, mais c’est néanmoins avec eux que l’on chemine. Les textes de Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris font partie, pour moi, de ces textes. Depuis qu’ils sont entrés dans ma vie, ils n’en sont jamais vraiment sortis. Si l’émancipation est une œuvre collective, elle s’accompagne souvent, sur le plan individuel, de moments de solitude, de tristesse et même de désespoir. Certains textes sont des oasis. On y trouve le réconfort, la consolation et la force nécessaires pour continuer le chemin. Et on y rencontre parfois ceux et celles avec qui on le reprendra.»
Si la pensée abolitionniste est loin d’être nouvelle, elle n’en demeure pas moins marginale et souvent mal-comprise. Au contraire des tentatives de réformes du système carcéral et pénal, notamment via des initiatives de justice réparatrice et de médiation ou des discours « innocentistes » qui critiquent l’incarcération de certaines personnes aux dépends d’autres jugées réellement dangereuses, l’abolitionnisme pénal remet en question les bases même de la prise en charge de la violence et des conflits, de la justice à l’intérieur d’un système fondamentalement injuste.
Gwenola Ricordeau échangera sur les perspectives d’abolition du système pénal avec des militantes pour la décriminalisation du travail du sexe et membres du Comité autonome du travail du sexe (CATS) ainsi que des militantes autochtones de l’Indigenous Sex Work and Art Collective (ISWAC), vendredi, 20 mai 2022 à 18h.— VS
La pensée abolitionniste à l’épreuve
L’objection la plus fréquemment faite aux abolitionnistes est celle de leur naïveté. Leurs réflexions sont souvent qualifiées d’« utopistes » : c’est une manière de signifier qu’elles méconnaîtraient la réalité de la criminalité et ne proposeraient « rien de concret ». Cette façon de disqualifier l’abolitionnisme est assez cocasse si on considère l’échec du système pénal en la matière et les mythes qu’il entretient, depuis plusieurs siècles maintenant, autour de sa fonction.
L’abolitionnisme a en outre souvent été accusé de croire que les auteur·e·s de crimes seraient toujours des personnes « de bonne volonté » et de ne se focaliser que sur les formes de victimation les moins « graves » et les plus « simples », en particulier celles qui résulteraient de violences interpersonnelles. « Mais que feriez-vous des violeurs ? » : la question est fréquemment posée aux abolitionnistes, comme si le viol n’avait pas été précisément au cœur de certaines réflexions sur les impasses de la justice pénale (voir plus loin).
D’autres catégories de crimes, comme les actes terroristes et les crimes de masse, sont également souvent mobilisées dans les objections qui sont ordinairement faites aux abolitionnistes. Or la figure de la « victime idéale » décrite par Nils Christie a été justement discutée dans le contexte de la justice internationale et des crimes tels que les génocides et les crimes de guerre1. Par ailleurs, les réflexions abolitionnistes se sont très largement nourries d’expériences de résolution de conflits internationaux. Ainsi, les 12e et 13e ICOPA se sont respectivement tenues à Londres (2008) et à Belfast (2010) et les questions des prisonnier·e·s de guerre, des prisonnier·e·s politiques et du processus de paix en Irlande du Nord y ont été abondamment discutées.
Les réflexions abolitionnistes ne sont pas étrangères à celles sur les limites du recours au système pénal dans des situations de crimes de masse ou de terrorisme, comme en témoigne l’intérêt que leur a porté Nils Christie, par exemple dans « Answers to Atrocities. Restorative Justice in Extrême Situations » (2001). La matrice qu’elles ont constituée explique les formes de proximité de la justice transformative avec la justice transitionnelle, comme celle mise en place en Afrique du Sud après le régime de l’apartheid ou au Rwanda après le génocide des Tutsis.
La critique de la justice pénale à laquelle l’abolitionnisme a contribué s’est notamment traduite par le développement de deux types de pratiques : la justice restaurative2 et la justice transformative. La justice restaurative et son rapide essor à partir des années 1990 ont fait l’objet de nombreuses critiques3, certaines ayant été formulées très tôt par Ruth Morris. Cette dernière a d’ailleurs inspiré les critiques féministes de la justice restaurative4 qui ont en particulier souligné son incapacité à répondre à certaines dynamiques propres aux violences domestiques. Par ailleurs, Nils Christie, même s’il est souvent cité comme une source d’inspiration de la justice restaurative, en a été un critique sévère. En effet, fermement opposé à toute forme de professionnalisation et de bureaucratisation, il a décrit la manière dont la justice restaurative pouvait s’intégrer parfaitement au système pénal et se traduire par un supplément de peines pour les auteurs.
Sans entrer ici dans le détail des débats qui entourent l’essor de la justice restaurative, on peut néanmoins observer l’institutionnalisation de la justice restaurative et considérer qu’elle constitue un nouveau front pour les luttes abolitionnistes. En effet, la mise en place de procédures de justice restaurative et la promotion qui l’entoure dans de nombreux pays (comme en France, à la faveur de la loi du 15 août 2014, dite « Loi Taubira ») permettent aux systèmes pénaux d’incorporer certaines critiques formulées contre son caractère rétributif — tout en laissant dans l’ombre la question de l’existence du système pénal lui-même.
C’est précisément à partir de sa critique de la justice restaurative que Ruth Morris a conceptualisé la justice transformative. En suivant Nils Christie, on pourrait dire que la justice transformative procède à une « réappropriation » communautaire des conflits. Depuis une dizaine d’années, la justice transformative a inspiré un vaste mouvement, en particulier en Amérique du Nord comme l’a notamment illustré le succès rencontré par le livre The Revolution Starts at Home5 et la constitution de nombreux groupes qui mettent en place des procédures de justice transformative.
Abolition, alternatives et stratégies abolitionnistes
Par bien des aspects, les années 1970 constituent aujourd’hui, pour l’abolitionnisme, une matrice en termes de débats stratégiques. En effet, les deux principales propositions formulées alors se retrouvent dans la ligne adoptée par certains mouvements actuels – non sans être encore l’objet de controverses. La première est celle de la stratégie des « réformes négatives » de Thomas Mathiesen6 qui consiste à promouvoir des réformes qui contribuent, à court terme, à la réduction du pouvoir du système pénal et, à long terme, à son démantèlement. Cette stratégie est notamment celle de Critical Résistance, une organisation abolitionniste états-unienne de premier plan7, et elle a été abondamment reprise par les mouvements pour l’abolition de la police ces dernières années.
La seconde proposition stratégique formulée au cours de la décennie 1970 est connue sous le nom de « stratégie gradualiste » (attrition model) et elle apparaît notamment dans Instead of Prisons8 , Elle est par exemple reprise dans la « guerre d’usure en trois actes » que propose le criminologue néerlandais Willem de Haan9. Cette stratégie consiste à geler la planification et la construction de nouvelles prisons, puis à mettre fin aux peines d’incarcération pour certaines catégories d’infractions et, enfin, à décarcéraliser (libérer un maximum de personnes détenues).
Cette proposition stratégique s’est accompagnée de la promotion entre autres de la « décriminalisation », de la « dépénalisation » et de la déjudiciarisation, comme en témoignent par exemple les engagements de Louk Hulsman. Ainsi, ce que recommandent Nils Christie et Louk Hulsman ressemblerait, au moins dans un premier temps, à une « civilisation » du droit pénal, c’est-à-dire le remplacement du droit pénal par le droit civil. La position de Nils Christie et d’autres, celle dite de la « modération pénale »10 ou du réductionnisme11, ne rentre donc pas dans une définition stricte de l’abolitionnisme pénal — à moins de la considérer comme une stratégie ou une étape.
Ces discussions stratégiques ne sont pas étrangères au mouvement en faveur des « peines alternatives » et des « alternatives à la prison » et des discussions qu’elles suscitent depuis parmi les abolitionnistes. Les pièges tendus par la promotion d’« alternatives » ont été très tôt analysés par Michel Foucault, notamment lors de la conférence qu’il a donnée à Montréal en 1976 sur « les mesures alternatives à l’emprisonnement »12. Sa réflexion a depuis abondamment nourri les positions abolitionnistes à leur sujet, alors même que Michel Foucault a été assez étranger aux réflexions « abolitionnistes » à proprement parler. Néanmoins, interrogé sur la pensée huslmanienne lors d’une conférence, il a mis en garde contre la possibilité d’une « psychologisation » des auteur·e·s et de la prise en charge des préjudices13. C’est d’autant plus intéressant de le souligner qu’on observe, dans certains mouvements abolitionnistes contemporains, des appels à une forme de substitution de la sphère pénale (et en particulier de la police) par celle du psycho-social.
Parmi les objections qui peuvent être faites à la stratégie gradualiste et à la promotion des alternatives, figure le risque d’entretenir ce que l’abolitionnisme désigne par le terme « innocentisme », c’est-à-dire la tendance (y compris parmi les abolitionnistes) à critiquer l’incarcération de certaines personnes sous l’angle de leur innocence (ou parce que pauvres, malades, plus méritant e s, etc.). En fait, ces manières de penser la stratégie abolitionniste entretiennent des accointances étroites avec la logique des « rares personnes dangereuses », une expression souvent utilisée pour plaider en faveur de la seule incarcération du « petit nombre » — résiduel — de personnes qui poseraient réellement problème à la vie en société.
Cette question sur laquelle a longtemps buté l’abolitionnisme a été, d’une certaine manière, dépassée grâce au développement de la justice transformative. En effet, celle-ci met l’accent sur des pratiques qui permettent de s’autonomiser du système pénal et qui doivent contribuer à rendre la prison et la police « obsolètes » – pour reprendre l’expression d’Angela Davis14. L’abolitionnisme effectue là une véritable révolution : ses sujets politiques ne sont pas (ou plus) les personnes incarcérées, mais les personnes qui ont subi des préjudices, les auteur e s et leurs communautés.
Ce qu’il faut abolir
De toute évidence, les politiques pénales et les évolutions du système pénal influencent les mouvements abolitionnistes et la formulation de leurs stratégies. Par exemple, aux États-Unis, le phénomène de l’incarcération de masse et ses effets sur les minorités ethniques ont contribué à sortir, en partie, l’abolitionnisme de la gauche radicale où il était jusque-là cantonné. Dans de nombreux pays, la multiplication des innovations pénales (comme le bracelet électronique, la probation ou la justice restaurative) ont amené les luttes abolitionnistes à cesser de se focaliser sur le seul système carcéral.
L’expression « abolitionnisme pénal » désigne au sens strict le projet d’abolir le système pénal, mais celui-ci entretient des relations étroites avec des courants davantage intéressés à l’abolition de la punition ou de l’enfermement15. Il existe parfois même certaines ambiguïtés dans l’usage de l’expression « abolitionnisme pénal », qui reflètent des évolutions dans la définition, par les « abolitionnistes », de leur cible.
Ainsi, en 1987, l’International Conference On Prison Abolition (ICOPA) est devenue l’International Conference On Penal Abolition, ce qui témoigne de la volonté de ne pas réduire l’ambition initiale du projet abolitionniste aux seules prisons.
En un demi-siècle, l’étiquette « abolitionniste » a été revendiquée par des mouvements divers. Force est de constater que si les réflexions que l’on peut regrouper sous cette appellation ont beaucoup porté sur l’abolition du système pénal, les mouvements politiques se sont eux focalisés pour l’essentiel sur la prison. Cette focalisation — qui est celle des mouvements anti-carcéraux — s’est naturellement traduite par un intérêt important pour les luttes des personnes incarcérées et l’alliance des mouvements abolitionnistes avec celles-ci. Dans le même temps, cette focalisation a laissé dans l’ombre bien d’autres aspects du système pénal, à commencer par le fait que toutes les personnes judiciarisées ne sont pas incarcérées. L’histoire de l’abolitionnisme qu’il reste à écrire ne doit donc pas être réduite à celle de l’anti-carcéralisme. Elle passe, par exemple, en France, par le mouvement pour la « défense libre »16, qui a lutté, au tournant des années 1970-1980, en faveur de l’autonomisation des personnes poursuivies — notamment à l’égard des avocat·e·s.
Depuis le milieu des années 2010, et plus particulièrement en 2020 après le meurtre de George Floyd, la question de l’abolition de la police a gagné en visibilité aux États-Unis, mais aussi ailleurs. Même si elle n’est pas radicalement nouvelle pour les abolitionnistes, comme le signalent notamment plusieurs ouvrages17, elle a néanmoins été longtemps relativement marginale dans le développement des réflexions abolitionnistes. De plus, dans la généalogie de la revendication de l’abolition de la police, il faudrait certainement faire davantage de place au mouvement de libération africain-américain et au Black Panthers Party en particulier qu’aux mouvements dits « abolitionnistes ». Il est toutefois intéressant de noter que, dès 1975, Nils Christie pose la question du contrôle de la police. Ainsi, dans une interview au cours de laquelle il évoque les travaux sur la police auxquels il a contribué, il déclare :
« La police ne peut pas être efficacement contrôlée par en haut. La seule alternative est le contrôle par ceux qui interagissent avec la police, et les seuls véritables témoins des actions de la police sont les habitants d’un quartier. Par conséquent, si la police peut être contrôlée, ce doit être par les organisations de quartier. »18
Outre la critique de la professionnalisation qui traverse l’œuvre de Nils Christie, celui-ci est loin de plaider ici en faveur d’institutions indépendantes de contrôle de la police ou de leur renforcement. En ce sens, la vision de Nils Christie est certainement plus proche du cop-watching19 que des propositions réformistes qui aspirent à une police « policée ».
Penser le système pénal, penser l’abolitionnisme pénal
Il est impossible de retracer ici précisément tout ce qui a été pensé et débattu au sein des pensées et mouvements abolitionnistes depuis la première vague abolitionniste et la publication des textes de Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Christie. On peut néanmoins faire quelques remarques sur les vagues ultérieures, à commencer par le fait que les criminologues ont perdu le rôle central qu’ils occupaient et que la montée en puissance aux Etats-Unis d’organisations issues des communautés les plus impactées par l’existence du système pénal a permis une meilleure visibilité des contributions décisives faites, tant du point de vue de la réflexion que des mouvements abolitionnistes, par des personnes issues des minorités ethniques et en particulier des femmes africaines-américaines, comme Angela Davis, Ruth Gilmore ou Mariame Kaba.
Le renouvellement des pensées abolitionnistes au cours des dernières décennies s’appuie essentiellement sur trois champs de réflexion : le capitalisme, la race et enfin le genre et la sexualité. Ainsi, la puissante vague abolitionniste qui s’est formée aux Etats-Unis autour de l’an 2000 a été portée par des analyses autour du concept de « complexe carcéro-industriel » (prison-industrial complex) notamment popularisé par Critical Resistance. Ce concept a eu un effet important sur les stratégies abolitionnistes, à la fois en termes de définition de la cible de l’action politique (non plus seulement l’État, mais aussi de nombreux acteurs économiques) et en termes tactiques (l’opposition à la construction de nouveaux établissements pénitentiaires devenant un mode majeur d’action). Tout ceci est évidemment loin d’épuiser la richesse des débats qui ont agité les cercles abolitionnistes sur les rapports entre le capitalisme et le système carcéral et qui ont été particulièrement marqués par les travaux de Ruth Wilson Gilmore20et plus récemment par la publication de Capitalisme carcéral par Jackie Wang21.
L’avancée des réflexions sur la race a également contribué au profond renouvellement de l’abolitionnisme. La première vague avait mis en lumière le caractère inégalitaire du système pénal du point de vue de la race et elle a souvent considéré les pratiques autochtones comme des sources d’inspiration. Elle s’est nourrie de l’intérêt de certains criminologues pour l’anthropologie juridique, évoquée par Nils Christie et Louk Hulsman dans leurs textes respectifs. Aux États-Unis, un ensemble de travaux ont permis de mieux appréhender les formes de continuité entre le système esclavagiste et le système carcéral22 et les mouvements abolitionnistes ont pensé de plus en plus leur action comme l’achèvement de l’oeuvre entreprise par ceux en faveur de l’abolition de l’esclavage. On peut aussi noter un espace grandissant donné aux discussions autour de l’eurocentrisme et du suprématisme blanc au sein même des mouvements abolitionnistes, ce qui permet aussi d’interroger le rôle joué par les pays occidentaux dans la diffusion du modèle carcéral à travers le monde.
Les réflexions autour du genre et la sexualité ont été la troisième source de renouvellement de l’abolitionnisme. Celui-ci s’est nourri des avancées du féminisme et de la pensée queer, comme je l’ai évoqué dans mon précédent ouvrage23. Par ailleurs, les questions des violences sexuelles et des violences faites aux femmes ont pris une place croissante et, du moins en Amérique du Nord, leur instrumentalisation par le populisme pénal a été abondamment critiquée par l’abolitionnisme24.
Aujourd’hui, c’est sur deux nouveaux fronts que se développent, à mon sens, les réflexions abolitionnistes. Le premier est celui du validisme25 : les luttes contre l’institutionnalisation et les luttes abolitionnistes ont toujours eu des affinités étroites, mais la dynamique des mouvements actuels aux États-Unis de personnes handicapées s’est accompagnée d’une plus grande visibilité de la question du validisme dans les cercles abolitionnistes. Le second front est celui de l’environnement : ainsi, des questions comme les conséquences écologiques de l’existence des prisons ou le « greenwashing » auquel procède le système carcéral (par exemple avec la végétalisation des établissements, la mise en place de potagers, etc.) sont de plus en plus discutées au sein des luttes abolitionnistes.
En quelques décennies, l’abolitionnisme a ouvert de nombreuses voies à une remise en cause fondamentale du système pénal. Les renouvellements de sa manière de penser système pénal ont eu des traductions stratégiques, notamment autour de deux questions : « Qui est le sujet politique de l’abolitionnisme ? » « Peut-on abolir le système pénal sans faire la révolution ? » Le positionnement politique de certains mouvements abolitionnistes en Amérique du Nord permet la récupération de l’abolitionnisme par une frange politique de plus en plus large. S’il serait hasardeux de faire des prédictions sur le futur politique de l’abolitionnisme, son histoire permet néanmoins de dire qu’il perdrait son âme et ses racines s’il devenait autre chose qu’un mouvement d’émancipation pour et par les personnes et les communautés affectées par l’existence du système pénal.
Que faire de la criminologie et des criminologues ?
Ce n’est pas sans un brin de provocation que, dans son allocution de 1976 devant un auditoire de criminologues, Nils Christie commence par ces mots : « Peut-être ne devrions-nous pas faire de criminologie. Peut-être devrions-nous abolir les instituts de recherche, plutôt que d’en ouvrir. Peut-être les conséquences sociales de la criminologie sont-elles bien plus problématiques que ce que nous aimons à penser. » Il n’est pas le premier à questionner la criminologie comme discipline et son rôle dans la production de la criminalité. C’est d’ailleurs une observation faite auparavant par Karl Marx :
« Le criminel produit non seulement la criminalité mais aussi la loi criminelle ; il produit le professeur qui donne des cours au sujet de la loi criminelle et de la criminalité, et même l’inévitable livre de base dans lequel le professeur présente ses idées et qui est une marchandise sur le marché. Il en résulte un accroissement des biens matériels, sans compter le plaisir qu’en retire l’auteur dudit livre. »26
La criminologie a fait l’objet de nombreuses critiques et les criminologues sont particulièrement bien placé·e·s pour formuler les plus radicales d’entre elles. Par exemple, en 1988, paraît le livre Against Criminology27… dont l’auteur est le célèbre criminologue et sociologue Stanley Cohen.
Il existe des traditions nationales dans la façon dont les disciplines sont pensées et se pensent elles-mêmes. Par exemple, en France, la criminologie a mauvaise réputation dans le monde académique et il y a de fortes réticences à la reconnaître comme une discipline académique — au même titre que le droit, la sociologie, ou la science politique28. Il faut donc espérer que l’avantage de s’assurer qu’on n’aura pas des départements de criminologie collaborant à la survie du système pénal compense l’inconvénient de se priver d’un potentiel espace supplémentaire de réflexion critique sur le système pénal, ses institutions (et le secteur caritatif et associatif qui gravite autour), et les politiques en matière de criminalité.
L’histoire de la criminologie et de ses courants (« criminologie critique », « criminologie radicale », etc.) montre que des pensées « critiques » se sont développées en son sein. Le foisonnement contemporain de courants, d’appellations et de champs d’étude (« progressive criminology », « queer criminology »29, « criminologie féministe », « anarchist criminology », « activist criminology », etc.) témoigne à la fois de tentatives d’établir la discipline sur de nouvelles bases théoriques et de répondre à certaines objections qui lui sont habituellement faites.
La critique radicale que fait Louk Hulsman du concept de « crime » se retrouve aujourd’hui dans certains courants de la criminologie, mais elle constitue le socle même de la zémiologie (zemiology)30. Cette discipline, née autour de Lan 2000, a été conçue par des criminologues du Royaume-Uni et a été fortement inspirée par les études sur la justice sociale (social justice studies). Comme le suggère son nom (zemia signifie « préjudice », « dommage » en grec ancien), elle étudie toutes les formes de « nuisances sociales », et rompt ainsi avec la définition classique de la criminologie par son objet d’étude (le « crime »).
Faut-il, comme le suggérait Nils Christie, abolir la criminologie? Dans « La criminologie critique et le concept de crime », Louk Hulsman fait quelques suggestions sur ce que serait « la tâche d’une criminologie critique départie […] du ‘crime’ comme outil conceptuel ». Selon lui, elle consisterait à « démystifier les activités de la justice pénale et ses effets sociaux néfastes » et pourrait « illustrer [comment…] les situations-problèmes pourraient être traitées à différents niveaux de l’organisation sociétale sans avoir recours à la justice pénale ».
Dans ce même article, Louk Hulsman met en garde contre une criminologie qui se prétendrait être « une science des situations-problèmes ». Ni les criminologues, ni les abolitionnistes ne doivent prendre cette mise en garde à la légère. Nils Christie et Louk Hulsman auraient sans doute été d’accord sur ce point : il ne faut surtout pas laisser l’abolitionnisme pénal aux criminologues. Ce serait en effet un grand malheur pour l’abolitionnisme pénal, qui n’a besoin d’aucune sorte de professionnels, de devenir une affaire de criminologues.
Conclusion de l’ouvrage par Gwenola Ricordeau, Crimes & Peines. Penser l’abolitionnisme pénal, Grevis, Caen, 2021, 195 pages.
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Alexandra Mikáczó.
NOTES
1. Joris Van Wijk, « Who is the kLittle Old Lady’ of International Crimes ? Nils Christie’s Concept of the Idéal Victim Reinterpreted », International Review of Victimology, 2013, 19, 2, pp. 159-179.↩
2. Sur ce mouvement, voir : Sandrine Lefranc, « Le mouvement pour la justice restauratrice : ‘an idea whose finie has corne ’ ». Droit et Société, 2006. 63-64, 2-3, pp. 393-409.↩
3.Chris Cunneen, « Thinking Critically about Restorative Justice », in Eugène McLaughlin, Ross Fergusson, Gordon Hughes, Louise Westmarland (dir.), Restorative Justice: Critical Issues, Londres, Sage Publications, 2003, pp. 182-194. ↩
4.Voir par exemple : Donna K. Coker, « Transformative Justice: Anti-Subordination Processes in Cases of Domestic Violence », in Heather Strang, John Braithwaite (dir.), Restorative Justice and Family Violence, Cambridge. Cambridge University Press, 2002. pp. 128-152. ↩
5.Ching-ln Chen, Jai Dulani, Leah Lakshmi, Piepzna-Samarasinha (dir.), The Revolution Starts at Home: Confronting Intimate Violence within Activist Communities, Cambridge, South End Press, 2011. Voir aussi : Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha (dir.), Beyond Survival : Strategies and Stories from the Transformative Justice Movement, Chico, AK Press, 2020↩
6.Mathiesen, The Politics of Abolition Revisited, Routhledge, Londres, 2014↩
7.Hile a été créée en 1998 et elle compte Angola Davis parmi ses fondatrices.↩
8. Mark Morris, Instead of Prisons. A Handbook for Abolitionists, 1976↩
9.de Haan, « Redresser les torts : L’abolitionnisme et le contrôle de la criminalité », art. cit.↩
10.Voir lan Loader, « For Penal Modération: Notes Towards a Public Philosophy of Punishment », Theoretical Criminology, 2010, 14, 3.↩
11.Voir Dan Kaminski, « L’éthique du réductionnisme et les solutions de rechange », Criminologie, 2007, 40, 2.↩
12. Michel Foucault, « Alternatives » à la prison. Une entrevue avec Jean-Paul Brodeur, Paris, Éditions Divergences, 2021.↩
13.Michel Foucault, « Qu’appelle-t-on punir ? », in Dits et écrits II, Paris, Gallimard. 1994 [1984], pp. 636-646. Pour une comparaison des pensées de Michel Foucault, Louk Hulsman et Thomas Mathiesen, voir : Rolf S. De Folter, « On the Methodological foundation of the Abolitionist Approach to the Criminal Justice System. A Comparison of the Idcas of Hulsman. Mathiesen and Foucault ». Contemporary Crises, 1986, 10. 1, pp. 39-62 ↩
14.Davis, La Prison est-elle obsolete ?, op. cit. ↩
15.Nicolas Carrier, Justin Piché, « Actualité de l’abolitionnisme », Champ pénal/Penal Field, 2015. 12. URL : https://journals.opcnedition.org/champpcnal/9163↩
16.Voir notamment : « Quelques archives de la lutte pour la défense libre », 2012. URL : https://infokiosques.net/spip.php?article972↩
17.Kristian Williams, Our Enemies in Bine: Police and Power in America, Cambridge, South End Press, 2005 ; Alex Vitale, The End of Policing, Londres, Verso, 2017.↩
18.Annika Snarc. Nils Christie. « Dialogue with Nils Christie », Issues in Criminologv, 1975. 10. 1. p. 40. [TdA] ↩
19.Pratique militante, née dans les années 1990 aux Etats-Unis, consistant à « surveiller » la police, en la filmant, en recueillant des témoignages sur ses activités, etc.↩
20.Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Glohalizing California. Berkeley. University of California Press. 2007.↩
21.Jackie Wang, Capitalisme carcéral. Montréal, éditions de la rue Dorion, 2020.↩
22.Voir : Michelle Alexander, La couleur de la justice. Incarcération de niasse et nouvelle ségrégation raciale aux Etats-Unis, Paris, Syllepse, 2017 [2010].↩
23.Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montreal, Lux, 2019.↩
24.Voir par exemple : Emily L. Thuma, All Our Trials: Prisons, Policing, and the Feminist Fight To End Violence, Urbana, University of Illinois Press, 2019 ; Erica R. Mciners, Judith Levinc, The Feminist And The Sex Offender: Confronting Sexual Harm, Ending State Violence, New York, Verso, 2020. ↩
25.Voir notamment : Liat Ben-Moshe, Decarcerating Disahility. Deinstitutionalization and Prison Abolition, Minneapolis, University of Minnesota Press. 2019 ↩
26.Karl Marx, « Bénéfices secondaires du crime », in Déviance et criminalité. Textes réunis par Denis Szabo avec la collaboration d’André Normandeau, Paris, Librairie Armand Colin, 1970, p. 84.↩
27.Stanley Cohen, Against Criminology, New Brunswick, Transaction Books, 1988.↩
28.Voir notamment : Laurent Mucchielli, « Vers une criminologie d’État en France ? Institutions, acteurs et doctrines d’une nouvelle science policière », Politix, 2010, 1, 89, pp. 195-214.↩
29.Les appellations ne sont pas traduites de l’anglais lorsque de tels courants n’existent pas dans le champ académique francophone. ↩
30.Voir : Paddy Hillyard et. al., Beyond Criminology: Taking Harm Seriously. Londres, Pluto Press, 2004 ; Avi Boukli, Justin Kotzc (dir.), Zemiology: Reconnecting Crime and Social Harm. Cham [Suisse], Springer. 2018.↩