La contre-révolution féministe civilisationnelle

Par Françoise Vergès
Publié le 2 novembre 2024

Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici l’intervention de Françoise Vergès dans le panel  intitulé « Genres et suprématie blanche : comment combattre le féminisme civilisationnel? ».

Minette Carole Djamen Nganso

Nous observons depuis plusieurs années une contre-insurrection réactionnaire et conservatrice qui vise à criminaliser et amoindrir les mouvements qui luttent contre la dévastation et la destruction que produisent le racisme, l’impérialisme et le capitalisme. Des femmes, des communautés autochtones, des queers, des subalternes refusent partout l’exploitation, la destruction et la dépossession. Leurs ennemis sont implacables, n’hésitant pas à utiliser toutes les armes en leur possession : criminalisation, violence systémique, dépossession, torture, assassinats. Leur peur et leur panique devant les assauts contre les fondations d’un monde racial et meurtrier expliquent la violence de leur contre-révolution.

Cette contre-révolution fabrique quotidiennement une culture visuelle et discursive qui reproduit à l’infini la division entre les vies (et les morts) qui comptent et les vies (et les morts) qui ne comptent pas à travers des récits, images, films, des séries télé, les média, naturalisant la mort des non-blanc·he·s, la rendant banale, lointaine en faisant des vies des subalternes, des indigènes, des pauvres, des racisé·e·s, des vies tuables dont la mort est sans conséquences. La transformation d’êtres humains en vies « sous-humaines », en surplus, est au cœur de la colonisation.

L’Occident se présente comme le flambeau de « valeurs humanistes », de la liberté et de la démocratie, les États-Unis en étant devenu le garant depuis la Seconde Guerre mondiale. Or, si l’on regarde de près comment s’est constituée la démocratie libérale en Amérique du Nord qui proclame être la protectrice de la liberté et des droits dans et pour le monde, comme la région la plus avancée pour les droits des minorités et des femmes, que voit-on ? Les États-Unis se créent au 18ème siècle contre la vieille Europe qu’ils voient soumise à la domination de rois et de tyrans, et proclament dans leur Déclaration d’Indépendance leur amour pour la liberté tout en privant les esclavisé·e·s de cette liberté fondatrice de leur État. Leur démocratie se construit sur un génocide, des nettoyages ethniques, le vol des terres, de l’eau, la ségrégation, la destruction des liens sociaux, la suprématie blanche. Canada, Nouvelle Zélande et Australie épousent ce modèle. L’État d’Israël est le dernier avatar de ce modèle de démocratie-coloniale.

Quel rôle joue le féminisme blanc bourgeois qui prend la forme de ce que j’ai appelé « féminisme civilisationnel » dans cette contre-révolution? J’ai analysé son émergence dans Un féminisme décolonial paru en 2019 ; je vais rapidement en résumer l’argument en me focalisant sur le Nord puisque nous sommes au Bandung du Nord. Les années 1970 voient resurgir des mouvements féministes au Nord, les raisons en sont diverses mais je ne peux m’y attarder ici. Dans les années 1980, on assiste à une institutionnalisation d’un féminisme bourgeois libéral qui vise à pacifier tout radicalisme. La « décennie de la femme » organisée par les Nations Unies en est un exemple : lors de la troisième édition à Nairobi, le pouvoir échappe aux féministes blanches et bourgeoises. Palestiniennes, Africaines, et femmes arabes, musulmanes, asiatiques présentes, critiquent ouvertement un féminisme du Nord indifférent aux luttes de libération et à l’impérialisme. Les Nations Unies organisent aussitôt une dernière réunion qui se déroule à Beijing, clôturée par un discours d’Hillary Clinton qui fait des droits des femmes, des « droits humains », les enfermant ainsi dans une conception occidentale des droits humains. Rappelons qu’à Nairobi, il était question du droit à la terre et à l’eau, de la fin de la colonisation de la Palestine, de droits qui tiennent compte des luttes contre les inégalités structurelles, de l’impérialisme et du capitalisme racial. Mais la pacification est en marche, les droits des femmes sont désormais inscrits dans l’agenda des États du Nord. Des féministes du Nord global s’inquiètent d’une institutionnalisation qui risque de les écarter, cherchent à reprendre l’initiative et à offrir un nouveau front de lutte. L’Islamophobie leur fournit cette opportunité. Elles peuvent alors occuper le devant de la scène. En France (mais aussi en Allemagne, en Italie et en Angleterre), ce sont des féministes classées à gauche qui donnent à la criminalisation du voile, du hijab, un contenu féministe. Elles offrent un vocabulaire et des arguments aux gouvernements, aux institutions internationales et aux fondations privées. L’ennemi des droits des femmes : l’homme musulman, le patriarcat musulman. L’Europe, l’Occident deviennent le terrain naturel sur lequel les droits des femmes auraient surgi, alors que l’Islam serait une religion qui, par nature, serait hostile aux femmes. Le féminisme civilisationnel connaît un grand succès : il permet d’être pour les droits des femmes et pour l’impérialisme, pour les droits des femmes et pour le capitalisme racial, en résumé d’être féministe et raciste, féministe et islamophobe. Dans ce schéma, les hommes musulmans occupent la place du barbare.

Pour combattre ce féminisme, il faut affirmer que la lutte doit être anti-raciste, anti-impérialiste, anti-guerre, anticapitaliste. Des féministes se joignent à ces luttes mais aussi des femmes qui n’ont pas besoin de se dire féministe. Le féminisme ne peut être exclusivement une théorie, c’est aussi une pratique qui dès lors, en s’inscrivant dans des luttes, détermine quelle stratégie adopter dans tel contexte et dans tel autre contexte, l’objectif étant l’abolition du capitalisme racial.

Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 29 septembre dans le la panel intitulé Genres et suprématie blanche : comment combattre le féminisme civilisationnel?.

Les photos ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD).