11 Juin La communisation du care
Par M. E. O’BRIEN
Publié le 11 juin 2021
De plus en plus d’efforts son mis de l’avant par différentes tendances pour dépasser les styles de vie et arts de vivre contemporains de manière à les intégrer à un processus révolutionnaire ancrés dans des pratiques concrètes. La revue queer-communiste Pinko magazine fait partie de ces initiatives et sa contribution aide à réfléchir au-delà du libéralisme et de l’orthodoxie. Dans le présent article, l’autrice puise chez Fourier la possibilité d’organiser la reproduction sociale en communes comme partie intégrante d’une insurrection communiste, en y intégrant des pratiques queers.—ES
L’appel à l’abolition de la famille a permis d’imaginer la vie au-delà de l’hétérosexualité forcée, de la soumission misogyne et de la violence familiale1. Il suscite l’anxiété pour bon nombre de celles et ceux qui croient que la famille est le seul rempart contre la violence de l’État, la suprématie blanche ou la pauvreté. L’opposition assimile l’abolition de la famille à la négligence vis-à-vis de l’enfant et à la prohibition de l’affection et des soins.
Marx et Engels sont connus pour s’être détournés des représentations spéculatives de la vie communiste, en opposition aux imaginaires dénués de stratégie quant à la possibilité qu’une telle société émerge des contradictions du capitalisme. Dans l’Anti-Dühring et Socialisme utopique et socialisme scientifique qui en est extrait, Engels a exposé la séparation que les marxistes allaient tracer pour repousser toute menace de devenir, par inadvertance, des romanciers de science-fiction. Bien que je sois d’accord à l’effet que les descriptions concrètes de la vie communiste ne servent pas tellement la fonction programmatique imaginée par les socialistes utopiques, je crois tout de même qu’un retour à des visions spéculatives du communisme puisse à nouveau être utile aujourd’hui. L’horreur des États soviétiques du XXe siècle qui ont qualifié de «communistes» leurs sociétés de classes et de main-d’œuvre salariée nous invite à faire ce que Marx et Engels ont voulu éviter : écrire de la science-fiction sur les futurs que nous voulons créer. De telles visions peuvent provoquer ou embellir la réalité, mais leur utilité ne se trouve pas dans la formulation de propositions à mettre en œuvre par les personnes plus convaincues. Leur pouvoir est de rendre visibles la fragilité et l’horreur du présent, et de soutenir un processus d’exploration et de découverte au cœur des luttes.
En évoquant l’abolition de la famille, Marx et Engels ont utilisé le terme aufhebung pour abolir. Concept hégélien parfois traduit par «dépassement positif», l’aufhebung consiste à préserver, élever et transformer radicalement. Ce sens est très différent de l’héritage américain des abolitionnistes antiesclavagistes. Les appels à l’abolition de la famille ne visent pas à détruire la capacité des gens à former des liens affectifs, romantiques ou parentaux, ni à célébrer les pressions que l’économie de marché exerce sur la vie domestique. Au contraire, abolir la famille, c’est libérer notre capacité à prendre soin les unes des autres sous des formes plus humaines. Je propose ici une esquisse spéculative de reproduction sociale en remplacement de la famille, et plus précisément de la commune, comme l’avait initialement suggéré le socialiste français Charles Fourier au début du XIXe siècle.
Caractéristiques de la reproduction sociale communiste
La famille est la principale institution de médiation de la dépendance du prolétariat au salaire. Avec le salaire, les programmes d’aide sociale et le système carcéral, nous dépendons de celles et ceux que nous appelons la famille pour survivre. Pour bon nombre de prolétaires incapables de travailler, y compris les nourrissons, les jeunes enfants, les personnes handicapées et les personnes très âgées, le principal moyen d’assurer l’accès aux ressources provient des relations de dépendance personnelles et familiales à l’égard d’un travailleur ou d’une travailleuse salarié·e. Les systèmes privés de soins reproductifs en pleine croissance n’échappent pas à cette double dépendance de la famille ou du salaire, puisqu’ils sont payés par le salaire de la personne qui en bénéficie ou par celui d’un membre de la famille.
Dans notre société, l’amour et le care sont liés à la dépendance et aux obligations de la famille et, à celles-ci, est liée une grande partie du travail de reproduction sociale. La famille prend ainsi une forme contradictoire dans notre univers, à la fois une sphère d’amour au milieu d’un monde dur et dangereux, et un espace de dépendance privée peu protégé contre le risque interne d’abus, de violence et d’hétéronormativité. Aussi bonnes que puissent être certaines familles, leur intimité et leur insularité les isolent du nécessaire processus de lutte. Pour celles et ceux qui n’arrivent pas à vivre convenablement sous ce régime de genre, le pari de savoir qui est sa famille est une question de vie ou de mort. L’État, le salaire et la famille : chacun s’oppose à la liberté de genre et à la liberté sexuelle, et chacun est incompatible avec une pleine et libre expression de l’épanouissement humain par la diversité des genres et des sexes. L’abolition de la famille doit être la création positive de nouvelles institutions et pratiques d’amour, de reproduction et de vie érotique.
Au lieu du système coercitif des unités familiales atomisées, l’abolition de la famille tendrait à généraliser ce que nous appelons aujourd’hui le care. Soins d’amour et de soutien mutuels; soins pour le travail d’éducation des enfants et soins aux malades; soins pour la connexion et le plaisir érotiques; soins pour s’aider mutuellement à réaliser les vastes possibilités de notre humanité, exprimées d’innombrables façons, y compris les formes d’expression de soi que nous appelons maintenant le genre. Dans notre société capitaliste, le care est un acte marchand, assujettissant et aliéné, mais nous pouvons y percevoir le noyau d’une interdépendance non aliénante.
Autour de la cuisine du peuple
Pendant les périodes d’insurrection prolongées, les gens forment spontanément des communautés auto-organisées basées sur la collectivisation de la reproduction. J’appelle ces dernières des communes, et je les considère comme les premières formes de reproduction sociale qui pourraient être dominantes sous le communisme. Lorsqu’un grand nombre de personnes affrontent directement l’État et le capital sous des formes qui les amènent à partager un même lieu pendant plusieurs jours, elles développent souvent des pratiques d’approvisionnement collectif en nourriture, de cuisine et de partage des repas, d’organisation du sommeil à proximité les unes des autres, de partage des responsabilités en matière d’éducation des enfants et d’aide aux camarades handicapés. Tous et toutes s’efforcent de partager le travail de soins, de permettre une participation diversifiée et de se protéger les unes les autres contre les préjudices.
Nous en observons des variations partout où des occupations prolongées s’enracinent : dans le camp de protestation rural comme Standing Rock dans le Dakota, dans la ZAD en France ou dans le mouvement des occupations (Occupy). Dans la commune d’Oaxaca, en 2006, les femmes ont créé des activités collectives de reproduction sur les barricades afin de soutenir les protestations et de résister à la domination du genre dans la vie domestique :
Les barricades étaient des endroits où les habitantes et habitants d’Oaxaca dormaient, cuisinaient et partageaient leur nourriture, faisaient l’amour, partageaient des nouvelles et se réunissaient à la fin de la journée. Les ressources telles que la nourriture, l’eau, l’essence et les fournitures médicales étaient réappropriées et redistribuées et, de la même manière, le travail reproductif était réapproprié de la sphère spécialisée du foyer et devenait le moyen privilégié de réimaginer la vie sociale et les liens collectifs.2
Ces dispositions répondent à des besoins immédiats dans le cadre d’une lutte permanente. Ils collectivisent le travail reproductif, créent de nouvelles formes communes d’intimité et d’amitié, ouvrent de nouvelles voies pour contester les relations sexuelles et de genre, et peuvent contribuer à remettre directement en question la structure atomisée et domestique de la famille nucléaire. Bien que la misogynie, l’homophobie et la violence sexuelle aient souvent semé l’horreur dans ces sites de protestation partagés, le caractère collectif et politique de ces derniers offre un meilleur forum pour contester et remettre en question de telles dynamiques que la famille isolée. Les camps de protestation dont nous avons besoin doivent combiner les formes émergentes de reproduction communiste aux pratiques féministes et queer et peut-être, au bout du compte, à sexualité meilleure.
Tout comme la cuisine commune est apparue lors des insurrections passées, la commune en tant que mode de reproduction sociale dominant pourrait apparaître dans une condition de communisation plus large. Bien que nous ne puissions pas connaître les conditions des futures insurrections, quelques éléments caractérisent les mesures communistes : une masse critique de prolétaires s’emparant rapidement des infrastructures et des terres, les transformant et les mettant en marche, pour permettre la survie et l’épanouissement de l’humain sans recourir au marché. La relation familiale nucléaire forcée et le travail salarié constitueraient des obstacles directs à cette survie partagée, à la liberté et à la persistance de l’insurrection. Si la famille nucléaire n’est pas radicalement remise en cause, ses logiques pernicieuses et contre-révolutionnaires de propriété, de misogynie, d’hétéronormativité et de domination demeureraient intactes. La reproduction communiste de la vie matérielle devrait résister à la dépendance des relations familiales obligatoires et à la participation au travail salarié. Elle se poursuivrait au contraire par la gestion démocratique et collective et par la circulation mondiale de l’activité productive sans médiation du marché.
Dans un article de 2016 intitulé « Insurrection and Production », le groupe Angry Workers a imaginé un potentiel processus révolutionnaire de communication au Royaume-Uni, en se concentrant sur les industries essentielles qui doivent être reprises pour qu’une insurrection persiste. Des études similaires sont nécessaires ailleurs, même si on peut faire un parallèle entre une grande partie de leur analyse et les conditions américaines. Il propose la formation d’unités domestiques collectives, chaque unité collectivisant la production et la consommation alimentaires. La commune n’est pas ici une préfiguration, mais nécessite la condition généralisée du communisme. Selon les membres du groupe :
Le soulèvement et la reprise des industries essentielles doivent aller de pair avec la formation d’unités domestiques comprenant de 200 à 250 personnes : des espaces communs (anciens hôtels, écoles, immeubles de bureaux, etc.) comme points centraux de distribution, de travail ménager et de prise de décision locale. La formation rapide de ces unités domestiques est aussi importante que la reprise des industries essentielles. Principalement pour rompre l’isolement du travail ménager et les hiérarchies de genre, mais aussi pour créer une contre-dynamique à la centralisation dans les industries essentielles : une décentralisation de certaines tâches sociales et de la prise de décision.
C’est très différent de ce que l’on appelait les communes au XXe siècle : des communautés délibérément contre-culturelles et de petite taille qui tentent de survivre dans une société marchande. Ces communes du XXe siècle comprenaient les communautés agricoles collectives de retour à la terre dans les années 1960 et 1970, les maisons groupées de hippies et de punks, les squats urbains, les familles homosexuelles vivant ensemble et les communautés planifiées utopiques. Ce sont des stratégies légitimes pour essayer d’accéder à des vies moins aliénées dans les conditions d’atomisation de l’économie de marché. De telles pratiques sont une composante remarquable des traditions radicales, mais comme elles opèrent dans des conditions capitalistes, leurs limites sont importantes.
Dans une société capitaliste, les communes sont contraintes à la pauvreté partagée combinant l’autosuffisance économique et l’isolement, ou dépendent de contributions importantes du travail salarié ou de richesses héritées. Les pressions politiques de l’État, la pauvreté, les contradictions de classe au sein de la communauté ou le manque de soins de santé mentale exacerbent inévitablement les conflits interpersonnels et conduisent souvent à l’effondrement de ces communautés autogérées. Seuls des privilèges de classe considérables offrent une stabilité à long terme.
De plus, bon nombre de partisanes et partisans de ces communautés autogérées imaginent, à tort, que leur existence même inspirera leur propagation progressive au sein de la société capitaliste, fournissant ainsi les moyens de vivre le communisme sans État ici, maintenant. Une telle idée a produit l’éclosion de contre-cultures isolées, mais rien ne laisse présager qu’elle pourrait un jour offrir une voie de sortie de la domination du capital et de l’État capitaliste. Les conditions structurelles de la prolétarisation, de la dépendance au marché et de la violence étatique rendent une telle conception de la transition révolutionnaire impossible sans une insurrection généralisée, et laissent ces communautés intrinsèquement instables, inaccessibles et isolées.
Pour Angry Workers, et selon l’analyse que j’ai développée, la commune est plutôt la collectivisation du travail reproductif et de la consommation, l’abolition de la famille, et la libération de l’amour, des soins et de l’érotisme dans un espace collectif et démocratique de vie partagée. Pour survivre en tant qu’unité de base de la liberté, la commune doit faire partie d’un effort plus large et victorieux pour détruire les mécanismes coercitifs de l’État racial, pour saisir les moyens de production et de survie collective, et pour vaincre les ennemis de classe de la lutte révolutionnaire. La commune ne peut survivre que dans les conditions de la communisation mondiale.
À propos de Charles Fourier
Cette vision de la commune comme site collectif, érotique et joyeux du travail reproductif s’apparente aux théories de Charles Fourier. Ce dernier était un marchand, commis et écrivain français, figure majeure de ce que l’on a appelé la tradition socialiste utopique. Il est né quelques années avant la Révolution française et a publié la plupart de ses travaux au début du XIXe siècle, avant de mourir en 1837. Les écrits de Fourier sur les maux du marché, de la famille bourgeoise et des communes collectives ont eu une influence considérable sur la politique socialiste du XIXe siècle. Il est évident que Marx a lu Fourier avec attention, et plusieurs des plus grandes déclarations de Marx en faveur des droits des femmes, de l’égalité des sexes et de la liberté des femmes sont des citations quasi textuelles de Fourier.
Fourier est surtout connu pour trois de ses contributions théoriques et politiques. Premièrement, il repère très tôt que les horreurs de la pauvreté étaient le résultat de l’économie de marché croissante et que les socialistes devaient abolir les marchés et la propriété privée. Cette nouvelle société garantirait à tous et toutes un «minimum social», un concept de provision matérielle universelle devenu central dans la nouvelle pensée socialiste. Fourier le définit comme essentiel au bien-être commun de la société à venir : «Enfin, que le peuple jouisse dans ce nouvel ordre, d’une garantie de bien-être, d’un minimum suffisant pour le temps présent et à venir, et que cette garantie le délivre de toute inquiétude pour lui et les siens»3. Deuxièmement, Fourier est un grand défenseur des droits des femmes, considérant l’assujettissement de celles-ci comme une pierre angulaire de la société bourgeoise, de la famille, du mariage monogame et de l’ordre social oppressif. Il a largement défendu les droits sociaux, économiques et sexuels des femmes, et on pense qu’il a inventé le mot «féminisme». Il est à l’origine d’une théorie, adoptée plus tard par Marx, entre autres, selon laquelle le degré de liberté dans une société se mesure au mieux par le niveau d’émancipation des femmes.
Troisièmement, Fourier propose que la solution aux horreurs du marché et de la monogamie prenne la forme d’une commune qu’il appelle la phalange, comptant 1 600 personnes dans un vaste bâtiment du phalanstère. La vision de Fourier de la phalange est ancrée dans sa science des passions humaines, une «théorie de l’attraction passionnelle». En examinant attentivement les instincts naturels, les penchants, les plaisirs et les capacités de développement des humains, nous pourrons concevoir des communes qui calibreraient parfaitement les types de personnalité. Les phalanges seraient des espaces de travail partagés en tant que centres productifs exportant une denrée alimentaire ou un produit manufacturé particulier. Elles collectiviseraient la totalité du travail reproductif, conçu pour servir au maximum les divers plaisirs de l’alimentation et de la consommation quotidienne de l’ensemble des résidents et résidentes. Des communes fouriéristes ont vu le jour aux États-Unis et en Europe dans les années 1830 et 1840.
Plutôt que de s’appuyer sur la contrainte pour maintenir l’ordre social ou le travail productif, ces communautés pourraient concevoir un «travail amoureux» pour utiliser habilement le plaisir, l’érotisme et la joie comme incitatifs, afin que les avantages collectifs et individuels s’alignent. «La galanterie, aujourd’hui si inutile, deviendra donc un des ressorts les plus brillants du mécanisme social», écrit-il4. Les théories de Fourier sur les passions humaines sont fondamentales pour sa vision de l’harmonie sociale. L’amour et l’attraction remplaceraient la domination en tant que lien social central de la société.
Bien que les écrits de Fourier sur l’érotisme ne soient pas aussi largement reconnus, il considère ses engagements en faveur de la liberté et de l’épanouissement sexuels comme essentiels à sa théorie sociale. En plus d’un minimum social, il préconise un «minimum amoureux»5, où les besoins physiques et érotiques de tous et toutes seraient garantis par leur communauté, permettant à chaque personne la liberté de poursuivre un amour complet et authentique.
Nous allons traiter d’un nouvel ordre amoureux où le sentiment, qui est la portion noble de l’amour, jouira d’un lustre éclatant et répandra du charme sur toutes les relations; or à quoi tiendra son empire? à ce que le matériel, loin d’être entravé, sera pleinement satisfait et que le besoin en ce genre ne sera pas plus indécent que ne le sont les appétits des autres sens…6
Fourier aurait sans doute critiqué avec ferveur la misogynie du mouvement Incel d’aujourd’hui; toutefois il s’est inquiété du désespoir de ceux et celles à qui l’on refuse le plaisir sexuel : «ce désordre n’est pas apparent comme celui d’une populace mutinée par la famine, mais en amour c’est mutinerie cachée et d’autant mieux établie qu’elle agit sourdement et se couvre de tous les masques»7. Il était convaincu que les humains sont naturellement polyamoureux, bisexuels et érotiquement joyeux. L’amour libre au sein de la phalange serait l’un de ses plus grands attraits, et bientôt plus personne ne serait attiré par l’horreur hypocrite de la famille conjugale.
Fourier s’est permis un degré considérable de fantaisie extravagante dans ses écrits sur la liberté sexuelle. Il s’est étendu sur le rôle intégral que des orgies soigneusement chorégraphiées joueraient dans les futures communes. Parodiant l’Église catholique, il décrit une nouvelle hiérarchie cléricale volontaire fondée sur l’habileté sexuelle, l’altruisme sexuel et la capacité d’apporter le plaisir sexuel aux personnes les plus laides de la société. Pour remplacer les horreurs de la guerre, il imagine des armées itinérantes de jeunes amoureux qui se livrent à des compétitions pour démontrer leurs prouesses érotiques sur les champs de bataille. Ceux et celles qui sont suffisamment impressionné·e·s signalent leur défaite en se soumettant à un asservissement érotique volontaire et à des punitions sexuelles orchestrées pour une durée définie. L’une de ces rencontres futures entre des armées érotiques itinérantes et leurs hôtes se déroule ainsi :
Au signal donné par la baguette de la fée, on se livre à une demi-bacchanale. Les deux troupes se précipitent dans les bras l’une de l’autre, la mêlée est générale et chacun reçoit et distribue confusément les caresses et chacun parcourt les appâts qui lui tombent sous la main et se livre aux franches impulsions de la simple nature. On voltige de l’un à l’autre, on baise les appâts de tous les champions, acteurs ou actrices, avec autant d’empressement que de célérité.8
Cette orgie initiale est alors perturbée par l’intervention du désir homosexuel : «Pour séparer la mêlée, il faut y jeter du dissolvant : puisque tout se fait par attraction dans l’harmonie, il faut entremettre aussi des attractions mixtes et lancer dans la foule deux groupes, l’un de saphiennes et l’autre de spartiates, qui s’attaqueront d’abord aux champions de leur acabit»9. Cela permet au clergé sexuel de publier ses recommandations pour les couples romantiques les plus compatibles, car «l’harmonie opère en sens bien différent et, au lieu d’un lien sensuel et simple, elle tend à faire naître pour chacun deux unions d’amour composé, de pleine sympathie, dont cette mêlée sensuelle est un prélude nécessaire»10.
Après un exposé érotique aussi cru, Fourier nous taquine : «les [éléments] accessoires auxquels j’ai touché auront déjà suffi pour faire entrevoir que cet ordre ouvrira aux amours une carrière si brillante et si variée, qu’on regardera en pitié les chroniques galantes de la civilisation»11.
Bref, Fourier est un auteur de science-fiction savoureusement kinky, et une source d’inspiration pour imaginer les communes pro-queer du futur. L’œuvre de Fourier peut provoquer en nous non seulement la conception d’une alternative concrète à la famille comme unité de reproduction sociale, mais aussi un désir érotique illimité pour un mode de vie meilleur que nous n’avons pas encore découvert.
Les communes à venir
Au lieu de résulter de la mise en œuvre d’un plan, la commune pourrait surgir spontanément de l’insurrection. Puisque les masses de prolétaires seraient directement confrontées à l’État, au capital et à l’oppression dans leur vie personnelle, elles devraient se tourner vers des stratégies de survie collective qui vont au-delà de la famille. En contexte insurrectionnel, les gens s’approprieraient d’abord de grands bâtiments comme centres de reproduction sociale, avec des cantines collectives, des abris, des garderies, des soins médicaux et des salles pour les assemblées démocratiques. Les parents qui se joindraient à l’insurrection en viendraient probablement à partager le travail de garde d’enfants afin de rendre possible leur pleine participation. Ces nouvelles institutions pourraient offrir à la fois un mode de survie partagée et de nouvelles formes d’appartenance et de joie.
Alors qu’une insurrection se déploierait et embraserait une partie de plus en plus grande de la société, la collectivisation du travail domestique et de reproduction sociale offrirait une stratégie communautaire de survie. Une tendance spontanée et globale à la formation de communes comme unités primaires de la vie domestique. Les ménages isolés n’auraient pas les moyens de se reproduire matériellement sans avoir accès au marché et aux systèmes de distribution marchands comme les supermarchés ou les succursales et leurs chaînes d’approvisionnement associées. La perturbation de la production capitaliste, de l’État et de la famille nécessiterait leur remplacement rapide par de nouvelles institutions, principalement celles de la vie collective de la commune. Les communes fournissent une réponse à la question essentielle qui se pose dans un processus révolutionnaire : «Comment pouvons-nous prendre soin les unes des autres?».
Lorsque les communes commenceraient à offrir une stabilité matérielle et une communauté de soutien, de nombreuses familles moins normatives choisiraient de s’auto-abolir, en rejoignant les communes et en dissolvant leur insularité économique et sociale dans une communauté plus large. Plusieurs débats récents ont opposé l’abolition de la famille aux formes de familles alternatives, aimantes et non normatives, forgées par certaines personnes queer et de couleur contre l’hétéronormativité suprématiste blanche. Plutôt qu’un retranchement de la famille, ces formes choisies pourraient constituer une stratégie particulière, forme que l’aspiration à l’abolition de la famille et au partage des soins prend souvent dans notre monde actuel. Dans un processus révolutionnaire, la famille choisie par les queers, les familles dirigées par des femmes de couleur affectées par la migration et l’incarcération de masse, les familles vivant dans la pauvreté et celles qui survivent grâce à d’autres relations de parenté non hétéronormatives de la classe ouvrière seraient les plus susceptibles d’envisager la commune.
L’estimation des Angry Workers d’environ 200 personnes me semble raisonnable; peut-être préférable aux 1 600 de Fourier. Deux cents personnes pourraient correspondre à un immeuble d’habitation de grande taille, à des maisons individuelles regroupées autour d’une école ou d’un autre centre, ou à un ensemble de petits immeubles d’habitation. La cuisine partagée déterminerait une taille initiale naturelle, étant donné l’importance de la logistique de la cuisine pour des groupes importants. D’autres activités de consommation partagée et de travail reproductif se développeraient rapidement et, en fonction de la distribution et de la concentration démographiques (des enfants, des personnes âgées et des personnes handicapées), pourraient englober plusieurs communes rapprochées autour d’une activité partagée.
L’établissement de telles communautés libres doit faire partie d’un processus d’expansion, d’universalisation et de révolution qui développe également des modes de production et de circulation communistes des biens matériels. Ces communes ne seraient pas des communautés agricoles autosuffisantes ni des unités isolées luttant pour leur survie dans une société de marché. La transition communiste prendrait du temps et se déroulerait de manière inégale selon les endroits. Mais pour survivre, elle devrait continuer à s’étendre et, finalement, détruire les moyens de rétablir la domination de l’État ou du marché partout. La production communiste, sans salaire ni argent ni échange, serait la coordination démocratique de la fabrication de biens matériels, de la fourniture de services et du partage de la culture, le tout géré par plusieurs couches d’évaluations virtuelles et en personne, d’enquêtes, d’algorithmes délibérés, d’assemblées, de réunions et d’une multitude de délibérations pour identifier et satisfaire durablement les besoins humains. Ces communes seraient intégrées à un système de production communiste qui s’étendrait à l’échelle mondiale, en fonction du plus haut niveau de technologie compatible avec la décence humaine et la durabilité écologique.
Ces communes pourraient regrouper en leur sein les services collectifs de reproduction, y compris la garde et l’éducation des enfants; la lessive collective, le nettoyage des appartements, la préparation et le service des repas à la cantine; la réparation et l’entretien des biens ménagers; la santé mentale et les soins médicaux réguliers; ainsi que les activités de divertissement collectif. La collectivisation de nombreuses formes de consommation réduirait les ressources sociales et la consommation de carbone nécessaires pour assurer l’abondance pour toutes et tous. Les services sophistiqués et hautement qualifiés qui nécessitent des installations et des infrastructures importantes pourraient être organisés au niveau régional, comme les soins chirurgicaux ou l’enseignement spécialisé. L’ensemble des membres pourraient bénéficier d’un accès numérique complet aux réseaux mondiaux de communication et de collaboration, et seraient encouragés à nouer des relations variées avec d’autres communautés. Ces communes pourraient fournir les principales institutions pour répondre aux besoins matériels de l’humain tout en étant le centre de nouvelles formes de socialité communiste, d’art, d’expression, de communauté, de sexe et d’amour.
Une gouvernance démocratique directe et une lutte à l’interne seraient essentielles pour éviter les stratifications de classe au sein de ces communes. Bien que certaines tâches puissent être déléguées à des instances composées de personnes élues, les décisions essentielles de la communauté devraient être prises par le biais d’une assemblée de groupe, d’une délibération dans le cadre d’une conversation prolongée ainsi que la prise en compte des préoccupations de toutes les personnes concernées. La démocratie directe pourrait servir de contrepoids à de nouvelles formes de domination de classe et de domination interne au sein des communes. Là où la production mondiale devrait être organisée par d’autres mécanismes basés sur Internet et en réseau, les décisions immédiates concernant la vie quotidienne pourraient être prises par l’assemblée de chaque commune. Deux cents personnes, c’est à peu près la taille maximale d’une assemblée en personne où chacun et chacune peut participer directement à la prise de décision et avoir la possibilité de parler à l’ensemble du groupe.
S’inspirant de l’engagement de Fourier en faveur de l’harmonie des différents types de personnalité, les communes devraient être diversifiées sur le plan interne, plutôt que des communautés d’affinité. La libre circulation et la migration des personnes entre les communes pourraient être une contribution essentielle à cette hétérogénéité. Pour éviter de devenir des centres de survivalisme, d’ethnonationalisme ou de fascisme de genre, ces communes devraient également résister aux tendances à l’homogénéité religieuse et sociale. Bien que les individus puissent nourrir les croyances de leur choix, leurs relations avec les autres seraient soumises à un défi public et à une lutte politique, brisant ainsi la division rigide entre le privé et le public.
Parmi les innombrables questions non résolues mais nécessaires pour imaginer le communisme, il y a la prévention de la stratification entre les communes. Quelles pratiques pourraient assurer l’universalité du principe « à chacun selon ses besoins », sans la domination impersonnelle d’un État retiré du corps social et gouvernant sur celui-ci ? L’absence de propriété, de travail salarié et de marchés limiterait la capacité des communes à dominer les autres, mais les communes pourraient essayer de consolider certaines formes de production privée pour leur propre consommation interne. Comment la société pourrait-elle empêcher certaines communes de jouir d’un niveau de vie nettement supérieur à celui des autres ? Ou de négocier des conflits sur les ressources entre les communes ? Ou démanteler la distribution existante de l’inégalité géographique, du développement inégal, et de la stratification raciale qui organise l’espace capitaliste ?
Ceux et celles qui imaginent le socialisme comme des services impersonnels fournis par un État gestionnaire d’une économie de marché ont des réponses claires et prêtes à l’emploi : ils et elles peuvent esquisser des politiques qui contrebalancent délibérément l’inégalité en investissant bureaucratiquement dans les zones sous-développées, en taxant les zones plus riches et en promouvant des politiques de déségrégation. Mais avec une prise de décision dispersée dans l’ensemble de la société et avec des communes fonctionnant comme site primaire de consommation, nous aurions besoin de pratiques nouvelles et présentement inconnues pour atténuer l’inégalité potentielle de consommation entre les communes et pour assurer un bien-être matériel de base pour tous et toutes. Je soutiens ici la rare combinaison de Fourier qui appelle à la fois à des infrastructures sociales non marchandes dispersées et à un minimum social universel garanti.
Dans une société libre, le nombre de personnes s’identifiant à une sexualité non normative pourrait augmenter, comme nous le constatons actuellement chez les jeunes qui s’identifient de moins en moins comme hétérosexuel·le·s. De même, lorsque Fourier traite les normes d’attractivité et de laideur comme transhistoriques, je soutiens au contraire que celles-ci vont nécessairement se transformer et s’élargir. La culture queer, le leadership queer et les mouvements queers sont une ressource essentielle pour les luttes communistes qui poursuivent des formes plus riches de liberté humaine. Combinées au caractère collectif de la commune, ces tendances queers pourraient se déployer en de nouvelles dynamiques valorisant les relations sexuelles consensuelles, positives et saines.
Le sexe et le plaisir sexuel pourraient devenir des préoccupations collectives, à la fois en contestant la coercition et les abus sexuels, et en aidant les gens à trouver des voies vers l’épanouissement sexuel. Contrairement à Fourier, je reconnais que la satisfaction sexuelle totale et l’harmonie parfaite ne sont probablement pas possibles étant donné les connaissances psychanalytiques sur le développement humain; mais la commune offre la possibilité de transformer la pratique sexuelle et l’érotisme en quelque chose qui pourrait être considérée collectivement comme un besoin humain, une source de bien-être et un domaine de soins éthiques. Cela pourrait occasionnellement prendre la forme des orgies de masse planifiées imaginées par Fourier, mais le plus souvent, il s’agirait de soutenir les gens dans leur santé et leur satisfaction sexuelles en les intégrant aux soins de santé mentale et physique; les relations polyamoureuses pourraient être plus courantes; et la reconnaissance sociale du fait qu’une bonne sexualité est source de bien-être humain pourrait contribuer à se défaire de la misogynie hétéronormative.
Pour réussir, les communes devraient inclure les personnes incapables de travailler. Les expériences récentes de personnes sans logement rejoignant les campements d’Occupy montrent clairement la nécessité de stratégies habiles, collectives et non exclusives pour faire face au handicap, à la toxicomanie et aux troubles de santé mentale. La réduction des méfaits, le soutien à la santé mentale et la guérison des toxicomanes seraient au cœur des préoccupations de ceux et celles qui mettraient en place les communes. La société communiste mettra plusieurs générations à se remettre des traumatismes du capitalisme et de la guerre, ainsi que des complexités de la variation biologique humaine sous les formes que nous définissons aujourd’hui comme le handicap, la neurodivergence ou la maladie mentale.
Au fur et à mesure que l’insurrection assurerait des conditions matérielles plus stables et à plus grande échelle, on pourrait voir apparaître une contre-tendance à la réaffirmation de la famille. Si ces communes ne parviennent pas à devenir la forme généralisée de reproduction sociale et que la famille nucléaire redevient la principale unité de consommation, la société verra le retour de la logique actuelle de la famille capitaliste, à savoir le conservatisme, la blanchité, la propriété et l’auto-isolement. Le retour de la famille contribuerait à la contre-révolution, à la réaffirmation de l’État et à l’échec du communisme.
Pour combattre cette contre-tendance, les contradictions du genre et de la sexualité pourraient devenir centrales à la résistance contre un retour à la famille. Comme Fourier, j’imagine que l’intérêt personnel associé à une conscience transformée serait essentiel pour maintenir l’engagement collectif envers la commune. Les femmes et les partenaires féminisés pourraient refuser la réimposition de la famille, ayant été témoins de la réduction du travail domestique au sein de la commune, et des opportunités que la commune peut offrir pour contester les dynamiques relationnelles sexistes. Les personnes queer et trans pourraient reconnaître dans la commune les moyens de résister à l’abus et à la domination de la famille pour elles-mêmes et pour leurs futurs enfants queer et trans. Ceux et celles qui ont fait l’expérience de la commune insurrectionnelle pourraient reconnaître en elle la base matérielle d’un ordre sexuel et de genre plus libre, et choisir de défendre et d’étendre sa portée. Tous ceux et toutes celles qui prennent conscience de l’enjeu de la victoire du communisme pourraient se joindre aux personnes homosexuelles, aux personnes trans et aux féministes pour résister au retour de la famille et pour lutter en faveur de son remplacement complet par la commune.
Si les communes réussissent, de nouvelles formes d’architecture, de conception et de construction refléteront progressivement les besoins d’une combinaison d’espaces de vie privés hétérogènes pour les individus et les petits groupes choisis, et d’espaces partagés pour le travail reproductif et la consommation. Dans la conception de nouveaux espaces physiques pour les communes, les gens pourraient avoir suffisamment d’espace privé et personnel pour elles-mêmes et leurs proches choisis par elles-mêmes. Mais beaucoup d’activités qui sont aujourd’hui exécutées dans la maison privée pourraient être bien mieux réalisées dans un espace partagé : les cantines pourraient remplacer la plupart des cuisines et des salles à manger; les crèches pourraient remplacer la salle de jeux individuelle d’un enfant; les salles de divertissement pourraient servir d’endroits pour regarder la télévision ou se retrouver en groupe; les études personnelles pourraient être remplacées par des bibliothèques et des espaces de travail partagés; les équipements d’entretien et de nettoyage de la maison pourraient être disponibles dans un espace commun; les véhicules pourraient être partagés de la même manière. La commune d’environ 200 habitants serait suffisamment petite pour que toutes ces choses soient à portée de main à toute heure. D’autre part, la commune étant beaucoup plus grande que les ménages actuels, le besoin de consommation individualisée et d’espace de vie isolé serait réduit à un minimum raisonnable. Dans la plupart des cas, l’espace privé pourrait se limiter à des regroupements de chambres confortables autour d’une seule pièce commune pour ceux et celles qui choisissent de vivre en famille, facilement accessible à l’ensemble de la commune.
Au sein de la commune, les liens de parenté pourraient persister sous de nombreuses formes, mais seraient intégrés à une communauté plus large et interdépendante. Les individus pourraient opter pour un arrangement de coparentalité avec un ou plusieurs adultes, créant ainsi des arrangements de type familial pour l’éducation des enfants. Au cours des dernières décennies, la recherche sur le développement psychologique a établi que les enfants ont besoin de l’attention constante d’un petit nombre d’adultes au début de leur vie. Cela remet en question certains courants historiques abolitionnistes de la famille qui ont considéré, à tort, les liens mère-enfant comme intrinsèquement oppressifs et devant être complètement interdits. Parmi les arrangements hétérogènes de relations proches au sein d’une commune, les gens pourraient choisir d’élever les enfants qu’elles ont conçus ou avec lesquels elles ont une relation biologique; ou elles pourraient choisir d’autres arrangements; ou elles-mêmes, leur enfant, ou ceux et celles qui sont dans leur vie immédiate pourraient changer ces arrangements à mesure que l’enfant vieillit. De même, quelques personnes pourraient choisir de former des relations à vie avec leur famille biologique, ou de s’associer à long terme avec une autre personne et d’intégrer l’éducation des enfants comme pratique.
Pourtant, ces unités parentales ou familiales étroites ne serviraient en aucun cas d’unité économique et n’organiseraient pas la consommation matérielle. Au contraire, elles n’agiraient qu’en tant qu’arrangement volontaire et personnel à convenir au sein d’une unité économique plus large, dans le cadre de la disponibilité immédiate de multiples alternatives permettant à quiconque de se retirer. Si un enfant trouvait sa situation de vie intolérable, il y aurait beaucoup d’autres adultes interdépendants autour de lui qui pourraient observer la situation, intervenir collectivement si nécessaire, et proposer des arrangements alternatifs de logement facilement accessibles, y compris d’autres familles que l’enfant pourrait rejoindre, ou des crèches spécialisées dans ces tâches. En grandissant, les enfants pourraient passer par de multiples ménages et arrangements de vie — y compris des périodes dans des logements collectifs centrés sur les enfants — toujours à l’intérieur d’un bâtiment ou à une courte distance de marche du groupe initial d’adultes qu’ils peuvent identifier comme leurs parents. Lorsqu’ils atteignent leur majorité, comme l’avait imaginé Fourier, ils peuvent se lancer dans un voyage à travers les continents pour explorer les richesses du monde, tout en maintenant un contact numérique à distance avec leurs amis et de nombreuses formes de relations familiales. Ces alternatives permettent également aux parents de se retirer, garantissant que les besoins matériels et sociaux de leurs enfants seront satisfaits par d’autres.
La commune pourrait en venir à privilégier la découverte, l’exploration et l’expression du genre chez chaque personne. De nouvelles modalités de genre pourraient être intégrées dans l’éducation des enfants, dans les jeux et les espaces sociaux, dans les divertissements et les soins médicaux. La libération du genre est une caractéristique essentielle de la création d’une nouvelle base pour le bien-être humain communiste. Dans la communisation de la société et l’abolition de la famille, le genre subirait des transformations massives pour ne plus servir de base à la division du travail, à la domination interpersonnelle ou à la violence sexuelle. En revanche, le genre pourrait devenir ce qui est déjà préfiguré dans l’expérience trans : une forme d’expression de la vérité personnelle subtile, de la beauté et de la richesse de l’expression humaine, et le maniement de l’esthétique, de l’érotisme et de l’épanouissement personnel.
En 1808, Fourier décrit la chronologie de la révolution complète de tous les rapports sociaux. Bien que, comme l’ensemble des révolutionnaires du passé, il se soit trompé dans sa chronologie, il a raison de dire que le communisme est toujours immanent au présent, en tant que mouvement réel visant à abolir l’ordre des choses existant :
Ne vous laissez point abuser par les gens superficiels qui croiraient voir dans l’invention des lois du mouvement un calcul systématique. Songez qu’il ne faut que quatre à cinq mois pour le mettre à exécution sur une lieue carrée, que l’essai en sera peut-être achevé dans le cours de l’été prochain; qu’alors le genre humain tout entier passera à l’harmonie universelle, et que vous devez, dès à présent, régler votre conduite sur la proximité et la facilité de cette immense révolution.12
Traduction par Etienne Simard.
Article paru en anglais dans Pinko Magazine, no. 1 (octobre 2019).
Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Jacob van Loon.
NOTES
1. Pour des discussions récentes sur l’abolition de la famille, voir Sophie Lewis, Full Surrogacy Now : Feminism Against the Family, Verso Books, 2019 ; KD Griffiths et JJ Gleeson, «Kinderkommunismus : A Feminist Analysis of the 21st-Century Family and a Communist Proposal for its Abolition», Ritual, 2015 ; Madeline Lane-McKinley, «The Idea of Children», Blind Field, 2018 ; et ME O’Brien, «To Abolish the Family : The Working-Class Family and Gender Liberation in Capitalist Development», Endnotes, 2019. Le présent texte est la suite de ce dernier article.↩
2. [Traduction libre] Barucha Peller, «Self-Reproduction and the Oaxaca Commune», ROAR, 2016. ↩
3. Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle, tome I, Paris : Presses du réel, 2001 ↩
4. Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales : suivi du Nouveau Monde amoureux, Paris: Presses du réel, 1998. ↩
5. La traduction anglaise emploie le terme «sexual minimum» [NdT]. ↩
6. Charles Fourier, Œuvres complètes, tome VII : Le nouveau monde amoureux, Paris : Anthropos, 1967, p. 445. ↩
7. Ibid, p. 443. ↩
8. Ibid, p. 211. ↩
9. Ibid, p. 212. ↩
10. Ibid, p. 211. ↩
11. Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales : suivi du Nouveau Monde amoureux, Paris: Presses du réel, 1998. ↩
12. Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales : suivi du Nouveau Monde amoureux, Paris: Presses du réel, 1998. ↩