Chose certaine, je ne peux y arriver seule

Par MIREILLE TAWFIK
Publié le 30 janvier 2022

Ce texte a fait l’objet d’une performance en août dernier au Festival du Jamais lu 2021 dans le cadre de la Série des choses certaines. À l’instar de Brittney Cooper et d’Audrey Lorde, Mireille Tawfik est partie à la recherche de mots éloquents pour décrire son ras-le-bol et nous inviter à enclencher un changement. La performance se termine d’ailleurs par une conversation libre pour imaginer un autre théâtre. Dans le contexte de la refermeture des salles de spectacle, alors que certain·e·s souhaitent profiter de ce temps d’arrêt pour enclencher une discussion sur le théâtre que nous voulons, nous avons cru bon vous partager la réflexion, imprégnée de fatigue et de colère, de Mireille Tawfik.

Liu Yan, Solitude

Je pensais commencer avec la toune de Safia Nolin tsé là
« J’ai peur que quelqu’un me reproche
De pas avoir su quoi en faire
D’avoir gaspillé ma chance
De m’être noyée dans ce monde immense »
En tout cas
Y’aurait fallu que je télécharge un logiciel de montage sonore pour couper la toune au bon endroit
que je sache comment indiquer ça à la régisseure
Mais
Je suis fatiguée
Je suis une femme de 39 ans et avant même de commencer je suis fatiguée
Je suis née dans une famille d’immigrants égyptiens coptes catholiques et croyez-moi je suis fatiguée
Une guérisseuse me dit de puiser dans la force de mes ancêtres,
mais le lien a été coupé depuis tant de siècles d’impérialisme et de colonialisme
que tout ce que je connais, ce sont des chansons écrites dans notre langue autochtone pour célébrer un dieu qui n’était pas le nôtre
Pourtant la guérisseuse m’assure qu’elle voit des hommes munis de flèches qui dansent autour de moi et m’accompagnent dans ma destinée

Ma famille est plus catholique que copte
plus catholique qu’égyptienne
peut-être que mes parents sont catholiques un peu comme moi je suis racisée
par contraste avec leur contexte

Je suis née de parents immigrants qui m’ont appris que l’excellence n’était pas un choix
que le monde était hostile et qu’il fallait se méfier
et qu’au pire des cas
on pouvait toujours servir des baklawas

Je suis issue d’une famille où la violence règne en système
comme le racisme sur la terre où j’ai vu le jour
Et mieux je nomme
mieux je vois
car « nommer c’est faire exister »
Et comme j’ouvre à peine les yeux
je commence à peine à exister
Je vois donc le jour aujourd’hui sous vos yeux
Et chose certaine
pour sortir du ventre de ce que je ne suis pas
j’aurai besoin de vous

Je vous parle aujourd’hui sans grande mise en scène
sans forme théâtrale astucieuse
parce qu’il faut bien commencer quelque part
simplement j’ose creuser tout ce qui m’est apparue cette année avec une certitude souvent difficile à accepter

Tout a commencé bien avant le 25 mai 2020
mais ce jour-là
les choses ont déboulé à un rythme accéléré
Le 25 mai 2020
on a refusé à Georges Floyd le droit de respirer
et parce que l’homicide a été filmé et a fait le tour du monde
comme le meurtre de Rodney King avant lui
des millions de personnes autour du globe ont répété en chœur
« I can’t breathe »
pour signifier comme tant d’âmes avant nous que
ça suffit
que nous ne pouvons plus tolérer ces morts

Trois jours plus tard
le 28 mai
je devais écrire un texte inspiré de la pandémie
Mon ami Marco Collin m’avait invitée à participer à une chaine d’écriture entre auteurs et autrices
Je bouillais
Je ne savais pas comment je réussirais à écrire
Et je n’avais pas l’intention de pondre un texte sur les États-Unis alors que notre premier ministre venait de nier l’existence du racisme systémique au Québec
Ma colère était vive
Ça a donné un texte sur le racisme en santé et dans les arts
C’était le point de départ

There is no thing as a single-issue struggle
because we do not live single-issue lives.
Audre Lord

Parce qu’on a toustes de multiples couches à dénuder pour respirer librement
J’essaierai d’entrecouper les miennes
Que ce soit être une femme
Être une femme avec ses zones de vulnérabilité émotionnelle
Être une femme neurodivergente issue d’un milieu familial où le cycle de la violence n’a pas été brisé
Être une femme racisée
Être une femme racisée dans le milieu des arts
Être une femme racisée dans le milieu des arts qui tente de rattraper le retard accumulé à me réparer
à me faire confiance et à toujours avoir peur de manquer de quelque chose
comme mon père qui garde les stigmates de la pauvreté

Parce qu’on a toustes de multiples couches à dénuder pour respirer librement
je vous parlerai de violence familiale et de violence systémique
Parler du racisme en arts
parce que c’est un des milieux où j’évolue
Parler du racisme en arts
parce que l’art nourrit notre imaginaire et notre psyché
Parler du racisme en arts parce que c’est un site privilégié pour renverser les rapports de pouvoir entre groupes majoritaire et minoritaires
Parler du racisme en arts parce que sans un changement radical
je peine à trouver espoir dans l’avenir de notre milieu

Tiffany Callender
présidente de l’Association de la communauté noire de Côte-des-Neiges
a dit
au printemps 2020
en commentant le nombre disproportionné de cas de COVID dans certains quartiers
et en réaction au refus du directeur de la santé publique de compiler ces statistiques
Elle a dit

« Nos expériences de vie ne sont pas considérées. La seule façon de prouver notre expérience, c’est avec des données de santé publique ventilées en fonction du profil ethnoculturel. »

Prouver l’existence des personnes racisées avec des chiffres avec des vidéos
Et toujours le poids de la preuve qui repose sur les épaules de la victime
J’ai suivi la recommandation de Tiffany Callender
et l’exemple des Femmes pour l’Équité en Théâtre
et j’ai commencé à compter
Compter pour mieux comprendre pourquoi
au printemps 2020
alors que je dérobais chaque moment libre de ma job pour écrire du théâtre
et que je m’inquiétais sincèrement de la survie des artistes
comprendre pourquoi je ne ressentais pas le manque de ne pas pouvoir me rendre en personne dans une salle de la ville
Compter

J’ai comptabilisé toutes les pièces de la saison 2019-2020 pour voir la diversité de l’offre qui avait été programmée dans les théâtres montréalais
Par diversité de l’offre
je veux dire j’ai compté le nombre d’artistes issus des minorités visibles
Minorités visibles
ça inclut
selon le ministère de l’Immigration
les personnes d’origine ou de descendance chinoise
sud-asiatique
noire
philippine
latino-américaine
moyen-orientale
nord-africaine
japonaise et j’en passe

J’ai inclus le théâtre la performance et le slam en français
J’ai comptabilisé les spectacles créés en français
J’ai compté 145 spectacles programmés dans 15 théâtres montréalais

Parmi les auteur⸱trice⸱s qui ont écrit ces 145 œuvres
88% étaient blanc⸱he⸱s
3% étaient autochtones
et 9% étaient issu⸱e⸱s des minorités visibles
Ça inclut le Montréal arts interculturels qui en a fait son mandat
et les pièces collectives qui font fleurir les chiffres
Pour vous donner une idée
à Montréal
les minorités visibles représentent 33% de la population1
En 2016
59% de la population montréalaise était soit né⸱e à l’étranger ou avaient au moins un de leurs deux parents né⸱e à l’extérieur du Canada2

De ces 145 pièces créées en français


145

10 ont été écrites en entier par des auteur⸱trice⸱s des minorités visibles


10

Parmi ces auteur⸱trice⸱s
7 vivent au Québec
Parmi eux 4 femmes racisées




4 sur 145

Il fait chaud on annonce 33 degrés
Température ressentie 39
Ma main moite sur la souris de mon ordinateur

*  *  *

Dans le cadre d’une étude universitaire,
Une étudiante, appelons-la Nina, patiente dans une salle d’attente avec deux autres étudiants, l’un est blanc et l’autre est noir. L’étudiant noir se rend compte qu’il a oublié quelque chose, il se lève et en quittant la salle d’attente, il accroche par inadvertance la jambe de son collègue blanc. Sur le coup rien n’est dit, mais une fois l’étudiant noir au loin, le jeune homme blanc marmonne :
« Clumsy suivi du mot en « n »

Nina est témoin de la scène, elle est venue pour participer à un projet de recherche. Elle ne le sait pas encore, mais l’expérience a déjà commencé, là, dans la salle d’attente. L’incident entre les deux étudiants fait partie d’une étude canado-états-unienne menée par l’Université York, l’Université de Colombie-Britannique et l’Université Yale. Les étudiants blanc et noir sont des comédiens. Les chercheur⸱se⸱s sont intéressé⸱e⸱s par la réaction de Nina. Les chercheur⸱se⸱s sont intéressé⸱e⸱s par la réaction des observateur⸱trice⸱s. Trois groupes d’observateur⸱trice⸱s seront exposé⸱e⸱s à la scène : les « spectateur⸱trice⸱s » qui ont vu la scène sur vidéo; les « lecteur⸱trice⸱s » qui en ont seulement lu une description et les « participant⸱e⸱s » qui l’ont vécue directement avec les comédiens.

Invité⸱e⸱s à s’imaginer dans une situation similaire, les groupes de lecteur⸱trice⸱s et de spectateur⸱trice⸱s ont mentionné qu’avoir été là, iels auraient été outré⸱e⸱s par la situation. On leur a demandé s’iels avaient à faire un travail d’équipe avec un des deux étudiants, lequel iels choisiraient. Et 80% des spectateur⸱trice⸱s ont dit qu’iels choisiraient l’étudiant noir. 75% des lecteur⸱trice⸱s ont aussi privilégié l’étudiant noir comme partenaire.

Les chercheur⸱se⸱s avaient prévu des résultats similaires parce que le sondage a été réalisé dans un contexte universitaire à Toronto, une des villes les plus multiethniques du monde.

Mais qu’en est-il du groupe des participant⸱e⸱s ? Quelle a été la réaction de Nina et d’autres du même groupe qui étaient présent⸱e⸱s sur place ? Quel pourcentage des participant⸱e⸱s se sont prononcé⸱e⸱s ou ont réagi au commentaire raciste ?

Les chercheur⸱se⸱s s’attendaient à un résultat plus faible parce que réagir en temps réel, c’est plus difficile que dans une situation imaginée. Si on disait qu’environ 50% des participant⸱e⸱s se sont exprimé⸱e⸱s contre l’insulte raciste, est-ce que c’est trop optimiste selon vous ? 30% serait une estimation plus conservatrice…? Ou encore les sceptiques dans la salle diraient peut-être 10%, une personne sur dix…

Les résultats réels, c’est que parmi les personnes qui ont vécu directement l’expérience, pas une seule n’a réagi.

Durant l’entretien qui a suivi, personne n’a signalé un malaise par rapport au commentaire.

Plus troublant encore, la majorité a choisi l’étudiant blanc comme éventuel partenaire de travail.

Vous avez bien entendu. La grande majorité, plus de 70%, préférait collaborer avec l’étudiant blanc, même après avoir été témoin de l’incident.

Les chercheurs concluent que l’étude démontre notre incapacité de prédire correctement nos sentiments – donc nos réactions – face à des situations imprévisibles, surtout lorsqu’elles soulèvent des questions de préjugés et de discrimination3.

*  *  *

Liu Yan, Chercher

Je pense que c’est raisonnable de se demander ce que fait le milieu théâtral québécois pour déjouer ses préjugés
pour oser présenter de nouveaux récits
pour développer et faire connaitre la dramaturgie issue de ses minorités

Si des autrices parviennent à trouver du financement pour écrire
Combien réussissent à être diffusées?
La réponse en 2019-2020
c’est 4 autrices québécoises francophones racisées tous les plateaux confondus

J’appelle ma cousine pour prendre de ses nouvelles
Elle m’informe que sa mère a appelé la police parce qu’elle se sentait en danger seule avec son mari dans la maison
Cinq ans plus tôt c’était une autre femme de ma famille qui faisait le même appel pour dénoncer la violence de son époux
Et une autre couverte de bleus qui a quitté sa demeure pour y revenir une semaine plus tard
Et combien d’autres dont je ne suis pas au courant
Et combien ont enduré leur souffrance dans le silence de leur chambre
Je sors prendre l’air

Je continue à chercher des informations dans mes 12 fenêtres ouvertes sur mon écran d’ordi
Je remarque que la majorité des pièces écrites par des auteur⸱trice⸱s racisé⸱e⸱s ont été ou allaient être interprétées par des distributions complètement blanches
Une part de moi sait que ce n’est pas banal
Et que l’inverse n’arrive jamais
Ici on n’adapte pas le Tartuffe au TNM au Théâtre Denise-Pelletier au Rideau Vert ni même chez Duceppe avec une distribution sud-asiatique comme la Royal Shakespeare Company l’a fait à Stratford l’an dernier

Une intervenante, dans le documentaire « Ouvrir la voix » de la réalisatrice française Amandine Gay, dit, globalement :
« Un film avec un seul groupe ethnique, c’est du communautarisme
Un film avec que des Blancs, c’est un film. »

Ces compagnies ont bien compris le concept
Si tu montes un⸱e auteur⸱trice de la diversité avec des acteur⸱trice⸱s de la diversité
tu fais du théâtre communautaire
Avoir une distribution blanche
ça rend ton propos universel
Parallèlement
avoir un⸱e auteur⸱trice blanc⸱he qui aborde une réalité des communautés ethnoculturelles ou autochtones
ça rend la proposition recevable par la majorité
Apparemment

Lorsqu’on isole une personne de sa communauté
on l’affaiblit
par prétexte de vouloir favoriser l’interculturalisme
Je connais ça
c’est une des stratégies souvent employées par l’agresseur dans une relation violente
Isoler la victime
Par prétexte de renforcer le couple
Mon oncle qui est aussi prêtre me disait que je ne pouvais pas aider mes tantes ni ma mère qu’elles devaient se référer à Dieu et à un prêtre pour obtenir des conseils pour régler les problèmes de violence dans leur couple
Michel Jean dans son livre Kukum explique aussi que
lorsque les policiers de la Gendarmerie royale sont débarqués à Pointe Bleue pour prendre les enfants
un prêtre était là pour expliquer aux parents que c’était la volonté de Dieu

Je me rappelle qu’un metteur en scène maintenant directeur artistique
avait dit qu’on avait le choix entre deux visions : « celle qui fait passer le talent d’abord et l’autre qui est communautaire et qui tient à favoriser la diversité à tout prix »

« J’offre des émotions
à une table desservie

Je ne retiens qu’une larme
apeurée
d’avoir saigné une terre sacrée
qu’on me confia

Pourvu que restent ces regards
qui l’ont vue

Si je fais ce que tu dis,
si je fais ce que tu demandes,
si je construis mon espoir,
me redonneras-tu
mon origine?

Je me suis faite belle
pour qu’on remarque
la moelle de mes os,
survivante d’un récit
qu’on ne raconte pas.»

Joséphine Bacon4

« I speak white
tais-toi
you can’t speak white

I said
je parle bleu
orange

would you like to be me friend?
magenta

they said speak white

je suis la femme cent couleurs
tous les tons sortent de mes lèvres

ils ont dit tu ne parleras jamais blanc
toi
la Women of color

White is a dead language
il n’en reste que les silences »

Lorrie Jean-Louis5

« Je demande aux filles du ciel de me montrer
le prochain signe

de ma fenêtre une pie s’annonce trois jours de suite
nous cheminerons ensemble
j’ai de l’espace aux lisières des épaules
des secrets à revendiquer

j’écrirai
malgré les prévisions
malgré la lune ancienne »

Emné Nasereddine6

La chaleur m’écrase
La réalité m’écrase
La peur engendrée par cette prise de parole qui prend forme sous mes doigts
Mal au cœur
Chaleur dans les joues

Sans chiffres notre expérience n’existe pas
Compter
Continuer à compter
Comme la mise en scène décide qui dira et comment
J’ai voulu savoir
combien de metteur⸱se⸱s en scène racisé⸱e⸱s et autochtones devaient contribuer à faire ressortir le sens des 145 univers programmés à la saison 2019-2020
J’ai compté
3 artistes autochtones
Soit 2% des metteur⸱se⸱s en scène de la saison
et
9 metteur⸱se⸱s en scène issu⸱e⸱s des minorités visibles
Soit 6% des metteur⸱se⸱s en scène de la saison
Les metteuses en scène racisées représentaient 2% des metteur⸱se⸱s en scènes de la saison

Je m’intéressais principalement à l’écriture et à la mise en scène qui ont le pouvoir de transmettre une vision du monde de faire déplacer des perspectives
Mais j’avais quand même commencé à compiler le nombre d’acteur⸱trice⸱s pour les 45 spectacles annulés ou reportés de mars à juin 2020 (je me concentrais initialement sur la période du premier confinement)
Rapidement je me suis rendu compte que les chiffres étaient un peu plus encourageants
Pour les acteur⸱trice⸱s des minorités visibles
on était autour de 15% des acteur⸱trice⸱s engagé⸱e⸱s pour les productions printanières
On peut faire mieux
Par contre
ce qui me préoccupe c’est que je me demande pourquoi on offre au public la possibilité de voir ces corps ces talents en les campant si rarement dans des univers qui déploient tous leurs imaginaires leurs vécus et pour emprunter les mots de Marine Bachelot Nguyen
en les campant si rarement dans des univers qui déploient « leurs sensibilités situées, leurs appartenances à des cultures mêlées, leur connaissance intime dans leurs cellules de la violence du racisme et de l’histoire coloniale »7, des univers qui défient l’universalisme occidental
Plusieurs personnes ne sont pas d’accord avec moi sur ce point
et je comprends très bien qu’un⸱e acteur⸱trice ne veuille pas être limité⸱e dans ce qu’il joue
je suis d’accord avec l’évidence de ce désir de liberté artistique mais
pour moi
un⸱e acteur⸱trice racisé⸱e qui dit ne pas vouloir être associé⸱e aux catégories « de la diversité » ou autres libellés qui servent
entre autres
à faire exister un fait bien réel
Pour moi
c’est tenter de séparer le politique de la vie

En lisant l’ouvrage français Décolonisons les arts
je me rends compte que le racisme systémique œuvre similairement ailleurs

…il faut se méfier […] du mythe d’une « revitalisation » de l’art ou du théâtre par la présence
d’interprètes racisé.e.s. Ce serait entretenir un autre fantasme colonial.
Marine Bachelot Nguyen

Mais c’est compliqué parler de colonialisme au Québec

Comme du racisme d’ailleurs.

Ce n’est pas surprenant que plusieurs personnes ne veulent pas s’associer à des mouvements de revendications
Ça fait peur de prendre la parole pour questionner le statu quo
Ça fait peur quelqu’un qui veut changer les choses
Pire
quelqu’un qui est fâché⸱e et veut changer les choses

…pour être écouté.e, il faut se pacifier, ne rien montrer de sa colère, ou accepter d’être sali.e […] La décolonisation c’est se libérer de cette salissure, c’est s’émanciper de la servitude mentale .
Françoise Vergès8

Audre Lorde dit:

My response to racism is anger. […] My fear of anger taught me nothing. Your fear of anger will teach you nothing, also. […] It is not anger […] that will destroy us but our refusals to stand still, to listen to its rhythms, to learn within it, […] to tap that anger as an important source of empowerment9.

Se faisant reprocher que sa colère stimulait la culpabilité des femmes blanches dans le regroupement féministe dont elle faisait partie
Lorde répond :

I cannot hide my anger to spare you guilt, nor hurt feelings, […]; for to do so trivializes all our efforts. Guilt is not a response to anger; it is a response to one’s own actions or lack of action. If it leads to change then it can be useful since it is then no longer guilt but the beginning of knowledge. Yet all too often, guilt is just another name for impotence, for defensiveness – destructive of communication; it becomes a device to protect ignorance and the continuation of things the way they are, the ultimate protection for changelessness [is guilt].

« L’ultime protection contre le changement est le sentiment de culpabilité ».

Elle répète : « Ma réponse au racisme est la colère. »

Elle continue : « Ma colère a été synonyme de douleur mais aussi de survie, et avant de m’en défaire, je dois être certaine qu’il existe autre chose au moins aussi puissant pour la remplacer sur la route vers la clarté. »

Il y a un mois, alors qu’elle venait de se chicaner avec mon père, ma mère a clos une conversation téléphonique avec moi en hurlant des choses vraiment dures à entendre. Elle m’a dit : « C’est quoi la solution, le divorce. Je veux pas de chicanes. Je veux mourir toute seule dans mon lit. Je suis malade. J’ai 71 ans. Je suis fatiguée. Des enfants, j’en n’ai plus. J’ai plus rien à dire. ». Et elle a raccroché. Avant de comprendre l’immense impuissance et blocage que peut ressentir une femme immigrante isolée de sa famille et prise dans une relation où sa voix est ignorée, je n’aurais pas pu recevoir la détresse de ma mère, je n’aurais entendu que la colère.

Une chose horrible que fait naitre ce genre de situations où des personnes sont soumises à une pression extrême c’est qu’on commence à se retourner contre nos alliés
Et là
la pire dérive serait que vous classiez cette situation dans votre esprit avec une image de la culture moyen-orientale aux allures des méchants dans un film de James Bond
La violence existe malheureusement au-delà des frontières

On rêve d’une dérive des continents pour nous sauver des identités fixes
Dany Laferrière

Même en art
que cela ne vous surprenne
il y a des iniquités
des déséquilibres de pouvoir
un monopole des idées et des esthétiques qu’on accueille sur nos scènes
Qui les choisit?
Selon quels critères?
Beaucoup de pouvoir entre très peu de mains
Certains théâtres ont des comités artistiques
Mais si on regarde les directions artistiques

Je vous laisse compter par vous-mêmes

Tout ce que je dis
c’est qu’il y a un déséquilibre de pouvoir
un contrôle de l’espace de parole
Pour franchir les portes de la diffusion au Québec
il faut décoder les structures et les procédures
Connaitre la valeur financière de notre visage de notre nom
Très peu de théâtres ont des appels de projets clairs avec des dates de tombée
Pourquoi on ne recevrait pas de rétroaction lorsqu’un projet est refusé?
Qui gagne à garder ce processus obscur?
Manque de temps? Manque d’argent?
Dans les relations inégales
la personne qui a le gros bout du bâton a parfois avantage à ce que vous pensiez que c’est vous qui n’êtes pas à la hauteur
que votre vision de la situation est erronée
que votre vision du monde n’intéresse personne d’autre que les membres de votre communauté

Un éclairagiste bien connu dans le milieu théâtral m’avait dit
après avoir vu ma première pièce Marche comme une Égyptienne!
« Ah oui, je pense que je suis venu le soir où ta famille était là »
Je lui ai demandé quel soir il était venu
ce soir-là
personne de ma famille n’était présent
Je le sais
parce qu’ils étaient presque tous venus le même soir
Il trouvait que ça riait beaucoup
La pièce a fait salle comble ou salle à 80-90% pleine pendant toute la série de représentations
La pièce a attiré une diversité de spectateur⸱trice⸱s
Mais de toute façon
est-ce qu’on ne devrait pas se réjouir du fait que certaines pièces attirent de nouveaux publics ? Que certaines pièces présentent des vécus différents qui font vibrer les Québécois⸱es (peut-être le 33% ou le 59% ou d’autres) ?

Le terme «racisé» […]  fait appel à un certain regard sur le monde. Un regard décolonial. Une idée de la justice et de la beauté. Une pensée plus complexe sur le monde et l’histoire. Un temps plus consistant. Une géographie plus libre.
Rodney St-Éloi

Nina Simone dit: « The worst thing about that kind of prejudice… is that while you feel hurt and angry and all the rest of it, it feeds your self-doubt. You start thinking, perhaps I am not good enough. »
Peut-être que je ne suis pas assez bonne

Le milieu des arts demande du courage de l’endurance
(ou des parents prêt⸱e⸱s à vous financer en attendant que vous vous tailliez une place)

Le milieu des arts demande de la résilience
mais parle-t-on de la résilience qui permet aux sous-marins de descendre à des profondeurs si grandes que le métal se tord puis retrouve sa forme initiale en remontant à la surface
comme une personne qu’on souhaite intouchée fortifiée par ses traumas ?

Tant qu’on ne reconnaîtra pas les barrières systémiques
les inégalités profondes qui existent davantage pour certains groupes que pour d’autres
on perpétuera un certain modèle pensé par et pour la classe dominante
on protégera le statu quo
mais encore plus grave à mes yeux
on contribuera à appauvrir le milieu artistique
et à garder une part de la population à l’extérieur des théâtres

Je me suis abreuvé d’innombrables rapports gouvernementaux, commissions et études qui démontraient clairement, données à l’appui, le traitement discriminatoire dont sont victimes les peuples autochtones et racisés par rapport à leurs compatriotes blancs. En Amérique du Nord, ces données touchent autant à l’accès à l’emploi qu’au salaire, aux soins de santé, à l’éducation et à l’équité au sein du système de justice.
 Shakil Choudury

On a du chemin à faire
La France a son regroupement et sa publication Décolonisons les arts
Le Canada anglais a publié une étude sous le nom de Challenging Racism in the Arts
Au Québec
Marilou Craft
Webster
Lucas Charlie Rose
Safia Nolin
Rodney St-Éloi
parmi d’autres
ont tenté de faire entendre leur indignation
au risque de se faire attaquer
Presqu’exclusivement LES FEMMES
se sont fait attaquer avec une violence telle
qu’on en comprend que le système en place
en plus d’être machiste
ne nous fera pas de cadeau
que le partage de l’espace de parole ne se fera pas sans heurts sans lutte acharnée

(Et pendant ce temps
à l’école et face à la police
ce sont les garçons
les hommes
noirs
autochtones
arabes
qui sont ciblés
emprisonnés
abandonnés
tués métaphoriquement et littéralement)

Tout le monde perd au change
d’un système inéquitable
qui choisit
selon ses besoins
le groupe à garder à l’écart
à policer

 « Nommer c’est faire exister. »

Y’a de ces paroles
quand on les lit
elle nous donne de la force

 …not everything that is faced can be changed but nothing can be changed until it is faced. 
James Baldwin

Alors qu’est-ce qu’on fait une fois qu’on a pris conscience d’une violence ?
Il faut briser le cycle
À une personne dans une relation conjugale
on va lui conseiller de s’extraire du milieu violent
Pour les créateurs et créatrices racisées
est-ce que ça veut dire s’extraire du milieu artistique ?
Partir notre propre théâtre?
Quitter le Québec pour obtenir une reconnaissance à l’international ?
Certaines personnes pensent que la seule façon d’avancer
c’est de ne plus être tributaire de la reconnaissance des personnes en situation de pouvoir
Moi j’espère encore
qu’on puisse changer les choses au sein des institutions déjà existantes
Je pense que je suis naïve ou fatiguée
Ou peut-être que je n’ai juste pas la force de tout recommencer seule

« Se mettre ensemble afin de tout recommencer »

Nous ne serons pas deux nous serons mille et constamment de passage
Geneviève Desrosiers

« C’est peut-être la dernière journée
c’est peut-être mes mains
c’est peut-être l’eau qui me tient debout
je ne chavire pas
je flotte
je flotterais même sans chaloupe c’est sûr
je flotterais sur tes lèvres
je flotterais dans tes cheveux
je ne serais plus dépressif je te le jure
j’aurais la tête occupée à flotter
je pêcherais dans tes cheveux et c’est tout
il y aurait les vagues et les poissons et tes cheveux
comme un courant fort qui me tire le cœur
je me rappelle de toi dans une piscine les seins nus au montebello
je me rappelle de mon anémie
je me rappelle quand je me piquais les doigts
aux demi-heures pour surveiller ma glycémie
je me rappelle quand tu m’as reconduit
à la rivière l’assomption pour me changer les idées
j’avais pêché un poisson blanc
un corégone je pense
et tu criais
et tu me disais de me dépêcher
de lui enlever l’hameçon dans la bouche
et je stressais
et je n’étais pas capable
et des fois l’eau est noire
et des fois l’eau est verte
des fois ma canne à pêche c’est une belle église
et chaque poisson est une vieille prière
une prière vieille comme le monde
une prière vieille comme les vagues de tes bras
j’aimerais être emmêlé dans du fil à pêche
j’aimerais disparaître dans du fil à pêche
j’aimerais m’emmêler dans le fil de tes reins et rester là
rester planté au milieu d’une rivière debout
et regarder le soleil se lever au fond de l’eau
et garder mon souffle jusqu’au prochain coucher de soleil »
Jean-Christophe Réhel10

*  *  *

Si je pense à des moments artistiques marquants
je pense à Black Boys de Buddies in Bad Times
la liberté la créativité l’audace de ces trois artistes noirs explorant leurs identités sur scène

Je ne peux pas y arriver seule
Pour rêver le théâtre de demain
Chose certaine
Vous êtes là
J’ai besoin de vous pour rêver ensemble
Prouver à mes parents
et à moi-même
qu’on peut baisser les gardes
Laisser la méfiance se dissoudre dans l’espoir

Chose certaine
J’espère qu’on aura pu laisser pénétrer
les mots dans nos corps
et la colère s’évaporer

J’ai envie de rêver avec vous le théâtre de demain

Quelles ont été les expériences les plus marquantes
les plus transformatives que vous avez vécues au théâtre ?
Ou si vous ne les avez pas encore vécues
qu’est-ce qui vous garde à l’extérieur des théâtres ?
Et qu’est-ce qui pourrait vous y amener ?
Que souhaitez-vous y voir ?

J’aimerais vous entendre
Prenez le temps qu’il faut
Échangez
Prenez le micro

Texte écrit et performé dans le cadre de la Série des choses certaines du 20e Jamais Lu 2021 au Théâtre aux Écuries à Montréal.

Les illustrations sont tirées de l’œuvre de Liu Yan.

NOTES


 

1. Ville de Montréal, Montréal en statistiques : Population totale dans les ménages privés selon les groupes de minorités visibles, agglomération de Montréal, 2016

2. Ville de Montréal, Population et démographie, 2013.

3. Shakil Choudhury, Vivre la diversité : Pour en finir avec le clivage eux/nous, Montréal: Mémoire d’encrier, 2019, p. 18-19.

4. Joséphine Bacon, Bâtons à message/Tshissinuatshitakana, Montréal : Mémoire d’encrier, 2009.

5. Lorrie Jean-Louis, La femme cent couleurs, Montréal : Mémoire d’encrier, 2020.

6. Emné Nassereddine, La danse du figuier, Montréal : Mémoire d’encrier, 2021.

7. Françoise Vergès, Leïla Cukierman, Gerty Dambury, dir., Décolonisons les arts!, Paris : L’Arche, 2018.

8. Françoise Vergès, ibid.

9. Audrey Lorde, Sister outsider, Berkeley: Crossing Press, 2007 (1984), p. 124; 130; 132.

10. Jean-Christophe Réhel, La douleur du verre d’eau, Gatineau : L’Écrou, 2018.