30 Nov Capitalocène, déchets, race et genre
Par FRANÇOISE VERGÈS
Publié le 29 novembre 2021
Invitée en avril 2019 par Omar Berrada à donner une conférence au Cooper Union à New York, je décidais de parler du travail de nettoyage, historiquement racialisé et féminisé, comme part invisibilisée mais essentielle du fonctionnement de toute société capitaliste patriarcale. J’abordais ce travail comme une part centrale du capitalisme racial. Un an plus tard, le virus de la Covid-19 entraînait au niveau global, des décisions de confinement et ce que j’avais écrit en 2019 prit alors encore plus de sens. En effet, la pandémie mit plus que jamais en lumière des inégalités et injustices raciales et de genres fabriquées par la frontière que le capitalisme racial institue entre propre, hygiénique et à protéger et sale, non-hygiénique et à ne pas protéger. Avec les confinements, il y eut les confiné·e·s et les non-confiné·e·s qui assuraient la vie quotidienne des premiers – qui apportaient les denrées aux boutiques, les rangeaient sur les étagères, nettoyaient, tenaient la caisse, les éboueurs, les postier·e·s, les livreurs, les conductrices/conducteurs de transport, les femmes de ménage des hôtels et les serveuses/serveurs des hôtels qui assuraient le room service et tant d’autres… Le confinement a été rendu possible grâce à toutes ces personnes invisibilisées, mal payées et exploitées. Ce que je souligne, c’est la permanence d’une structure: ce qui rend la vie possible en temps « normal » comme en temps de pandémie, ce n’est pas seulement l’exploitation, mais l’invisibilisation, partout dans le monde, du travail de millions de femmes, et aussi d’hommes, noir·e·s et racisé·e·s. À cette exploitation, s’ajouta la répression. En France ce fut dans les quartiers populaires et racisés que la police imposa le plus grand nombre d’amendes au non-respect de mesures, endettant des familles entières. Partout, ce fut parmi les communautés noires et racisées que le taux de mortalité fut le plus élevé. Partout, la violence policière ne connut aucun répit. 2020 fut aussi une année de mobilisations. L’assassinat de Georges Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis déclencha une vague mondiale de protestations autour de l’affirmation, Black Lives Matter (les vies noires comptent) et un mouvement, global lui aussi, exigeant la décolonisation d’un espace public où trônent trop de figures esclavagistes, racistes, colonialistes, et fascistes. Au-delà de ce que la gestion d’une pandémie sous gouvernement néolibéral nous a appris sur la race, la classe et les genres, la question du nettoyage reste d’actualité. J’y vois un défi central pour imaginer une société post-raciste, post-patriarcale et post-capitaliste. Les siècles d’économie extractiviste coloniale-capitaliste et d’épuisement des sols du Sud global et les guerres impérialistes ont produit des tonnes de couches de détritus et de déchets, empoisonnant les sols et les corps, laissant derrière des terres ruinées, des forêts dévastées, des rivières polluées, des corps mutilés et des souffrances psychiques. Pour humaniser le monde, pour mettre en œuvre des politiques de réparation décoloniale, il faudra se poser la question, « quelles formes de nettoyage faut-il pratiquer qui ne soient pas racisées, exploitatives et invisibilisées ? » – FV
la différence entre toi et moi
c’est qu’à mesure que je me penchais,
au-dessus de bols de toilette étrangers,
le visage qui me revenait
dans ces eaux sédentaires
n’était pas le mien, mais celui de ma mère
tête brune flottant dans une piscine
de blancheur cristalline
elle m’a appris à nettoyer
à me mettre à quatre pattes
et frotter, pas supplier
elle m’a appris à nettoyer,
pas à vivre dans ce corps
mon reflet a toujours été
une fois enlevé.
—Cherrie Moraga, Half-Breed1
La race, le genre et l’épuisement comme condition d’existence
Chaque jour, dans tous les centres urbains du monde, des milliers de femmes noires et racisées, invisibles, « ouvrent » la ville. Elles nettoient les espaces nécessaires au fonctionnement du patriarcat et du capitalisme néolibéral et financier. Leur travail est dangereux : elles inhalent des produits chimiques toxiques, poussent et transportent de lourdes charges. Elles passent de longues heures, tôt le matin ou tard le soir, en transport. Beaucoup ont entre quarante ou cinquante ans ; leur travail est sous-payé et considéré comme non qualifié. Un autre groupe, qui partage avec le premier l’intersection de classe, race et genre, se rend dans les foyers de la classe moyenne pour cuisiner, nettoyer et s’occuper des enfants et des personnes âgées, afin que celleux qui les emploient puissent aller travailler dans les lieux que le premier groupe de femmes a déjà nettoyé. Pendant ce temps, aux mêmes petites heures du matin, dans les mêmes grandes métropoles mondiales, des femmes et des hommes sortent pour courir dans les rues, se précipiter à la salle de gym ou au centre de yoga le plus proche. Ces personnes suivent la prescription du capitalisme tardif de maintien d’un corps sain et propre ; leur course ou leur entraînement sont suivis d’une douche, de toasts à l’avocat et d’une boisson detox, avant de se rendre dans des bureaux propres. Pendant ce temps, des femmes noires et racisées cherchent dans les transports en commun une place assise où poser leurs corps épuisés, après avoir nettoyé ces gyms, banques, bureaux d’assurances, de journaux et sociétés d’investissement ou restaurants et préparé des salles de réunion pour des déjeuners d’affaires. Elles s’assoupissent dès qu’elles peuvent s’asseoir : leur fatigue est visible à qui veut la voir. Sous le capitalisme racial, une des préoccupations de l’industrie toujours croissante de la propreté et de la santé du corps et de l’esprit est ce corps dont le bien-être est un projet en soi. L’autre corps est invisibilisé bien qu’il remplisse une fonction nécessaire à la vie du premier : nettoyer les espaces au sein desquels les corps sains et « propres » circulent, travaillent, mangent, dorment, font l’amour et exercent la parentalité. L’invisibilité de la personne qui nettoie est requise et naturalisée. Certes, cela existe depuis des siècles, mais, aujourd’hui, le travail racialisé (in)visible de nettoyage/soins, nécessaire au capital financier et aux nouveaux modes de vie de la classe moyenne, est à l’intersection de multiples enjeux qui ne se résument pas à la division des tâches au sein d’un couple ou au calcul de la contribution du travail domestique à la croissance générale. Ce que je veux explorer ici, c’est la relation dialectique entre : 1) la performance du corps masculin blanc et l’épuisement du corps féminin racialisé ; 2) la visibilité du produit final du travail de nettoyage/soin et l’invisibilité, ainsi que la féminisation et la racialisation (toutes deux allant de pair), des travailleuses qui nettoient et soignent ; 3) l’industrie croissante du nettoyage/soins et les conceptions raciales du propre/sale ; 4) la gentrification des villes et les politiques environnementales racialisées.
Pour ce faire, j’aborderai le nettoyage et les soins dans un cadre différent de celui du travail dit ménager ou domestique.
Sans le travail des femmes noires et racisées, qui est nécessaire mais nécessairement invisible – littéralement et économiquement –, le capitalisme néolibéral et patriarcal ne fonctionnerait pas. Les personnes aisées, blanches, néolibérales et même de gauche doivent pouvoir entrer dans tous leurs espaces quotidiens sans avoir à devoir reconnaître, penser ou même imaginer le travail de nettoyage/soins. Il s’agit d’une situation mondiale et des femmes blanches sont les principales superviseures et régulatrices de ce travail effectué par des femmes noires, racisées et migrantes/réfugiées.
La contradiction et la dialectique entre la bourgeoisie néolibérale et ces corps épuisés illustrent les liens entre néolibéralisme, race et hétéropatriarcat. Ces rapports soulignent également le tracé de nouvelles frontières entre le propre et le sale à une époque de plus en plus préoccupée par la propreté de l’air, de l’eau, des maisons, des corps, des esprits et des espaces verts. C’est dans les années 1970, avec un New Age devenue idéologie et marchandise, qu’une préoccupation croissante pour un corps et un esprit sains et valides émerge, s’appropriant des conceptions et pratiques des mondes asiatiques et des peuples indigènes, ou issues d’un ésotérisme occidental. Le New Age est aujourd’hui devenu un marché majeur et lucratif, qui propose, sur la base de privilèges de classe et d’appropriations culturelles, méditations et tisanes, yoga et grains exotiques, gymnastique et massages pour tous les âges. Ces pratiques visent à maximiser les capacités physiques et mentales, et ce, au point de motiver une volonté de dépasser les contraintes de la vie humaine, qui s’incarne dans des recherches sur l’allongement de la vie, l’anti-vieillissement et la « résolution du problème de la mort » financés par la théocratie de la Silicon Valley2. Celui qui a un corps performant (blanc et masculin) doit démontrer sa volonté de passer de longues heures au gym et au bureau, de travailler tard le soir et le week-end. Cette capacité est le signe de sa réussite et de son adhésion à l’ordre dominant, alors que son épuisement est la preuve de son triomphe sur les besoins élémentaires du commun des mortels. Il performe la masculinité néolibérale dans un corps fièrement épuisé, en accélération perpétuelle, accomplissant de nombreuses tâches. Celle qui a un corps invisible est une femme et une personne noire et racisée. Son épuisement est la conséquence de la logique historique de l’extractivisme ayant permis l’accumulation primitive et le capital primitif – l’extraction du travail des corps racialisés.
Les femmes qui nettoient, qu’elles habitent à Maputo, Rio de Janeiro, Riyad, Kuala Lumpur, Rabat ou Paris, parlent toutes de leur peu de temps de sommeil (trois à quatre heures), des longues heures de transport et des tâches qui les attendent une fois rentrées chez elles. Les femmes qui travaillent pour soigner et nettoyer parlent toutes de leur épuisement. L’économie de l’épuisement a une longue histoire dans le monde moderne : elle a commencé avec l’esclavage colonial, minant l’énergie humaine à mort ; la Révolution Industrielle a adopté cette logique, épuisant les corps des travailleur·euse·s blanc·he·s et des enfants jusqu’à ce qu’iels obtiennent une réduction de leurs heures de travail et des travaux physiques pénibles grâce à l’épuisement des corps racisés dans les colonies. Le bien-être et le confort des classes bourgeoises et moyennes dans les pays d’économie libérale et néolibérale reposent toujours sur l’exploitation des corps des migrant·e·s et des personnes noires et racisées jusqu’à leur épuisement (des processus de racialisation ont également lieu dans les pays du Sud global – les femmes philippines et indonésiennes qui nettoient et soignent sont racialisées en Asie du Sud-Est, tout comme les femmes thaïlandaises et malgaches à Beyrouth ; on entend même de riches Africains à Dakar parler de leurs domestiques « africaines »)3.
La performance illimitée du corps néolibéral masculin repose sur un corps « fantôme ». Même lorsqu’une femme blanche mariée fait son propre ménage et s’occupe de ses propres enfants, le travail des femmes noires et racialisées ne doit pas être négligé : elles nettoient les espaces où les mères blanches font leurs courses, s’entraînent, font garder leurs enfants. Cette construction raciale et genrée repose sur une longue histoire d’exploitation des femmes noires et, en particulier, de leurs corps et de leurs âmes. Pour être claire, je ne fais pas de distinction rigide entre le nettoyage et les soins. Nettoyer, c’est prendre soin et, prendre soin, c’est nettoyer : les femmes noires qui prennent soin des enfants et des personnes âgées nettoient aussi leurs corps, ainsi que l’environnement en s’occupant des déchets humains et des ordures. Les corps des femmes noires sont depuis longtemps marchandisés, transformés en capital ; leur exploitation est inséparable de l’accumulation primitive, de la reproduction sociale (comme tant de féministes noires l’ont montré) et des nouvelles exigences de l’économie néolibérale quant à la propreté du monde.
Qui nettoie le monde?
Je parle d’une économie symbolique et matérielle qui rend la vie des femmes noires et racisées précaire et vulnérable, mais cette fabrication d’une superfluité va de pair avec une exigeante nécessité. Ces travailleuses sont autorisées à pénétrer dans l’enceinte privée des maisons et des lieux de travail, alors que d’autres membres des communautés superflues – des membres de leurs familles ou leurs voisin·e·s – sont sommé·e·s de rester aux portes des quartiers bourgeois, ou alors de courir le risque de se faire tuer par la violence étatique de la police et autres forces militarisées qui gardent les espaces verts et publics pour le plaisir des riches. Les travailleuses ont la permission d’entrer dans ces espaces car leur travail est nécessaire, tout en restant invisible. Les femmes noires et racisées sont autorisées à franchir les portes de la ville et de ses bâtiments, mais elles doivent le faire en tant que fantômes. Les femmes racialisées peuvent circuler dans la ville, mais en tant que présence effacée.
Dans leur essai « Bio(necro)polis: Marx, Surplus Populations, and the Spatial Dialectics of Reproduction and ‘Race’ », Michael McIntyre et Heidi J. Nast introduisent les notions de « bio(nécro)polis » et « nécro(bio)polis » pour souligner la fluidité géographique de l’accumulation et de la différence racialisée. Dans cette perspective, les populations excédentaires « sont l’effet de régimes de reproduction biologique striés par la race » et « le fonctionnement du capitalisme doit être compris en termes de contradictions entre la reproduction et la race »4. McIntyre et Nast affirment ainsi que le « marquage racial des terres et des corps continue d’être un moyen de rendre certains corps superflus »5.
Canalisée, criminalisée, ostracisée, stigmatisée, la nécropole – cette spatialité à travers laquelle les nécropolitain·ne·s sont défini·e·s ou constitué·e·s – devient une réserve aux proportions matérielles multiples : de potentiel symbolique négatif et des plaisirs liminaux de la mort; une réserve de travail (comme indiqué au chapitre 25 du Capital); une réserve naturelle ouverte à l’appropriation; une réserve de terres potentiellement fécondes pour les colons; et une réserve de terres vagues pour les déchets humains et environnementaux du colonialisme.6
McIntyre et Naste ajoutent que les « membres de la population active excédentaire qui travaillent de longues heures pour de bas salaires se font accuser de baisser les salaires des travailleur·euse·s blanc·he·s ». Au sein de ce marquage racial de la ville, la vie des femmes noires est superflue et nécessaire, mais leur présence dans l’industrie du nettoyage et des soins n’a pas alimenté un ressentiment concernant l’occupation de ces emplois ou la réduction des salaires des Blanc·he·s7. Le caractère genré et racialisé de cette main-d’œuvre n’a pas produit le ressentiment blanc. Il n’y a pas de mouvement nationaliste, raciste et anti-migrants fondé sur l’affirmation que « les femmes de couleur volent les emplois des femmes blanches ». Si le féminisme islamophobe dont nous sommes témoins en Europe se mobilise contre les femmes voilées dans les espaces publics et les garderies, il ne s’oppose pas aux femmes voilées qui nettoient ces espaces publics, les bureaux, les chambres d’hôtel, les restaurants et les gyms. Il n’existe pas non plus de mouvement de protestation en faveur des femmes pauvres qui occupent des emplois de nettoyage/soins – aucun8. Au contraire, les femmes noires en particulier ont dû se battre pour que le travail domestique soit reconnu comme travail par les gouvernements et les syndicats. Le combat est loin d’être terminé9.
Les théories féministes des soins et du nettoyage
Au risque d’être abrupte, je résumerai ici certaines perspectives féministes sur le travail domestique : la revendication d’un meilleur partage de cette charge et de salaires; la théorie qui a démontré comment les travailleuses domestiques facilitent l’entrée des femmes blanches de classes moyennes sur le marché du travail rémunéré dans des proportions de plus en plus importantes; la théorie féministe marxiste du travail et du capital reproductifs; l’exploitation des femmes migrantes effectuant le travail de soins et de nettoyage; la critique par les féministes du Sud et des minorités d’un féminisme blanc qui formulait la libération des femmes blanches comme une « libération des travaux ménagers » poussant à supprimer les obstacles juridiques et sociaux à l’entrée des femmes dans le travail salarié, cimentant ainsi la division raciste.
La racialisation du travail domestique inaugurée par l’esclavage colonial s’est étendue à travers le monde au cours des dernières décennies. En Europe, le travail domestique était traditionnellement effectué par de jeunes femmes blanches pauvres ou des campagnes et la littérature européenne regorge de la figure de la domestique maltraitée, violée, naïve ou rusée. Au début du XXe siècle, en France, ce personnage est caricaturé dans la bande dessinée Bécassine ; le personnage principal est une jeune femme de chambre bretonne stéréotypée, stupide et lente, contrairement aux femmes plus raffinées de Paris10. Dans les années 1960, le nettoyage et les soins se racialisent en France et dans d’autres pays européens, au moment où les gouvernements organisent la migration des femmes noires et racisées de leurs anciennes colonies devenues départements– ce type de travail étant depuis longtemps racialisé dans les colonies elles-mêmes. Alors que les femmes européennes entrent sur le marché du travail rémunéré, les sociétés s’enrichissent et le travail domestique semble de plus en plus déconnecté de l’image de la femme moderne promue par ces sociétés.
Dans les années 1970, alors que les féministes blanches dénoncent l’ennui et l’invisibilisation des travaux ménagers non rémunérés, le phénomène de recrutement de femmes racialisées pour le ménage et les soins s’accélère. Les féministes blanches n’offrent cependant pas une réponse unifiée aux transformations dans l’organisation de la reproduction sociale. Certaines demandent un plus grand partage des tâches domestiques entre les femmes et les hommes, ignorant la dimension raciale des tâches ménagères. La remarque d’Adam Smith selon laquelle les « services [du domestique] périssent à l’instant même où il les rend, et ne laissent presque jamais après eux aucune trace ou aucune valeur » a pesé sur la question de la place et du rôle du nettoyage et des soins11. Être moderne signifiait abandonner les tâches associées à une féminité arriérée et se battre pour des postes de travail « valorisés ». La « main invisible » des femmes noires ferait le travail dévalué. Les féministes marxistes proposent pour leur part une critique tranchante de la reproduction sociale abordant, comme le résume Rada Katsarova, « la reproduction sociale comme un domaine d’activité productive et générative. Pour elles, les relations patriarcales et la subordination des femmes au foyer apparaissaient comme une condition préalable à l’exploitation capitaliste »12. Les féministes marxistes et socialistes démontrent le rôle central que la reproduction sociale joue dans le capitalisme. C’est seulement avec le travail pionnier des féministes noires, notamment avec l’essai fondateur de Claudia Jones « To End the Neglect of the Problems of the Negro Woman », que la démonstration profondément révolutionnaire de la triple oppression des femmes noires ouvrières est faite. Jones démontre que les femmes noires n’ont jamais été enfermées dans la seule sphère « domestique ». Hazel Carby, Angela Davis et tant d’autres poursuivent l’analyse, défiant des féminismes blancs/hétéronormatifs dominants qui critiquent l’assujettissement dans la domesticité des femmes (blanches) tout en ignorant le rôle du racisme, de l’esclavage et du colonialisme13. Les femmes noires avaient très bien compris ce qui était en jeu dans la racialisation du travail domestique et de soin. Le premier syndicat de travailleuses domestiques au monde fut d’ailleurs créé aux États-Unis par des femmes noires14. Cette critique est encore très pertinente aujourd’hui ; lorsque certaines femmes sont libérées du travail de nettoyage et de soins, d’autres femmes – principalement des femmes noires et racisées – doivent faire le travail à leur place15.
Aujourd’hui, selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), les femmes sont encore responsables de 75% de tous les travaux domestiques non rémunérés, passant jusqu’à trois heures de plus par jour à faire ce travail que les hommes ; ce calcul comprend la corvée d’eau, les soins aux enfants et aux personnes âgées et les travaux ménagers16. Selon l’Organisation des Nations unies (ONU), les soins et le travail domestique non rémunérés représentent entre 10 et 39 % du Produit Intérieur Brut de n’importe quel pays. L’OIT affirme qu’il y a au moins 67 millions de travailleuses domestiques dans le monde, dont 80% sont des femmes noires et racisées. Partout, le travail domestique se situe au bas de l’économie du care. C’est également une industrie en plein essor, qui génère des revenus annuels d’environ 75 millions de dollars et croît d’environ 6,2 % par an – la région Asie-Pacifique connaissant la croissance la plus rapide. Bien que le nettoyage commercial soit actuellement le plus grand marché de services de nettoyage, le nettoyage résidentiel connaît une croissance rapide. Les entreprises les plus importantes du secteur, conscientes de l’image négative des travailleuses de nettoyage exploitées, insistent sur les protections légales et font la promotion de leur santé et leur sécurité. ABM Industries, l’une des principales sociétés de « solutions d’installations » basée aux États-Unis, déclare sur son site Web que « notre culture ThinkSafe concerne nos employés. C’est un « état d’esprit » et un sentiment qui doit faire partie de chaque journée de travail »17. L’industrie du nettoyage a également mis en place des technologies de surveillance qui permettent un suivi approfondi du personnel – les travailleuses se plaignent d’être constamment inspectées, surveillées et suivies.
L’euphémisme néolibéral « prestataires de services » est souvent utilisé pour décrire les travailleuses de nettoyage et de soins. Or, celles-ci voient clair dans ce jeu sémantique, mettant à nu la violence cachée derrière de telles expressions. Dans le cadre de son livre The New Maids: Transnational Women and the Care Economy, Helma Lutz a interviewé des femmes de ménage et leurs employeurs pour démontrer en quoi cette expression a été utile aux femmes qui emploient des femmes noires et racialisées
Les employeur·euse·s aiment voir leurs travailleuses domestiques comme des prestataires de services. Il s’agit en grande partie d’une forme de rhétorique qui les disculpent et qui détourne habilement le débat sur les relations de pouvoir et de dépendance, car l’éducation universitaire des client·e·s de la classe moyenne supérieure fait en sorte qu’iels savent qu’iels s’engagent dans un contrat de prestation de services qui n’est pas légalement protégé18.
Les travailleuses noires et racisées qui nettoient/soignent politisent leur domaine, montrant comment et pourquoi elles accomplissent un travail indispensable. Elles nous poussent à aller plus loin dans l’analyse de ce travail. Leur lutte pour un meilleur salaire, ainsi que pour le droit de se syndiquer et de se protéger contre les abus est désormais mondiale19. Les femmes noires et racisées montrent ce que peut être un féminisme décolonial, au croisement de nombreuses questions: les migrations, les industries chimiques, l’économie de l’épuisement, la visibilité et l’invisibilité, la race, le genre, les classes, le capitalisme et les violences contre les femmes.
Capitalisme-déchet
Le mot « déchets » fait généralement référence aux ordures, mais il est important de prendre en compte son rapport à la destruction voire à la dévastation. L’esclavage, le colonialisme et le capitalisme ont dévasté des terres et des peuples. L’esclavage, le colonialisme et le capitalisme ont fabriqué des désirs pour des choses dont nous n’avons pas besoin tout en faisant de plus en plus obstacle à l’accès à ce dont nous avons besoin (eau potable, air pur, nourriture saine, villes propres). Pour la géographe et abolitionniste Ruth Wilson Gilmore, le capitalisme racial est un régime global de vulnérabilité face à la mort prématurée. La déportation des Africian·e·s sur laquelle s’est construit le capitalisme a transformé des êtres humains en déchets, détruit les mondes culturels/naturels des peuples autochtones et des continents colonisés par les puissances européennes. La traite des esclaves a eu un effet à long terme sur le continent africain, sa population et son paysage, apportant destruction, désolation et mort. Le navire négrier était un espace d’abjection, d’excréments, de sang et de chair gangrénée par les fers de l’esclavage. Des témoins rapportent que dans les colonies, l’arrivée d’un navire négrier, véritable usine de la mort, était annoncée par une odeur nauséabonde venant jusqu’au rivage. La race est devenue un code pour concevoir des gens et des paysages qui pourraient être dévastés.
Les peuples autochtones et les esclaves africains furent transformés par la colonisation en plus corps destinés à l’élimination (ce qui est une définition de déchet). La chair et les os de leurs cadavres se sont mélangés à la terre des plantations et des mines d’argent et d’or, constituant l’humus du capitalisme. Les ventres des femmes noires ont été transformés en capital et leurs enfants transformés en monnaie. L’accumulation primitive repose sur la privatisation des biens communs et la dévastation de terres et d’êtres humains – en particulier les personnes de couleur. Dans Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire décrivait le nazisme comme le « choc en retour » de l’esclavage et du colonialisme. Il expliquait ainsi ce choc : les pratiques barbares quotidiennes infligées aux Noir·e·s, aux colonisé·e·s revenaient sur le sol européen et ce qui faisait scandale c’était que des Blancs les infligent à des Blanc·he·s, chez elleux. Nous pourrions alors suggérer que ce que l’impérialisme et le capitalisme ont infligé et infligent au Sud global et aux minorités du Nord global, affecte aujourd’hui d’autres groupes en Occident (réfugié·e·s, Roms…) et qu’une partie de ce qui a été, et reste, extériorisé (tous les déchets du capitalisme) revient en Occident. La dévastation, nécessaire au capitalisme néolibéral, ne connaît pas de frontières. L’idée que les riches pourraient se réfugier dans des enclaves fortifiées est une illusion engendrée par le sentiment profond, inculqué aux Européens, d’une innocence naturelle, qui s’ajoute à leur croyance en la supériorité occidentale, en la suprématie blanche.
Les déchets sont, comme l’ont démontré Fred Magdoff et Chris Williams, un « signe du succès du capitalisme »20. En 1966, l’économiste Joseph Phillips signalait qu’aux États-Unis, le surplus économique – la part des choses produites qui n’ont aucune utilité sociale – représentait, en moyenne, plus de la moitié du Produit National Brut. En 2015, la publicité, les emballages promotionnels et les commandes en ligne ont produit 35 millions de tonnes de carton. En 2016, un millier de navires ont apportés sur les plages de pays du Sud pour être découpés en morceaux et vendus en tant que ferraille – le plus grand chantier de casse de navires au monde se trouve sur la côte ouest de l’Inde, à Alang21. Or, plutôt que de mettre un terme à une économie de production de déchets, experts et décideurs politiques se demandent s’il ne serait pas « économiquement sensé de gérer correctement les déchets ». La Banque mondiale et des institutions similaires intègrent la géopolitique de la race et des déchets dans leurs modèles informatiques, mais en les considérant comme facteurs aggravants plutôt que comme caractéristiques structurelles inhérentes.
Selon la Banque mondiale, 11 millions de tonnes de déchets solides sont produits chaque jour dans le monde. En 2016, les villes du monde ont généré 2,01 milliards de tonnes de déchets solides. D’ici 2050, la production annuelle de déchets devrait augmenter de 70 % par rapport aux niveaux de 2016 pour atteindre 3,4 milliards de tonnes. Bien qu’ils ne représentent que 16% de la population mondiale, les pays à revenus élevés génèrent collectivement plus d’un tiers (34%) des déchets mondiaux. L’Asie de l’Est et la région du Pacifique sont responsables de la production de près d’un quart (23 %) de tous les déchets. D’ici 2050, la production de déchets en Afrique subsaharienne devrait plus que tripler par rapport aux niveaux actuels, tandis que l’Asie du Sud ira jusqu’à doubler son flux de déchets. On ne sait pas si ces données prennent en compte l’énorme quantité de déchets générés par l’impérialisme, y compris ceux que les armées ont laissé sur place, les pays et corps dévastés, les mines… De plus, les données régionales masquent le fait que les déchets circulent — l’air et l’eau ne connaissent pas de frontières. Autrement dit, les déchets générés par l’impérialisme occidental ou produits pour le confort et la consommation de blancs privilégiés finissent par être déversés sur des personnes racialisées, soit au Nord global dans des quartiers racialisés appauvris, soit dans les pays du Sud global.
Selon Nikhil Pal Singh, « la racialisation du monde a créé et recréé des « césures » parmi les populations humaines, aux échelles nationale et mondiale, qui ont été cruciales pour la gestion politique des populations ». Il affirme qu’il
… nous faut reconnaître que la technologie de la race ne renvoie pas qu’à la couleur de peau ou à une essence biophysique, mais à des répertoires historiques et à des systèmes culturels, spatiaux et des signifiants qui stigmatisent et déprécient une forme d’humanité pour parfaire la santé, le développement, la sécurité, le profit et le plaisir d’une autre22.
Wilson Gilmore a appelé cela « la production et l’exploitation étatiques ou extralégales d’une vulnérabilité différenciée face à la mort prématurée »23. La racialisation est créée par la suprématie blanche pour rendre son monde propre tout en détruisant d’autres mondes. La suprématie blanche crée un clivage propre/sale qui oppose une Europe propre/civilisée à un monde sale/non civilisé, même si les archives témoignent du fait que les peuples non européens étaient consternés par la malpropreté des Blanc·he·s et par leur mépris pour l’hygiène personnelle. Les Européen·ne·s étaient souvent impressionné·e·s par la propreté des villes qu’iels ont pénétré et ensuite détruites, comme le souci d’hygiène des peuples qu’iels ont ensuite massacrés. Au XIXe siècle, les Européen·ne·s ont établi, en s’appuyant sur des idéologies raciales développées sous l’esclavage et la colonisation, un fort contraste entre, d’une part, une Europe propre et des corps européens propres et, d’autre part, la saleté des espaces, des corps et de la sexualité indigènes.
Dans le cadre du remaniement actuel de la géopolitique de la propreté et de la saleté, l’invisibilité du travail de nettoyage des femmes de couleur visibilise les maisons et les espaces publics propres. Les représentations de la propreté/saleté dans le monde construisent une spatialisation raciale. Pensons au sentiment d’horreur qui s’empare du public occidental devant l’accumulation d’images de poubelles et d’ordures dans les pays du Sud : Pourquoi ces pays sont-ils si sales ? Ne peuvent-ils pas nettoyer leurs rues ? Comment des humains peuvent-ils travailler dans des endroits si sales ? Ne voient-ils pas que c’est mauvais pour leur santé ? Regardez ces enfants ! Les avertissements sur l’hygiène et la santé lors de voyages dans « ces » pays participent de la construction d’un monde propre, qui s’oppose à un monde sale peuplé de gens sales. Images de montagnes d’ordures, de rues sales, de rivières sales, de plages sales, de quartiers sales, de champs recouverts de plastique, de personnes — femmes, enfants, hommes — fouillant dans les poubelles ou poussant des chariots remplis d’ordures, d’enfants nageant dans des eaux polluées, tout cela dans les pays du Sud — de telles images contribuent à créer une division naturalisée entre le sale et le propre. À cette prolifération d’images s’ajoutent les reportages sur les efforts des agences gouvernementales et des ONG pour enseigner l’hygiène à « ces » personnes et les rapports sur les niveaux alarmants de plastique et de pollution dans « ces » pays. Or, les causes profondes de ces pollutions restent cachées : l’héritage du colonialisme, de l’urbanisation coloniale et de la restructuration raciale du paysage; les programmes d’ajustement structurel qui obligent les gouvernements à réduire les dépenses publiques; l’externalisation des industries polluantes. L’idée que nettoyer « ce » monde est une tâche impossible s’est lentement enracinée. Ce qui devient un problème urgent, c’est comment empêcher la pollution externalisée d’atteindre les zones « propres ».
Le discours dominant sur le nettoyage du monde a choisi d’ignorer le fait que le néolibéralisme surproduit des déchets et que leur prise en charge est racialisée. Ce discours a promu ces dernières années les notions de « capitalisme vert » et de « catastrophe durable ». Cette dernière renvoie à la catastrophe environnementale et à sa gestion et donne lieu à un corpus croissant de littérature académique, gouvernementale et corporative. Or, cette littérature indique rarement qui fera le travail de nettoyage après la catastrophe.
Alors que les institutions et fondations internationales et les gouvernements discutent de ce qu’il faut faire des déchets, une industrie du nettoyage « vert » émerge avec ses propres experts, ingénieurs et techniciens. Selon les mots des spécialistes du développement urbain de la Banque mondiale Sameh Wahba et Silpa Kaza :
Il est économiquement logique de gérer correctement les déchets. Les déchets non collectés et les déchets mal éliminés ont des impacts importants sur la santé et l’environnement. Le coût de gestion de ces impacts est beaucoup plus élevé que le coût de développement et d’exploitation de systèmes de gestion des déchets simples et adéquats. Des solutions existent et nous pouvons aider les pays à y parvenir.24
La géopolitique du propre/sale trace une ligne entre les zones de saleté – caractérisées par la maladie, les taux de natalité « non durables », la violence contre les femmes, la criminalité et les gangs – et les zones de propreté, qui sont fortement surveillées et où les enfants peuvent jouer en toute sécurité, les femmes peuvent marcher librement la nuit et les rues sont parfois fermées à la circulation pour permettre le magasinage, les terrasses et autres activités de loisirs. La division propre/sale est liée à la militarisation et à la gentrification des villes, les pauvres de couleur étant blâmé·e·s pour leur saleté innée et chassé·e·s de leurs quartiers afin de rendre la ville « propre ».
Décoloniser le nettoyage et les soins : politiques de la solidarité
Les solutions néolibérales et « vertes » restent aveugles et sourdes à l’histoire politique des déchets, à la dévastation perpétrée par le racisme et au rôle des femmes noires et racisées. Il y aurait beaucoup de points à explorer ici, mais je me concentrerai uniquement sur la question de la temporalité. Dans son fascinant essai « We Have Always Been Post-Anthropocene: The Anthropocene Counter-Factual », Claire Colebrook affirme que l’Anthropocène renvoie à l’affrontement de deux temporalités : l’une qui éveille les humains à l’échelle des temps géologiques et l’autre qui les ramène à échelle de l’action humaine et des forces historiques humaines25. Sont-ce vraiment les seules temporalités auxquelles nous pouvons penser ? Si nous regardons au-delà des temporalités imposées aux communautés autochtones et racisées – qui ont leurs propres conceptions du temps – que voyons-nous ? Permettez-moi d’essayer de tracer d’autres temporalités. Le temps nécessaire pour nettoyer le monde, réparer ce qui a été brisé par l’esclavage et le colonialisme, qui est encore brisé par les ravages du capitalisme : tant de dégâts, tant de blessures, tant de ruines que Colebrook qualifie d’impact géologique des humains, mais, comme nous le savons, tous les humains n’ont pas le même impact géologique. Le temps pris par les femmes de couleur pour s’occuper de leur propre famille, pour nettoyer et cuisiner pour leur propre famille et se rendre ensuite chez des familles de la classe moyenne pour nettoyer leurs maisons, prendre soin de leur monde. Le temps pris par la production de biens capitalistes et la temporalité que cette production impose aux corps des femmes de couleur… Travailler de longues heures dans des usines polluées. Avoir à peine le temps de manger et manger à peine. Ne pas avoir le temps d’aller aux toilettes ou de s’occuper d’elles-mêmes pendant leurs règles . Le temps de transporter les déchets produits par le Nord global vers le Sud global. Le fait que le travail n’est jamais vraiment terminé parce que quelque part, quelque chose est cassé, endommagé, blessé.
Le temps des soins et du nettoyage décoloniaux (pour la réparation), du soin et du nettoyage de ce qui a été dévasté par le passé, se heurte au temps accéléré du néolibéralisme.
En essayant de nettoyer/réparer les blessures du passé, nous devons simultanément nettoyer/réparer les blessures qui se font aujourd’hui, dont les conséquences sont soit spatialisées ailleurs (Porto Rico, Haïti, Mozambique), soit imposées aux communautés reléguées dans les enclaves fabriquées comme sales du Nord Global (La Louisiane, quartiers populaires de couleur). Alors que nous réparons le passé, nous devons simultanément réparer les dommages actuels qui augmentent la vulnérabilité face à la mort de millions de personnes dans les pays du Sud. Le passé est notre présent et c’est dans cette temporalité mixte que l’avenir peut être imaginé. La longue histoire des déchets est racialisée, comme Kathryn Yussoff le montre dans son magnifique ouvrage A Billion Black Anthropocenes or None:
Si l’Anthropocène provoque une soudaine inquiétude face à l’exposition des communautés libérales blanches aux dommages environnementaux, elle le fait à la suite d’une histoire d’exportation de ces dommages vers les communautés noires et racisées, sous le couvert de la civilisation, du progrès, de la modernisation et du capitalisme.26
Permettez-moi de conclure par un exemple qui souligne le potentiel émancipateur du nettoyage et des soins lorsqu’il s’agit de créer de la solidarité et de se protéger de la vulnérabilité construite plutôt que de simplement nettoyer des déchets. Lorsque j’étais à Chennai, en mars 2018, j’ai visité une exposition intitulée « Labour : Workers of the World… Relax ! », organisée par la jeune Dalit C.P. Krishnapriya. À propos de l’exposition, Krishnapriya explique que « le travail lui-même devait être examiné de manière critique, dépassant la représentation anthropologique occidentale des archives photographiques coloniales et la représentation valorisée de la post-indépendance ». L’exposition était « un appel à la responsabilité collective», a-t-elle déclaré. Parmi les pièces présentées, j’ai été très intéressée par une série d’œuvres sur les femmes qui nettoient la gare de Chennai. À côté de ces œuvres étaient suspendues trois feuilles de papier sur lesquelles un jeune Dalit avait écrit:
cette femme plus âgée dont vous parlez, qui nettoie les excréments humains, j’écris en la prenant pour un membre de ma famille, mon grand-père.
nettoyer les selles n’est pas une chose ordinaire. pour cela, vous avez au moins besoin d’un niveau d’études médicales, du type MBBS ;
à mains nues, mon grand-père nettoie des excréments humains, à tel point, qu’ils marquent les rides de sa main, comme du sang dans du sang.
la nuit, avec les mêmes mains, il nourrissait mon père, avec les mêmes mains, il mangeait lui-aussi. Avec tout ça, par habituation, à cause de ça, mon père n’a pas hésité non plus à nettoyer les selles, mon père a aussi fait le nettoyage des selles…
à mon avis, plutôt qu’honorer cette femme [qui nettoie les selles], je pense que nous devrions montrer que, comme tout le monde, elle est une égale ;
les femmes devraient arrêter de nettoyer les selles, tout le monde devrait nettoyer ses propres selles
ou bien, nous devrions tous nous joindre aux femmes et nettoyer les excréments humains. Et, comme ça, en faisant ainsi, ces femmes pourront être des nôtres, sur un pied d’égalité, et non seulement en le proclamant oralement, mais en le ressentant.
Traduction par Éloi Halloran et Léa Payet.
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Carlos Quiterio et Graça Santos.
NOTES
1. [Traduction libre] Cherrie Moraga (1983), Half-Breed, dans Loving in the War Years: Lo que nunca pasó por sus labios, South End Press. ↩
2. Harry Fortuna, Seeking Eternal Life, Silicon Valley Is Solving for Death, Quartz, November 8, 2017; Adam Gabbat, Is Silicon Valley’s Quest for Immortality a Fate Worse than Death? The Guardian, February 23, 2019; Joanna Zylinska, The End of Man: A Feminist Counterapocalypse (University of Minnesota Press, 2018). ↩
3. Je reconnais que les hommes de couleur font également le sale boulot de nettoyage – déchets numériques, navires, installations nucléaires, usines, entrepôts – mais les femmes de couleur sont l’épine dorsale de ce travail. ↩
4. [Traduction libre] Michael McIntyre et Heidi J. Nast, Bio(necro)polis: Marx, Surplus Populations, and the Spatial Dialectics of Reproduction and ‘Race’, Antipode, 43 (5), p. 1468. ↩
5. Ibid., p. 1471. ↩
6. Ibid., p. 1474. ↩
7. Ibidem. ↩
8. Ce texte a été écrit avant que les grandes grèves de femmes de ménage (Ibis Hôtel, Gare du nord) démontrent la profonde et radicale intersectionnalité des luttes et le rôle central des femmes de ménages. ↩
9. Voir la lutte inspirante des travailleuses de soins à domicile à New York. Voir aussi la lutte des travailleuses « anganwadi » en Inde (un anganwadi est une garderie en milieu rural). Elles effectuent du nettoyage et des soins essentiels, mais ne reçoivent pas de salaire, seulement des « honoraires » : « Dans les anganwadis, les enfants reçoivent des repas et apprennent des chansons, l’alphabet et l’hygiène de base. Dans les régions défavorisées, ces repas sont une bouée de sauvetage pour les enfants malnutris. En outre, ils fournissent des repas à 9 lakh aux femmes enceintes et allaitantes et ont des programmes pour adolescentes à 3 ou 4 lakh… L’arrêté du gouvernement déclare qu’il est nécessaire, au nom de « l’intérêt public », d’interdire les grèves dans les services essentiels fournis par les travailleuses anganwadi, leurs aides et les femmes qui dirigent les mini-anganwadis. Il souligne que ces travailleuses sont engagées pour répondre aux besoins de santé, de nutrition, d’apprentissage précoce et de développement des jeunes enfants, ainsi que des femmes enceintes et allaitantes ». ↩
10. Le mot « Bécassine » désignait d’abord un oiseau, mais il était aussi une façon de décrire quelqu’un qui est facilement dupe. ↩
11. Adam Smith (1888), Richesse des nations, Paris, Guillaumin, p. 187. ↩
12. [Traduction libre] Rada Katsarova, Repression and Resistance on the Terrain of Social Reproduction: Historical Trajectories, Contemporary Openings, Viewpoint, 31 octobre 2015. Voir aussi Rhonda Y. Williams, The Politics of Public Housing: Black Women’s Struggles against Urban Inequality (Oxford University Press, 2005); Dayo Gore, Radicalism at the Crossroads: African American Women Activists in the Cold War (NYU Press, reprint edition, 2012); et Kimberly Springer, Living for the Revolution: Black Feminist Organizations, 1968–1980 (Duke University Press, 2005) ↩
13. Claudia Jones, To End the Neglect of the Problems of the Negro Woman (National Women’s Commission, CPUSA, 1949); Angela Davis, The Approaching Obsolescence of Housework: A Working-Class Perspective, dans Women, Race, and Class (Vintage Books, 1981), 230; Hazel Carby, White Woman Listen!, dans Black British Feminism: A Reader, ed. Heidi Safia Mirza (Routledge, 1997), 46; Selma James, Wageless of the World, dans Sex, Race, and Class—The Perspective on Winning: A Selection of Writings. 1952–2011 (PM Press, 2012), 104; Terri Nilliasca, Some Women’s Work: Domestic Work, Class, Race, Heteropatriarchy and the Limits of Legal Reform, Michigan Journal of Race and Law, 16 (2), 2001, 377–410. ↩
14. Voir Premilla Nadasen, Household Workers Unite: The Untold Story of African-American Women Who Built a Movement (Beacon Press, 2015). L’autrice décrit la naissance du mouvement dans les années 1930 et raconte l’histoire de ce qu’Ella Baker et Marvel Cooke appelaient les « marchés aux esclaves » – les coins de rue de New York où les femmes afro-américaines attendaient d’être embauchées pour une journée de travail. ↩
15. Voir Grace Chang, Disposable Domestics: Immigrant Women Workers in the Global Economy (South End Press, 2000); Bridget Anderson, Doing the Dirty Work? The Global Politics of Domestic Labor (Zed Books, 2000); Rhacel Salazar Parreñas, Servants of Globalization: Women, Migration and Domestic Work (Stanford University Press, 2001). ↩
16. ONU, Emploi et questions sociales dans le monde: Aperçu global des tendances pour les femmes 2018. ↩
17. [Traduction libre] Le langage utilisé sur le site Web d’AMB est typiquement corporate : « Tout le monde apprécie la propreté: sols brillants, air frais, toilettes bien approvisionnées, fenêtres sans traces. En plus d’être plus sain, un nettoyage de conciergerie approprié protège les actifs des installations, améliore la productivité des employés et ramène les clients. Le suivi de votre entretien de conservation n’est pas négociable. » ↩
18. [Traduction libre] Helma Lutz, The New Maids: Transnational Women and the Care Economy (Zed Books, 2011). Cité dans Zoe Williams, A Cleaner Conscience: The Politics of Domestic Labour, The Guardian, 9 mars 2012. ↩
19. Voir Domestic Workers United, International Domestic Workers Federation, Women in Informal Employment: Globalizing and Organizing. ↩
20. [Traduction libre] Fred Magdoff et Chris Williams, Capitalist Economies Create Waste, Not Social Value, Truthout, 17 août 2017. ↩
21. Costas Paris, Economic Slump Sends Big Ships to Scrap Heap,Wall Street Journal, August 14, 2016. ↩
22. [Traduction libre] Cité dans Daniel Nemser, Infrastructures of Race: Concentration and Biopolitics in Colonial Mexico (University of Texas Press, 2017), p. 11. ↩
23. [Traduction libre] Ruth Wilson Gilmore, Golden Gulag: Prisons, Surplus, Crisis, and Opposition in Globalizing California (University of California Press, 2007), p. 28. ↩
24. [Traduction libre] Sameh Wahba and Silpa Kaza, Here’s What Everyone Should Know About Waste, Sustainable Cities, September 20, 2018. ↩
25. Clare Colebrook, We Have Always Been Post-Anthropocene: The Anthropocene Counter-Factual, dans Anthropocene Feminisms, ed. Richard Grusin (University of Minnesota Press, 2017), 1–20. ↩
26. [Traduction libre] Kathryn Yussoff, A Billion Black Anthropocenes or None (University of Minnesota Press, 2019), xiii. ↩