BDS : mettre fin à la complicité et appliquer une responsabilité éthique, légale et stratégiquement efficace

Par Omar Barghouti
Publié le 21 octobre 2024

Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici l’intervention d’Omar Barghouti dans le panel d’ouverture intitulé « Penser la libération dans une colonie de peuplement achevée, et non achevée ».

Minette Carole Djamen Nganso

Près d’un an après le début du génocide américano-israélien contre 2,3 millions de Palestieniennes et Palestiniens dans la bande de Gaza occupée et assiégée, l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a marqué l’histoire la semaine dernière, [le 18 septembre 2024]. Pour la première fois, elle a dénoncé massivement le régime d’apartheid d’Israël et, pour la première fois en 42 ans, elle a appelé à des sanctions pour mettre fin à l’occupation illégale d’Israël, comme l’a déterminé la Cour internationale de Justice (CIJ) en juillet.

Armé, financé et prémuni de toute redevabilité par l’Occident colonial, Israël affiche un niveau sans précédent d’invincibilité ou ce que le secrétaire général de l’ONU appelle « une impunité totale ». Non seulement il a exterminé des dizaines de milliers de Palestiniens à Gaza et, en quelques jours, massacré des centaines et blessé des milliers au Liban, mais il démolit simultanément les principes mêmes du droit international.

Dans une déclaration1 publiée le même jour que la résolution de l’AGNU, des dizaines d’experts des droits humains de l’ONU ont déclaré que les États doivent « prendre des mesures significatives pour se conformer à leurs obligations internationales réaffirmées dans la décision de la CIJ » en imposant des sanctions économiques, commerciales, académiques et autres contre l’occupation illégale et le « régime d’apartheid » d’Israël, en priorisant un embargo militaire global comme mesure la plus urgente.

Toutes les résolutions et déclarations ci-dessus reflètent une majorité mondiale croissante qui se tient non seulement aux côtés de la lutte pour la libération palestinienne, mais aussi avec la mission fondamentale de sauver l’humanité d’une époque où « la force fait la loi », reléguant ainsi les institutions de l’ONU aux oubliettes.

Palestiniennes et Palestiniens ne se font toutefois aucune illusion à l’effet que la justice rayonnerait depuis la CIJ ou l’ONU, cette dernière étant responsable de la Nakba de 1947-1949, du nettoyage ethnique de la majorité de la population palestinienne autochtone, et de l’établissement d’Israël en tant que colonie de peuplement sur la majeure partie de la Palestine historique.

Nous avons le droit international de notre côté. Nous avons la supériorité éthique en tant que peuple autochtone résistant à un système d’oppression génocidaire pour obtenir nos droits. L’éthique et le droit sont nécessaires dans notre lutte de libération comme dans toute autre lutte, mais ils ne sont jamais suffisants. Pour démanteler un système d’oppression, les opprimé·e·s ont aussi invariablement besoin de pouvoir : le pouvoir du peuple, le pouvoir des communautés, le pouvoir des coalitions intersectionnelles, le pouvoir de la solidarité, le pouvoir des médias, le pouvoir culturel, entre autres.

La complicité profonde de l’Occident colonial et la généalogie de la description et du traitement des Palestiniennes et Palestiniens à Gaza par le ministre israélien de la guerre, Yoav Gallant, comme des « animaux humains » peuvent être retracées dans l’histoire séculaire de la déshumanisation européenne et euro-américaine et de la subjugation coloniale, voire de l’extermination des nations non européennes. Une leçon que nous avons apprise de cette histoire est que l’effacement physique nécessite un effacement épistémique et culturel. Ce dernier rend toujours le premier plus tolérable et moins contestable, car les oppresseurs ne peuvent pas être blâmés pour l’élimination de « quelque chose » qui n’a pas « réellement existé » ou dont l’existence ne constituait pas suffisamment une subjectivité.

Abordant l’effacement culturel, la Middle East Studies Association, basée aux États-Unis, a déclaré dans un communiqué récent qu’« Israël s’engage dans un génocide culturel contre le peuple palestinien avec le soutien actif de ses alliés américains et européens »2. En fait, le génocide en cours commis par Israël, selon les experts des Nations unies, inclut à la fois « un domicide, un urbicide, un scholasticide, un medicide, un génocide culturel et, plus récemment, un écocide ».
L’entrelacement de l’effacement épistémique et culturel avec l’élimination physique des autochtones remonte, pourrait-on dire, à la « doctrine de la découverte » du Vatican1, qui a été révoquée seulement l’année dernière après avoir fourni une justification au colonialisme européen et au génocide pendant cinq siècles. Cette doctrine européenne par excellence, qui concevait le reste du monde comme une jungle, une terra nullius, traitait les peuples autochtones comme des sauvages inférieurs, voire inexistants. La même logique a été appliquée à des millions d’Africaines et Africains asservi·e·s.

L’établissement hégémonique occidental, y compris les entreprises, les universités, les médias grand public, etc., facilite activement le génocide commis par Israël, y compris l’épistémicide dans la terra nullius de la Palestine. En parallèle, il tente de nous réduire au silence, de nous priver de notre agentivité, de notre capacité à articuler, résister et arrêter le génocide.

La suppression de la liberté d’expression ne se satisferait jamais de l’effacement uniquement des voix plaidant pour la libération palestinienne. Il s’agit d’un terrain d’essai, un laboratoire en quelque sorte, pour développer des mécanismes de répression accrus qui pourront ensuite être utilisés pour réprimer davantage les luttes pour la justice raciale, autochtone, économique, sociale et climatique.

À moins que l’on y mette fin, Israël, avec la profonde complicité de l’Occident, deviendra effectivement pour le monde un modèle d’État sécuritaire, et la démocratie libérale, déjà imparfaite, se désintégrera en ce que le sociologue congolais-américain Pierre van den Berghe appelle une « démocratie herrenvolk », une démocratie pour maîtres seulement, comme l’a toujours été Israël, selon l’historien israélien Ilan Pappe4. Les puissances coloniales, qui partagent avec Israël ce que Naomi Klein appelle une « vision suprémaciste de la sécurité et de la sûreté pour quelques-uns », pourraient alors imiter son paradigme « la force fait la loi »4 pour à nouveau exterminer ou écraser des nations plus faibles et des communautés racisées qui, en quête de justice, osent défier les systèmes de domination.

Dès octobre 2023, quelques jours après l’attaque génocidaire d’Israël à Gaza, le président colombien Gustavo Petro a mis en garde contre « la montée sans précédent du fascisme et donc la mort de la démocratie et de la liberté […]. Gaza n’est qu’une première expérience de conception de tous comme des êtres jetables ». Nous donnant un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler un tel avenir dystopique, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a déclaré plus tôt cette année : « Si vous n’êtes pas à table dans le système international, vous serez au menu ».

Non seulement Israël est en procès à la Cour internationale de justice ; l’ensemble du système judiciaire international dominé par l’Occident l’est aussi. Comme le souligne le juriste international Mohsen al Attar, « L’affaire Afrique du Sud contre Israël réalisera ce qu’aucun mouvement anticolonial n’a jamais pu : une confrontation entre le droit international et le colonialisme de peuplement, en commençant par le chouchou de l’Euro-Amérique au Levant ».

Pour défendre son « chouchou au Levant », l’établissement occidental dirigé par les États-Unis promeut agressivement sa version hégémonique du droit international, tentant de justifier le génocide d’Israël en affirmant que la guerre d’Israël contre Gaza est une réponse à une attaque « non provoquée » commise par des groupes palestiniens. Pour réfuter ce mythe persistant, je vais partager cinq arguments éthiques et juridiques.

Premièrement, dans toute situation d’oppression, là où vous commencez la chronologie de la violence en dit long sur votre boussole morale. Comme l’écrit le philosophe brésilien Paulo Freire : « Une fois la relation oppressive établie, la violence est donc instaurée, et l’histoire n’a jamais vu, jusqu’à aujourd’hui, qu’elle était déclenchée par les opprimés […]. La violence est instaurée par celles et ceux qui oppriment, qui exploitent, qui ne se reconnaissent pas en l’autre, et non par les opprimés, les exploités, qui ne sont pas reconnus comme autres par les oppresseurs »6.

Deuxièmement, bien avant le 7 octobre, le gouvernement israélien d’extrême droite, le plus raciste, fondamentaliste, sexiste et homophobe de tous les temps, avait intensifié sans relâche son nettoyage ethnique, son siège, ses pogroms, ses meurtres, ses incarcérations et l’humiliation quotidienne de millions de Palestiniennes et Palestiniens partout, pensant que sa brutalité démasquée pourrait forcer la population palestinienne à se rendre et à accepter l’oppression comme un destin. Le génocide commis par Israël, comme l’a affirmé l’Afrique du Sud devant la CIJ, doit être compris dans le contexte plus large du régime d’apartheid israélien.

Troisièmement, il y a vingt ans déjà, dans sa décision contre la barrière de séparation israélienne dans le territoire palestinien occupé, la CIJ a affirmé qu’en vertu de la Charte des Nations unies, Israël, en tant que puissance occupante, n’a pas le droit à l’autodéfense contre la population palestinienne sous son occupation militaire. De plus, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide n’autorise aucune justification pour commettre des actes génocidaires. Le droit international reconnaît en réalité le droit de tous les peuples résistants à une occupation étrangère et à la colonisation de recourir à la lutte armée. Cependant, l’utilisation de la force contre des civils est strictement interdite, et le mouvement BDS soutient ce principe.

Quatrièmement, condamner des actes illégaux ou immoraux de violence que les opprimé·e·s peuvent commettre en résistant à l’oppression dans une relation de pouvoir fondamentalement asymétrique n’est acceptable que si la partie qui condamne a acquis une stature morale suffisante en étant déjà enregistrée pour condamner le système d’oppression prévalent, la violence initiale.

Cinquièmement, puisque l’oppression est la cause première de la violence, celles et ceux d’entre nous qui se soucient sincèrement de mettre fin à toute violence doivent agir pour mettre fin à l’oppression. Comme l’a montré la lutte qui a mis fin à l’apartheid en Afrique du Sud, mettre fin à la complicité de l’État, des entreprises et des institutions dans le système d’oppression israélien, notamment par les tactiques non violentes du BDS [boycott, désinvestissement, sanctions] est la forme de solidarité la plus efficace.

Les Palestiniennes et Palestiniens ne demandent pas la charité au monde ; nous appelons à une solidarité significative. Mais avant cela, nous exigeons la fin de la complicité. Chaque personne a l’obligation morale profonde de ne pas faire de mal et de réparer le mal fait par elle ou en son nom.

Alors qu’est-ce que BDS ?

Lancé en 2005, le mouvement non violent BDS est dirigé par la plus grande coalition de la société civile palestinienne. Il est inspiré par la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud et le mouvement des droits civiques aux États-Unis, et est enraciné dans un siècle de résistance populaire palestinienne. Il vise à mettre fin au régime d’occupation et d’apartheid d’Israël et à défendre le droit de nos réfugié·e·s de revenir et de recevoir réparations.

Ancré dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, le mouvement BDS s’oppose catégoriquement à toutes les formes de racisme, y compris l’islamophobie et l’antisémitisme. Il cible la complicité, non l’identité. Un sondage de 2022 montre que 16 % de la communauté juive américaine soutient BDS, et le pourcentage augmentant fortement chez celles et ceux de moins de 40 ans. Ils comprennent qu’il n’y a rien de juif dans le siège, le nettoyage ethnique, les massacres, le vol de terres, l’occupation, l’apartheid ou le génocide d’Israël, et donc qu’il n’y a rien d’anti-juif à soutenir BDS pour mettre fin à ces crimes et systèmes d’injustice.

Au cours des dix-neuf dernières années, le mouvement BDS a construit un réseau mondial imposant, soutenu par des syndicats, des coalitions d’agriculteurs ainsi que des mouvements pour la justice raciale, sociale, de genre et climatique, représentant ensemble des dizaines de millions de personnes dans le monde entier. BDS a joué un rôle significatif dans le désinvestissement de fonds souverains géants en Norvège, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Nouvelle-Zélande et ailleurs, des entreprises et des banques complices. Il a poussé de grandes multinationales comme Veolia, Orange, G4S, CRH et Pillsbury à mettre fin à leur complicité des crimes d’Israël. Les Églises dominantes d’Afrique du Sud et des États-Unis ont approuvé BDS ou désinvesti des entreprises complices. Les boycotts académiques, culturels et sportifs d’Israël, qui ciblent les institutions, se sont répandus dans le monde entier.

Le fonds de pension de la Norvège, le plus grand fonds souverain au monde, a désinvesti la totalité de ses 500 millions de dollars d’obligations israéliennes, tout comme l’Église méthodiste unie basée aux États-Unis et l’Église presbytérienne des États-Unis. Intel a gelé son projet d’investissement de 25 milliards de dollars en Israël et la haute technologie israélienne s’effondre. Deux grandes entreprises japonaises, Nippon Aircraft Supply et Itochu Corporation, ont mis fin à leurs relations avec le plus grand fabricant privé d’armes israélien, Elbit Systems. McDonald’s a récemment admis l’impact significatif de notre campagne BDS contre elle. Des conseils municipaux, notamment en Europe et en Amérique latine, ont pris des mesures décisives contre l’apartheid israélien et les entreprises qui le soutiennent, ou ont adopté des politiques d’achat éthique. Les syndicats de dockers en Belgique, en Catalogne, en Californie, en Italie, en Grèce, en Turquie et ailleurs ont pris des mesures contre les navires israéliens ou les expéditions d’armes vers Israël.

À la lumière du génocide en cours d’Israël et des décisions répétées de la CIJ et des résolutions de l’ONU, quelles sont les priorités de BDS pour arrêter le génocide ?

  1. Perturber pacifiquement les affaires courantes avec Israël dans les universités, les syndicats, les associations professionnelles, les médias, les conseils municipaux, etc.
  2. Mettre en œuvre des boycotts académiques, culturels et sportifs d’Israël et de ses institutions complices.
  3. Désinvestir des fonds de placement et de pension des entreprises complices des graves violations des droits humains par Israël et exclure ces entreprises des appels d’offres et des contrats.
  4. Déclarer les centres communautaires, les entreprises, les quartiers, etc. comme des zones anti-apartheid.
  5. Organiser des campagnes stratégiques et intersectionnelles pour faire pression sur les fonds de placement/pension et les institutions (conseils municipaux, universités, etc.) afin d’adopter ce que nous appelons des politiques d’achats éthiques et des politiques d’investissement éthique qui excluent les entreprises impliquées dans les graves violations des droits humains. Ces directives peuvent ensuite être appliquées pour exclure les entreprises impliquées dans le génocide, l’apartheid, l’occupation militaire et les colonies israéliennes.
  6. Soutenir les campagnes qui font pression sur les gouvernements pour adopter des sanctions significatives, notamment un embargo militaire global sur Israël, en tenant compte de la résolution de l’AGNU et de la résolution du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

En conclusion, si vous détestez la violence, mettez fin à l’oppression. Si vous détestez l’oppression, mettez fin à la complicité. Si, comme nous, vous aimez la liberté, la justice, la dignité et l’égalité pour toutes et tous, quelle que soit l’identité, mobilisez-vous pour mettre fin à toute complicité envers le régime d’oppression israélien vieux de 76 ans et pour démanteler en même temps les structures et les imaginaires de la colonialité en Occident, afin qu’aucune communauté opprimée ne soit jamais mise au menu de quelque oppresseur que ce soit. Dans cette période de carnage, il s’agit de l’obligation éthique la plus profonde.

Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 27 septembre dans le la panel d’ouverture intitulé Penser la libération dans une colonie de peuplement achevée, et non achevée.

Les photos ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD). 

NOTES


1. « UN experts warn international order on a knife’s edge, urge States to comply with ICJ Advisory Opinion », OHCHR, 18 septembre 2024. ↩

2. « MESA Board Joint Statement with CAF regarding the ongoing genocidal violence against the Palestinian people and their cultural heritage in Gaza », Middle East Studies Association, 11 mars 2024. ↩

3. Ce n’est qu’en avril 2023 que le Vatican a jugé bon de renoncer à la « doctrine de la découverte » en raison de son incapacité à reconnaître l’humanité inhérente des nations autochtones et dans le but de promouvoir le « respect mutuel et le dialogue ». Bien que cette décision, prise avec 500 ans de retard, n’ait pas permis au Vatican de présenter des excuses appropriées pour des siècles de pillage, de colonisation, d’esclavage et de déshumanisation, ni, de manière cruciale, de discuter des exigences légales et morales concernant les réparations et la justice, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones a, comme à son habitude, chaleureusement salué cette décision « dans le cadre d’un processus de réconciliation entre les peuples autochtones et les États coloniaux ». Voir « UN expert hails Vatican rejection of ‘Doctrine of Discovery’, urges States to follow suit », OHCHR, 6 avril 2023. ↩

4.  « A Two States Solution is Not the Key to Peace », The New Internationalist, 2 janvier 2014. ↩

5. Naomi Klein, « The Iron Dome is global – and so is the resistance », Red Pepper, 2 mars 2024. ↩

6. Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, Marseille : Agone, 2021, p. 29-30. Aussi paru aux Éditions de la rue Dorion, Montréal, 2021.↩