13 Avr Autonomie, reconnaissance, mouvement
Par ANGELA MITROPOULOS
Publié le 13 avril 2020
Ce texte est pour moi la trace écrite de discussions et, dans une certaine mesure, d’un débat. Il a été rédigé durant les années qui ont suivi les manifestations et les évasions du centre de détention pour personnes migrantes de Woomera en 2002. Quelque mille personnes s’étaient alors rendues à la prison située dans une ville désertique et isolée du sud de l’Australie — un lieu où des détenu·e·s manifestaient sans cesse, localisé sur des terres autochtones, près d’une installation militaire américano-australienne et d’un terrain d’essai de missiles nucléaires — pour y établir un camp de protestation pendant environ quatre jours. Alors que des détenu·e·s manifestaient sur le toit d’un des bâtiments, nous avons ouvert un chemin pour les rejoindre, des clôtures ont été abattues, des barreaux ont été écartés de force, puis un certain nombre de personnes se sont échappées, ont été cachées dans le camp au moment où la police installait des barrages routiers, et enfin des démarches ont été entreprises pour obtenir leur libération. La manifestation de Woomera étaient une action décentralisée qui respectait la diversité de tactiques et qui n’étaient pas le résultat d’une décision émanant du camp dans son ensemble — une manifestation non souveraine qui cherchait à être conséquente dans un contexte où la représentation et la décision politiques sont généralement réservées aux personnes détenant la citoyenneté, mais aussi une tactique qui échappait à la surveillance policière. Ce texte reflète cet esprit dans l’accent mis sur l’aléatoire et dans la critique de la politique de représentation qui reproduit tacitement le nationalisme au sein de la gauche, même dans le contexte des protestations autour de l’immigration. Il questionne la façon dont les citoyen·ne·s (et les universitaires) simulent ou revendiquent le leadership de mouvements dont ils et elles ne font pas partie et dans lesquels ils et elles n’ont aucun intérêt matériel — ce faisant, ce texte tend à reconnecter la conception conventionnelle des mouvements à leur dimension physique plutôt qu’à la métaphysique du politique. — AM
En 1964, Mario Tronti mettait de l’avant une analyse de l’autonomie de la classe ouvrière à laquelle serait associée — pas toujours avec justesse — l’intégralité d’une période en Italie et de ses milieux politiques radicaux. Son raisonnement allait à peu près comme suit : alors que les capitalistes ont nécessairement besoin de s’équiper des appareils d’État pour s’engager dans la lutte des classes, les luttes de la classe ouvrière, elles, peuvent se passer de toutes formes de représentation, et ce, à tous les niveaux. Dans Lénine en Angleterre, Tronti rejettent les allégations selon lesquelles il y aurait « nécessité de la médiation ouvrière », insistant, au contraire, sur le fait que l’État correspondrait plutôt à la subjectivité capitaliste en tant que telle1. Autrement dit : la subjectivation du capital passe autant par les lois que par les besoins pris en charge par le droit et l’État, tandis que les luttes de la classe ouvrière sont indéterminées, sans pour autant être aléatoires.
De plus, pour Tronti, « le commencement c’est la lutte de la classe ouvrière. Au stade du capital social avancé, le développement capitaliste est subordonné aux luttes ouvrières, vient après elles ; il doit leur faire correspondre jusqu’au mécanisme politique qu’est la production elle-même. » À titre d’exemple, Tronti affirmait que l’unification d’un marché global avait été imposée au capital par l’unité des mouvements de la classe ouvrière à l’échelle mondiale. Il qualifiera plus tard cette unité de « stratégie du refus »2. Contrairement à ce qu’en pensait l’orthodoxie socialiste, ce n’est pas la fin de la lutte des classes que Tronti entrevoyait dans le rejet du travail, dans la non-coopération généralisée et dans la désertion des formes traditionnelles de représentation de la classe ouvrière (comme les syndicats et les partis) qui caractérisaient les années 1960 en Europe et ailleurs, mais plutôt une stratégie différente. Rétrospectivement et en se référant aux discussions théoriques qui se déroulaient en français à la même époque, Franco Berardi décrivait cette perspective comme « l’émancipation vis-à-vis du concept hégélien de sujet ». Selon lui, l’innovation de Potere Operaio et d’Autonomia dans leur analyse de la composition de classe résidait dans une compréhension renouvelée de la classe, considérée non plus comme un « concept ontologique, mais plutôt comme un vecteur »3. Ainsi, il n’existerait pas d’organisation ou de forme de lutte qui, par essence, serait valable pour tous les contextes, mais plutôt des mouvements et des compositions.
Plus récemment et au-delà des frontières de l’Europe, le thème de l’autonomie est devenu un élément central dans les discussions à propos de la migration, de la défense des frontières et du capital global. Dans ce contexte, on en est venu — parce que la conjoncture de la « mondialisation » s’imposait dans les débats — à produire une analyse stratégique accordant une plus grande importance aux mouvements de population qu’à ceux du capital4. Alors que les mouvements de protestation dit « anti-mondialisation » commençaient à prendre de l’ampleur à la fin des années 1990, les débats portant sur l’analyse de la « mondialisation » s’intensifiaient eux aussi. À partir de 1999, une perspective s’est imposée — à la fois sous-entendue et diffusée par la désignation des manifestations anti-sommet en tant que campagnes « anti-mondialisation » — sous une perspective selon laquelle « l’unification » du marché mondial se faisait aux dépens des États-nations, ceux-ci considérés comme la condition nécessaire à la défense (et/ou à la représentation) de la classe ouvrière contre le capital. En fait, pour être plus précise, le concept de classe était depuis longtemps relégué à l’arrière-plan ou redéfini à travers celui de « peuple » de sorte que l’on opposait les États-nations au capital global dans un geste tout aussi amnésique sur le plan historique qu’intenable sur le plan analytique.
En d’autres termes, c’est un raisonnement contraire à celui de Tronti qui a primé, c’est-à-dire que le récit socialiste démocratique conventionnel a prévalu à la fois comme condition et comme résultat de la médiation de ces mouvements de contestations rassemblés en une campagne essentiellement homogène dans sa composition. Et les enjeux qu’une telle médiation soulevait et leurs répercussions n’étaient pas du tout hypothétiques. De Fabel van de Illegaal, une organisation antiraciste néerlandaise, a été parmi les premières à sonner l’alarme quant à la présence de groupes nationalistes et, dans certains cas, de groupes et de tendances explicitement xénophobes gravitant autour des manifestations anti-sommet5. Aux États-Unis, Pat Buchanan et Ralph Nader, dans une alliance indéfectible, ont mobilisé des piles de papier, de photocopieurs et de télécopieurs à Seattle pour les manifestations contre l’Organisation mondiale du commerce en 1999, pendant qu’ATTAC se concentrait sur les mouvements de capitaux et à faire du lobbying pour la mise en place de la taxe Tobin au niveau européen. Mais si aux États-Unis et en Europe, cela a rendu visible la distance habituelle entre les lobbyistes et les manifestant·e·s, distance qui correspond aussi à une différence de positions vis-à-vis de l’État, c’est en 2000 que la démarcation a été nettement tracée lorsque des émeutes ont éclaté et que des évasions massives se sont produites en Australie dans les camps d’internement de personnes migrantes quelques jours avant les manifestations contre le Forum économique mondial qui se tenait à Melbourne6.
Ainsi, contre les appels répétés à l’unité et à la médiation et pour préserver le potentiel politiquement créatif des désaccords irréconciliables, l’un des aspects de la réponse radicale à la configuration nationaliste des manifestations anticapitalistes a été de plaider en faveur de la décentralisation organisationnelle des manifestations anti-sommet. L’autre aspect a été d’insister sur le fait que, historiquement, la mondialisation du travail a précédé la mondialisation de la finance et du commerce. Ceci pourrait expliquer les circonstances, en apparence paradoxales, qui ont conduit, à partir de 1989, à la déréglementation des flux de capitaux et des échanges commerciaux tout en raffermissant la réglementation des mouvements de population. Dans un cas, il s’agissait de stratégies de rattrapage et dans l’autre, de contrôler et de gérer la circulation des biens et des personnes. Pour affirmer que la déterritorialisation se situait du côté du capital, ce qui sous-entend que la territorialisation se situe du côté ouvrier, il a donc fallu ignorer toute l’histoire des luttes contre les enclosures, tout en acceptant un raisonnement en faveur de leur renforcement.
La fuite des capitaux reposent toujours sur l’organisation de marchés séparés et segmentés. Autrement dit, et pour faire écho à la proposition initiale de Tronti : l’unification globale du capital — la « mondialisation » — s’est imposée au capital par un large refus et par la fuite massive de personnes. Cette fuite s’est concrétisée non seulement dans la désertion de l’usine et des syndicats, que Potere Operaio a cherché à analyser dans ses écrits, mais également dans l’exode simultanée des populations de ce qui est communément désigné comme le « Tiers-monde » ; l’exportation autour du globe des poorhouses et des workhouses de l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles étant la véritable signification de la partition en « premier », « second » et « tiers » monde. Les tentatives de restructuration mondiale de la finance et du commerce à la fin du XXe siècle, de même que les régimes frontaliers post-1989 introduits aux États-Unis, en Australie, en Europe et au Canada, sont postérieurs aux mouvements de population de la « périphérie » vers le « centre ». Cela ne veut pas dire qu’il n’existait pas de marché mondial auparavant, ce qui serait aussi absurde que l’idée selon laquelle le marché global n’aurait pas toujours été un système inter-national. Il convient plutôt de noter que ce qu’on a plus récemment appelé la « mondialisation » ne peut s’expliquer qu’en tenant compte de l’histoire récente des mouvements de population qui tentaient d’échapper aux conditions spécifiques d’exploitation mises en place dans l’après-Deuxième Guerre mondiale. En bref, ces conditions sont les suivantes : un système de production fordiste dépourvu des salaires relativement plus élevés qui accompagnaient le modèle à ses débuts et la montée des nationalismes du « Tiers-monde » qui, dans les moments les moins violents, fonctionnaient de plus en plus comme des bantoustans. Il convient de noter que c’est précisément l’échec de cette tentative de contrôler les mouvements de population — afin d’assurer la partition du monde en espaces d’exception et en espaces de normes qui constituaient autrefois la distinction entre le « Premier » et le « Tiers monde » — qui, plus récemment, a précipité le recours à une guerre mondiale qui semble permanente.
En fait, lorsqu’il est question de migration, la notion d’autonomie renferme à la fois une proposition théorique et une perspective politique. Premièrement, elle sous-entend la perspective politico-stratégique selon laquelle les mouvements de population précèdent ceux du capital de même que les politiques de l’État qui confèrent au capital sa subjectivité, tel que souligné plus haut. Elle insiste également sur le fait que la migration est en soi une stratégie — une stratégie entreprise à l’intérieur et à l’encontre des espaces exigus des économies politiques mondiales du travail, du genre et du désir, entre autres7. S’inscrivant dans cette approche, et faisant écho aux travaux antérieurs de Sergio Bologna sur la composition de classe, Yann Moulier-Boutang a noté qu’il ne suffit pas de «regarder seulement la pointe de l’iceberg: les formes institutionnalisées, ou la parole du peuple, la manière dont ils parlent, en supposant que, dès qu’ils ne disent rien, ils n’agissent pas.» Il importe également de tenir compte « des silences, des refus et de la fuite comme quelque chose d’actif »8.
Deuxièmement, l’enjeu que permet de dégager l’attention portée à cette analyse tacite devient évident si l’on considère de quelles manières la politique migratoire est cruciale pour l’organisation de marchés du travail séparés et segmentés aux échelles nationale, régionale et mondiale, notamment en créant des couches de travailleurs et travailleuses illégaux. Par conséquent, la migration, et particulièrement la migration sans papiers et criminalisée, implique des mouvements de population face à des divisions globales qui sont tout autant biopolitiques et affectives qu’elles sont juridiques, économiques et militaires. En ce sens, fuir la misère est alors comparable à une grève pour des augmentations de salaires, à l’abandon du travail par les couches appauvries du marché de l’emploi, dans lesquelles la misère est habituellement considérée comme une condition écologique ou biologique inhérente à ces régions du monde ou aux corps de celles et ceux qui les habitent. Ce qui entre souvent en jeu ici — non seulement dans l’organisation des politiques de l’État, mais aussi dans ses réponses ostensiblement « progressistes » — c’est le racisme, la souveraineté nationale, un espace au sein duquel il devient possible, voire habituel, de décrire les personnes migrantes comme dépourvues d’activité politique et, bien sûr, de militantisme.
Dans le contexte australien, le concept d’autonomie de la migration a été marqué d’une opposition plus explicite au racisme, peut-être parce qu’il faut faire ici beaucoup plus d’efforts pour distinguer l’État-nation des entreprises coloniales, missionnaires et carcérales. Comme l’avance Brett Neilson, « pour s’opposer au racisme, […] il faut d’abord remettre en question le pouvoir constitué de l’État australien et ses formes corrélatives d’identité et de subjectivité ». Dans cette discussion avec Neilson sur les frontières australiennes et européennes, Sandro Mezzadra ajoute qu’il existe une tendance à « dépeindre les personnes qui souffrent des effets de la mondialisation dans les pays du Sud global comme des victimes, leur refusant une position de protagonistes ou de sujets sociaux actifs dans les processus contemporains de transformation mondiale. De ce point de vue, la migration ne serait qu’une des nombreuses catastrophes occasionnées par le néolibéralisme. »9 C’est également la raison pour laquelle l’opportunisme politique à l’œuvre dans les défenses mainstream de la migration implique si souvent la re-victimisation de celles et ceux dont les déplacements ont été criminalisés par l’État. On peut prendre en exemple les nombreuses ONG qui préfèrent représenter les personnes migrantes au teint différent comme des victimes muettes qui, dans la mise en scène de leur incapacité à parler ou à agir, invitent l’observateur et l’observatrice à assumer la tâche de les représenter.
L’enjeu ici n’est pas simplement l’objectivation des personnes migrantes, mais aussi une forme très particulière de subjectivation de la personne non-migrante, à savoir, la construction d’une complicité plus ou moins discrète entre « activiste » et « État », dans laquelle la subjectivité politique est invoquée à condition d’adopter la perspective de l’État — ou d’en être, littéralement, le sujet. De plus, parce qu’elle ne propose ni manifestes, ni programmes et n’a pas de porte-parole, une grande partie de la gauche considère que la migration est exempte de décision et d’action politiques ; ce qui l’autorise à en contrôler l’image et à définir les paramètres de la lutte politique, du mouvement et de la représentation. Ainsi, la forme de la décision politique — ce que signifie l’être et l’agir politique — se confond à la structure de décision souveraine. Au moment où l’armée australienne saisissait le cargo norvégien qui avait rescapé plus de 300 sans-papiers de la noyade, le Premier ministre a résumé avec brio la vanité de la décision souveraine sous la forme d’un slogan électoral : « We will decide who comes here and the circumstances under which they come. »10 Le contre-slogan répandu « Refugees are welcome here »11 a quant à lui reproduit non seulement le mécanisme de classification de la politique migratoire qui oblige l’autre à quémander, mais a en plus positionné le « nous » comme celui qui peut juger de l’éloquence d’une telle plaidoirie et qui jouit de l’autorité d’accueillir, ou non. L’économie affective de la politique migratoire implique de se résigner à accepter l’État en tant que modèle de l’action et la pensée politiques et — plus étonnant encore — à défendre fermement le pouvoir d’exclure accordé par les politiques fondées sur le droit. En d’autres termes, comme le dit Hannah Arendt, le droit de décider qui a des droits et qui n’en a pas, de même que les processus par lesquels l’État souverain et ce qu’il exclut sont constituées12.
L’enjeu de toute politique de contrôle frontalier est le contrôle des frontières du politique. En présentant la migration comme hors du champ du politique, la définition même de ce qu’est un mouvement et de ce qui est politique demeure strictement confinée à la démocratie représentative qui, en retour, constitue un terrain sur lequel la migration est nécessairement contrôlée, réglementée et médiée. Si la démocratie signifie le pouvoir du demos (« le peuple »), les nombreux points morts entourant la définition de ce qui constitue le peuple s’articulent autour d’axes de différenciations anthropologique et raciale à partir desquels, sans hésitation, on situe les limites du monde sensé dans l’humanité et régit le non-humain13.
À cet égard, le concept d’autonomie de la migration n’équivaut pas à dire qu’il n’y a pas de pressions, économiques ou autres, sur la migration et les flux migratoires, comme le supposait Nicholas Bell du Forum civique européen14. Il ne s’agit pas non plus, dans un registre plus philosophique, de la thèse d’un sujet autonome ou non conditionné tel qu’il apparaît dans les œuvres de Kant ou de Locke, où l’autonomie est définie comme la possession de soi. L’autonomie de la migration définit encore moins les contours d’une identité qui appelle à la reconnaissance. Comme Maurizio Ricciardi et Fabio Raimondi l’ont fait valoir, considérer les « personnes migrantes comme des sujets privés de droits et de citoyenneté » signifie qu’on les présente comme les indicateurs d’un déficit politique et de l’inexorable nécessité de l’État-nation15. Dans tous les cas, la notion d’autonomie, comme guide pour appréhender la question migratoire, implique avant tout de ne pas se préoccuper des raisons pour lesquelles un autre souhaite traverser les frontières : elle insiste sur le fait que l’autre est autonome par rapport à soi-même, en particulier là où ce soi-même est le plus susceptible de décider pour l’autre, soit parce que sa propre appartenance n’est pas en cause ou soit afin de prouver qu’elle ne devrait pas l’être. Plus généralement, le concept d’autonomie de la migration permet de faire la démonstration que la politique n’a pas à être la propriété exclusive de l’État et de ceux et celles qui — peut-être implicitement et à force de revendiquer d’y appartenir en tant que sujet qui lui est propre (sa propriété) — peuvent prétendre se réserver la pensée et l’action jugées proprement politiques. Par conséquent, cela revient à défier la mentalité souveraine et la représentativité de ce qui est considéré comme la gauche, la construction même de ce que signifie être militante ou militant ou faire de la politique et reconnaître les mouvements et les luttes en tant que tels.
Une des questions qui s’imposent alors concerne la relation entre le travail cognitif et les mouvements, d’autant plus que cela donne forme à la question de la relation entre reconnaissance et autonomie. Au cours de l’histoire récente de la politique radicale, le concept d’autonomie n’a pas simplement marqué une distance vis-à-vis de l’État, des formes de médiation et de la politique de représentation. Il a plus précisément remis en cause le rôle de reconnaissance assigné au travail cognitif depuis la période fordiste et, ce faisant, celui de gestion et de représentation de la figure de la classe ouvrière16. Car s’il est plus que vraisemblable de considérer que les premiers écrits de Tronti qui rendent comptes de l’autonomie des luttes de la classe ouvrière laissaient présager son apparition plus récente dans les débats entourant la migration, il importe de souligner que, pour Tronti, le sens explicite de l’autonomie demeurait celui d’une autonomie qui n’admettait aucune hétéronomie — à l’exception de ce qui a trait au travail de recherche à effectuer. Cette recherche, selon Tronti, était nécessaire pour « déterminer la forme qui sera prise par une future dictature du prolétariat organisée en classe dirigeante ». Par conséquent, alors qu’il insistait sur le fait que l’existence des luttes de la classe ouvrière était indépendante de ses organisations formelles, que les luttes de la classe ouvrière menaçaient chacune des catégories de l’économie politique, chaque politique de l’État, de même que la réorganisation économique, les moyens par lesquels tout cela pourrait être reconnu et traduit en formes organisationnelles demeurait sur le terrain de la « théorie ».
Peu importe comment le travail cognitif était problématisé par Tronti, ce dernier en est néanmoins venu à lui faire assumer la tâche de la reconnaissance et, ce faisant, à en faire le terrain sur lequel l’autonomie de la classe ouvrière est non seulement définie, mais également constituée, dans un sens très spécifique. Toutefois, si ce qui subsiste des premières analyses de Tronti est moins le « projet de recherche d’une nouvelle pratique marxiste du parti ouvrier » que le concept d’autonomie, c’est en partie parce que l’externalité présumée de la « théorie » par rapport à la « classe ouvrière » subissait alors un changement significatif, qui est par la suite devenu un thème important dans les écrits post-Autonomia. En fait, un tel changement était déjà plus qu’apparent au moment de l’écriture, même s’il était ambivalent. Dans « La stratégie du refus », Tronti soutenait que la culture « est toujours un rapport entre les intellectuels et la société, entre les intellectuels et le peuple, entre les intellectuels et les classes; elle demeure ainsi toujours la médiation entre les contrastes ainsi que leur résolution. » La reformulation de la question du rôle de « l’intellectuel » faisait partie de l’importance que Tronti et d’autres accordaient au passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle: « aujourd’hui que l’usine impose sa réalité, et que le capital lui-même le rappelle dans la production, ces intellectuels deviennent des médiateurs objectifs entre la science et l’industrie: telle est la nouvelle forme que prend le rapport traditionnel entre les intellectuels et le parti. » Tronti soutenait donc qu’il était nécessaire de refuser d’être des intellectuels. En posant la question du passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle, la compréhension même des travailleuses et travailleurs cognitifs en tant que strate distincte et managériale s’est, par la suite et dans ses aspects les plus intéressants, transformée en une analyse des formes d’exploitation du travail cognitif (et immatériel).17
Cependant, si les écrits de Paolo Virno, Maurizio Lazzarato, Antonio Negri et d’autres se sont concentrés plus récemment sur le thème du travail immatériel, la réception de leurs textes, si ce n’est pas leurs analyses elle-mêmes, sont restées sur l’impression du travail cognitif comme site privilégié de la reconnaissance — voire de la constitution même — d’un sujet révolutionnaire. Cela est dû en partie à la continuité du transfert des modèles politiques du léninisme au soi-disant « marxisme autonome », à l’intérieur duquel les formes organisationnelles léninistes sont jugées adéquates pour une époque antérieure, mais pas pour le présent ou, à tout le moins, lorsque la tâche d’analyse consiste à discerner la présence d’un sujet révolutionnaire. Toutefois, cela est également dû à une réticence persistante à traiter le travail cognitif comme un travail — avec ses formes particulières d’exploitation, de subjectivation et de commandement qui doivent, par habitude, façonner une approche envers d’autres types de travail sans tenir compte du monde dans sa totalité. Il devient ici crucial de réitérer une compréhension critique du concept philosophique d’autonomie étant donné que, dans le contexte spécifique du travail cognitif, l’autonomie est intimement liée à l’exploitation. En d’autres termes, c’est précisément à travers un certain degré d’autogestion que le travail cognitif est mobilisé comme travail et est rendu disponible pour l’exploitation.
Augusto Illuminati nous mettait en garde il y a quelque temps à l’effet que « le mouvement d’exode est marqué de manière ambiguë par l’opposition aux idées dominantes et par leur renouvellement moléculaire ». Le terrain de l’autonomie pourrait bien être « les débuts pratiques du communisme », alors que pour d’autres, il équivaut plutôt au « libéralisme du marché »18. En retraçant l’histoire du concept d’autonomie depuis les premiers écrits de Tronti jusqu’à son apparition plus récente dans les discussions sur la migration, on pourrait souligner l’ambivalence même de cette notion en mentionnant un autre thème dominant dans les premiers écrits de Potere Operaio et d’Autonomia, celui d’auto-valorisation. Dans la mesure où l’autonomie signifie quelque chose comme « se donner sa propre loi », l’auto-valorisation signifie « déterminer sa propre valeur ». Il existe une profonde ambivalence autant dans la question du droit que dans celle de la valeur. Les notions radicales de valeur peuvent bien manifester un refus des déterminations de valeur telles qu’elles sont établies ou actuellement reconnues par le capital, mais elles peuvent aussi manifester un effort de possession de soi. Cette dernière proposition conserve des aspects de valorisation nettement capitalistes, qui fonctionnent comme prélude — ou comme aspiration — à un futur échange19. Mais ils peuvent également désigner une tentative d’autonomie par rapport au monde qui correspond aussi, dans un autre sens, à une sorte d’enclosure : la tentative de chercher un abri cognitif contre l’expérience, troublante ou vivifiante, du monde.
Les questions liées à l’internalisation du droit en tant que coutume méritent d’être beaucoup plus approfondies que je ne peux le faire dans le cadre du présent texte, en abordant, par exemple, la relation entre la liberté contractuelle du salaire et la persistance de l’esclavage ou, comment cela infléchit les associations entre, par exemple, les « travailleuses et travailleurs à la chaîne » et les « travailleuses et travailleurs intellectuels », puisque ces derniers doivent (comme dirait Lazzarato) se présenter comme des sujets autonomes et, dans une certaine mesure, autogérer leur propre exploitation20. Plus largement, il n’est sans doute pas nécessaire de rappeler ici la banalité d’un travail cognitif, livré au calcul et à l’échange, qui voit dans les mouvements non pas le potentiel d’alternatives au monde, mais la capacité d’accumuler de la valeur, pour rappeler que le capitalisme demeure caractérisé par l’expropriation.
La question est plus pointue dans la conjoncture actuelle. Il importe de considérer dans quelle mesure une analyse subalterne adopte la posture de « rendre l’invisible visible », autrement dit de céder au rôle de la représentation en tant que terrain exclusif du travail intellectuel et en tant qu’acte réservé au rang des gestionnaires21. Il devient ici évident que, si le concept d’autonomie supposait, dans ses manifestations opéraïstes antérieures, le caractère d’un sujet autosuffisant — autonome vis-à-vis l’État et le capital — il a subi une modification importante en se voyant transposé au débat sur la migration. En d’autres termes, la question ainsi posée est celle de la relation à l’autre, dont la différence, bien que conditionnée par les interprétations et compositions de la classe ouvrière, ne peut y être réduite. Plus largement, la question est celle de qui « nous » sommes et de ce qu’est le monde.
L’autonomie n’est pas la proposition d’une classe ouvrière autosuffisante, mais d’une séparation entre, d’un côté, un travail sur le sens du monde et, de l’autre, les impacts ressentis des mouvements sur le monde. Ou, si vous préférez, l’émancipation du matérialisme aléatoire par rapport à toute représentation donnée de celui-ci, et pas seulement dans les débats entourant les luttes contre les contrôles de la migration22. Néanmoins, le concept d’autonomie de la migration a posé avec force la question de l’association — et de la rupture — entre la définition étatique des mouvements et leur existence dynamique. Dans cette perspective, elle ne marque pas non plus l’espace d’un accomplissement, ni d’une identité politique substantielle dans laquelle la présence d’un sujet révolutionnaire pourrait être reconnue, mais une tension continue dans laquelle la médiation risque toujours de se positionner comme instance de récupération. C’est l’inévitable dilemme qui s’impose au travail cognitif dans la recherche, la lecture, ou simplement dans la réflexion sur le sens du monde.
Traduction par Etienne Simard.
Article paru en anglais dans The Commoner, no. 11 (Spring/Summer 2006) et dans l’ouvrage collectif Constituent Imagination. Militant Investigations, Collective Theorization (AK Press, 2007).
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Hamid Sepahzad.
NOTES
1. « Lenin in England ». D’abord publié dans Classe Operaia en janvier 1964, et republié dans Operai e Capitale, Einaudi, Turin, 1966, p.89-95, sous le titre « A New Style of Political Experiment » (1964).↩
2. [Traduction libre] « The Strategy of the Refusal » Cet essai a été écrit en 1965 comme partie des « Thèses initiales » dans Operai e Capitale, Einaudi, Turin, 1966, p.234-252. L’intégral d’Operai e Capitale a depuis été traduit en anglais et en français et est disponible en ligne : https://www.multitudes.net/category/archives-revues-futur-anterieur-et/bibliotheque-diffuse/operaisme-autonomie/tronti-ouvriers-et-capital↩
3. [Traduction libre] Franco Berardi, « What is the Meaning of Autonomy Today? Subjectivation, Social Composition, Refusal of Work », Multitudes, : https://www.multitudes.net/what-is-the-meaning-of-autonomy↩
4. Angela Mitropoulos, « Virtual is Preamble: The Movements Against the Enclosures », 2004 (1999) : https://s0metim3s.com/2004/07/04/movement-enclosure. Voir aussi la conversation entre Manuela Bojadÿzijev, Serhat Karakayalõ, Vassilis Tsianos (Kanak Attak) et Thomas Atzert et Jost Muller (Subtropen) sur migration et autonomie, de même que « Speaking of Autonomy of Migration » : https://www.kanak-attak.de/ka/text/esf04.html↩
5. Merijn Schoenmaker et Eric Krebbers, « Seattle ’99, marriage party of the Left and the Right? », 1999 : http://www.savanne.ch/right-left-materials/seattle-marriage.html↩
6. Voir Brett Neilson et Angela Mitropoulos, « de Woomera à Baxter, temps exceptionnels et espaces non gouvernementaux », Vacarme, vol.1, no. 34, 2006 : https://www-cairn-info.res.banq.qc.ca/revue-vacarme-2006-1-page-123.htm↩
7. Sabine Hesse, «I am not willing to return home at this time ».↩
8. [Traduction libre] « The Art of Flight », entrevue menée par Stanly Grelet.↩
9. [Traduction libre] Sandro Mezzadra, et Brett Neilson, « Né qui, né altrove – Migration, Detention, Desertion: A Dialogue », Borderlands, Vol.2, No.1, 2003 : http://www.antoniocasella.eu/nume/Mezzadra_Neilson_2003.pdf↩
10. « Nous déciderons qui viendra et dans quelles circonstances. » Cette déclaration du Premier ministre fait référence à l’« affaire du Tampa », qui a entraîné la « solution du Pacifique », une politique qui a impliqué la détention de sans papiers sur l’île de Nauru, entre 2001 et 2007. Une politique similaire a d’ailleurs été remise de l’avant en 2012. Voir Marie-Morgane Le Moël, « L’Australie veut fermer ses camps «offshore» de rétention de clandestins », Le Monde, 26 décembre 2007 : https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2007/12/26/l-australie-veut-fermer-ses-camps-offshore-de-retention-de-clandestins_993480_3216.html et Simon Petite, « Les naufragés de la “ solution du Pacifique “ », Le Temps, 10 novembre 2017 : https://www.letemps.ch/monde/naufrages-solution-pacifique (NdT).↩
11. « Les réfugiés sont les bienvenus ici » (NdT).↩
12. Voir Angela Mitropoulos, « The Barbed End of Human Rights », Borderland, Vol.2, No.1, 2003 : http://www.borderlands.net.au/vol2no1_2003/mitropoulos_barbed.html.↩
13. Voir Giorgio Agamben, The Open : Man and Animal, Stanford, Stanford University Press, 2004.↩
14. « Migration, Autonomy, Exploitation: Questions and Contradictions ».↩
15. [Traduction libre] Ricciardi et Raimondo, « Migrant Labour ».↩
16. Il n’est pas nécessaire ici de réitérer les parallèles managériaux entre les méthodes de production fordistes et, par exemple, la conception léniniste de la relation entre le parti (conçu comme un rassemblement d’intellectuels bourgeois radicalisés) et les masses. Disons seulement que la question la plus intéressante à ce sujet concerne l’arrangement post-fordiste de cette relation, voir par exemple la discussion de Maurizio Lazzarato sur l’organisation du rapport entre commandement et autonomie dans le texte intitulé « Immaterial labour », disponible sur http://www.generation-online.org/c/fcimmateriallabour3.htm (pour la version anglaise) et sur https://www.multitudes.net/Le-concept-de-travail-immateriel (pour la version française).↩
17. Pour une discussion au sujet de la subsomption formelle et réelle et ses implications, voir Jason Read, The Micro-Politics of Capital, New York, SUNY Press, 2003.↩
18. Augosto Illuminati, « Unrepresentable Citizenship », dans Radical Thought in Italy, édité par Paolo Virno et Michael Hardt, Minnesota, University of Minnesota Press, 1996, p.166-185.↩
19. Pour une brève discussion à ce sujet en relation avec l’université et la militarisation de l’intellect, voir Brett Neilson et Angela Mitropoulos, « Universitas, Polemos », Borderlands, Vol.4, No.1, 2005 : http://www.borderlands.net.au/vol4no1_2005/neilsonmitropoulos_polemos.htm↩
20. Pour la première, voir Caffentzis; pour la seconde, voir Mitropoulos, « Precari-us? ». Voir également Franco Barchiesi pour une revue de l’ouvrage de Yann Moulier-Boutang « De l’esclavage au salariat »: http://www.generation-online.org/t/imprisonedbodies.htm↩
21. Pour une discussion plus approfondie sur la manière dont la tâche de « rendre l’invisible visible » s’est déroulée dans les réseaux non frontaliers, voir Angela Mitropoulos, « The micro-physics of theoretical production and border crossings » Borderlands, Vol.3, No.2, 2004 : http://www.borderlands.net.au/vol3no2_2004/mitropoulos_microphysics.htm↩
22. Voir le numéro de Multitudes sur le matérialisme aléatoire de même que celui de la revue Borderlands.↩