23 Nov Et si nous arrêtions de nier que l’avortement implique de tuer ?
Par SOPHIE LEWIS
Publié le 28 novembre 2022
En juin 2022, la Cour suprême américaine invalidait l’arrêt Roe vs Wade qui garantissait le droit à l’avortement aux États-Unis depuis 1973. Face à cette claque au visage, le mouvement féministe n’a pas eu la force de répliquer. La décision de la Cour suprême constitue un rappel important qu’il ne faut pas laisser seul l’État être garant de la protection des droits et que l’obtention d’un droit ne signifie pas la fin d’une lutte. On ne peut se bercer dans l’illusion que de prétendues valeurs nationales, comme on le fait au Canada, garantissent la protection des droits. Ce que l’État accorde, il peut le retirer en tout temps. Devant ce constat d’échec, dont les conséquences n’ont pas fini de se faire sentir, Sophie Lewis suggère que les féministes ont peut-être fait fausse route en niant (ou diminuant) le fait que l’avortement entraîne effectivement la mort. Parce que pour reconnaître le sérieux du travail de gestation, il faut aussi reconnaître le sérieux de son interruption. Au lieu de poursuivre la stratégie pro-choix, Lewis propose de lutter contre la vie imposée. Si la gestation est un travail, une grossesse non désirée constitue du travail forcé. S’y opposer en ayant recours à l’avortement équivaut alors à un geste de violence légitime. — VS
En 2019, j’ai publié une sorte de manifeste – Full Surrogacy Now. Feminism Against Family – qui commence par les mots «Il est incroyable que nous permettions aux fœtus d’être en nous». Les premières pages sont entièrement consacrées au long hymne que je chante au processus de gestation, dans toute son effroyable biologie, tout son sublime quotidien. Tandis que, pour d’autres animaux, la femelle peut souvent librement interrompre ou expulser une grossesse, dans notre espèce, un placenta hyper-invasif met la personne gestante en danger d’hémorragie mortelle. Ainsi verrouillé, notre corps devient un intrépide participant dans un combat de catch (ou un autre sport extrême) qu’il ne peut facilement abandonner. Je propose, à partir de là, de reconsidérer la gestation humaine comme un véritable et, à l’heure actuelle, souvent mortellement dangereux travail, méritant le soutien le plus important. La partie polémique est que, nécessairement, voir la gestation comme un travail implique que forcer quelqu’un·e à porter une grossesse contre son gré est du travail forcé.
De plus, si le travail de la grossesse produit de la vie, alors l’interruption de ce travail – logiquement parlant – produit de la mort. Plutôt que de reculer devant cette idée, je crois que nous devrions l’accepter dans l’effort visant à donner à la gestation le respect qu’elle mérite. Au cours des années qui ont suivi la publication de mon livre, j’ai reçu des dizaines de témoignages de femmes qui ont trouvé les idées qu’il contient profondément salutaires pendant leur grossesse. Des inconnu⸱es m’ont envoyé des photos de Full Surrogacy Now. Feminism Against Family posé à plat dans des maternités. De la même manière, j’ai puisé dans des récits de grossesses hétérodoxes pour étayer mes affirmations.
« Jamais, de ma vie, je n’ai autant été pro-choix que lorsque j’étais enceinte.» écrivait Maggie Nelson dans Les Argonautes, en 2015.
«Et jamais de ma vie je n’ai compris plus nettement ni été plus enthousiaste à l’idée que la vie commence dès la conception. Bien que les féministes ne font jamais d’autocollants pour voitures clamant “c’est un enfant et un choix” [NdT: en référence au slogan anti- ivg «c’est un enfant, pas un choix»], c’est en fait exactement ça, et on le sait. On n’est pas connes ; on comprend les enjeux. Parfois, on choisit la mort… Harry et moi blaguons de temps en temps en disant que les femmes devraient avoir bien plus que vingt semaines – même jusqu’à deux jours après l’accouchement – pour choisir de garder ou non le bébé. (C’est une blague, OK?) »
Je suis d’accord avec Nelson. Il y a quelque chose d’infantilisant à nier le fait que les embryons meurent quand on les arrache des corps dont ils font partie. C’est traiter avec sentimentalité mais sans respect les humain·es gestant·es ou potentiellement-gestant⸱es comme des créatures fondamentalement non-violentes de sous-entendre que nous ne pouvons pas supporter la vérité sur ce que nous faisons lorsque nous nous choisissons d’interrompre. Et c’est faire preuve de condescendance à l’égard des personnes qui avortent que d’insister sur le fait que ça n’est qu’un choix de santé et pas (aussi) la suppression d’un futur enfant. À mon avis, reconnaître que la gestation fabrique une proto-personne nécessite d’admettre que l’avortement tue une proto- personne. Pour rester en vie, un bébé est complètement dépendant des soins humains, mais ses besoins peuvent être remplis par n’importe qui – tandis qu’un fœtus, une proto-personne, est inévitablement dépendante d’une personne spécifique.
Nous humain⸱es, nous tuons, quand c’est nécessaire: les victimes d’agressions tuent parfois en légitime défense, les cibles de persécutions tuent parfois pour la justice – ou pour réduire le nombre de leurs persécuteurs⸱trices – et les colonisé⸱es tuent parfois pour la libération. On a rapporté les histoires de mères vivant dans des conditions épouvantables (notamment en esclavage) qui tuaient leurs enfants par pitié. Bien sûr, ce sont des exemples de violence nécessaire, nés de conditions pour l’abolition desquelles nous luttons. Dans le cas des avortements, il semble probable que les conditions les rendant nécessaires pourraient n’être jamais éliminées, quand bien même les vasectomies devenaient généralisées, et des technologies d’ectogenèse perfectionnées devenaient universellement accessibles. Tant que les humain⸱es feront des grossesses sur cette terre, iels doivent être libres de changer d’avis et ne pas les mener à terme. L’industrie de l’adoption pourrait être révolutionnée, et la protection de l’enfance superbement subventionnée ; indépendamment de tous les soutiens disponibles, personne ne devrait être enceint⸱e involontairement. La science médicale l’affirme : quand des organismes étrangers habitent le corps humain sans être sollicités, on tend à les évacuer.
Lorsqu’un très-aimé membre non-humain de la famille est malade et âgé, beaucoup de maîtres d’animaux décident de ne pas payer les soins médicaux et optent plutôt pour l’euthanasie. C’est une marque de sérieux moral que d’admettre ce que l’on est en train de faire lorsqu’on abat une vache, qu’on «endort» un animal de compagnie, ou d’ailleurs, que l’on euthanasie un parent humain. Selon la philosophe des sciences Donna Haraway, nous devons «vivre avec le trouble» de la violence que nous infligeons, inévitablement, dans nos rapports quotidiens avec toutes les formes de vie, que ce soit à table, sur un champ de bataille, ou dans un laboratoire scientifique. Plutôt que de minimiser le fait de tuer selon un raisonnement moral, ou de prétendre que l’on ne tue pas vraiment, les féministes multi-espèces devraient adhérer, d’après Haraway, au principe éthique, «tu ne rendras point tuable».
Cela pourrait sembler contre-intuitif dans le contexte d’un argument en faveur de l’avortement- comme-choix-de-tuer, mais la distinction entre rendre «tuables» les fœtus, et rendre aisée et déstigmatisée la décision de tuer un fœtus, est très importante. Dans un cas il s’agit d’éjecter quelque chose (un rat de laboratoire, par exemple) de la sphère de ce qui est digne d’être pleuré, grâce à un verdict net et final sur l’autorisation à systématiquement sacrifier sa vie au nom d’une cause supérieure. L’autre cas, tout en étendant l’accès aux moyens de fœticide, ne nécessite pas une telle aseptisation de la violence.
Depuis des millénaires, celleux d’entre nous qui ont aidé un·e ami·e à mettre fin à une grossesse – que ce soit avec des abortifs à base de plantes, des anti-progestatifs, des comprimés contre l’ulcère (NdT : du misoprostol), ou des appareils d’aspirations – sommes bien placé·es pour savoir que quelque chose est tué pendant une évacuation utérine, tout comme une fleur meurt quand elle est cueillie. Mais quel est l’intérêt de reconnaître cela maintenant, à un moment où le droit à l’avortement est si menacé ? Premièrement, il serait difficile de nier que la stratégie euphémistique, d’excuses, lénifiante «pro-choix» n’a pas marché jusqu’à présent. Alors, pourquoi ne pas prendre le risque de défendre ce que nous voulons vraiment, à savoir l’avortement – un bien public clairement établi. La décision imminente de la Cour Suprême nous met dans une situation où nous n’avons plus grand chose à perdre. Plutôt que de s’accrocher désespérément à une stratégie de dernier recours par la défense des droits (à la vie privée plutôt qu’à l’avortement) inscrits dans la jurisprudence Roe vs Wade, nous pourrions envisager ce moment comme une opportunité de redéfinir les termes de la lutte pour l’avortement.
Quelles seraient les conséquences de reconnaître qu’une mort est toujours impliquée dans un avortement ? Avant tout, cela permettrait un combat plus équilibré contre les partisans de la gestation forcée. Quand les mouvements «pro-vie» s’opposent au fœticide en soutenant qu’il tue, les féministes pro-avortement devraient être capable de reconnaître, sans honte, que oui, bien sûr que c’est le cas. Quand on cesse une grossesse, on arrête la vie du produit de notre travail de gestation. Et encore heureux que nous le fassions, car sinon le monde s’affaisserait sous le poids de la vie forcée. C’est une dure réalité pour une société misogyne, attachée à son idéologie de la maternité patriarcale, mais la vérité est que les gestant·es devraient pouvoir décider quels corps iels fabriquent. Ce choix est notre prérogative. Un désir de n’être pas enceint·e est une raison suffisante en elle-même pour tuer un fœtus.
Lorsque nous forçons les anti-avortement à s’opposer explicitement avec cela, nous exposons au grand jour leur logique de subordination des femmes : «Celles qui ont un utérus doivent servir patiemment de réceptacle de vie.» Nous mettons à nu le calcul au cœur de leur vision du monde, qu’ils ne disent explicitement qu’occasionnellement, comme le fait Barbara Beaver, leader pro-vie du Mississippi : «Les mères doivent mourir pour leurs bébés, et non l’inverse».
Les femmes sont des êtres humains et, en tant que telles, elles ne pourront jamais être aussi innocentes que les enfants à naître. Mais l’innocence (comme on le voit chaque fois qu’une victime de violences policières est décrite comme «pas vraiment un ange» par la presse) est une catégorie fondamentalement inhumaine en politique, qui découle des interprétations les plus punitives du christianisme. Dans cet imaginaire, la non-innocence est la caractéristique essentielle de tout ce qui est «déchu», c’est-à-dire, de tout ce qui a connu la vie.
C’est en cela que le natalisme macabre de ceux qui font pression pour accorder légalement aux embryons des droits de patient·es, de personnes, est, au bout du compte, une position anti-vie. Elle ne s’intéresse qu’aux dimensions quantitatives, et non qualitatives de la vie, poursuivant la vie dans son abstraction, et passant à côté de tout ce qui importe dans la vie quand elle est réellement vécue : la vie dans toutes ses particularités.
En fétichisant la nouveauté et en sentimentalisant l’impuissance, les pro-vie se placent impitoyablement contre l’immense majorité de la vie humaine dans ce qui fait sa spécificité. Dans leurs esprits, les fœtus méritent toutes les protections, tandis que nous autres, humain⸱es qui existent effectivement, appartenons à une autre espèce. Nous sommes abandonné·es, responsables de notre sort ; inévitablement compromis·es, parce qu’incarné·es.
Les anti-avortement sacrifient régulièrement la santé et le bonheur de personnes réelles au nom de la survie forcée de personnes potentielles. Il est grand temps que nous passions à l’attaque contre leur écœurante et sacrificielle vision du vitalisme. Notre lutte est un mouvement pro-vie, à maturité. Je ne veux pas vivre dans un monde qui valorise la vie pour elle-même. Je veux vivre dans un monde qui priorise la vie choisie et voulue. Les vies des humain⸱es valent plus que les vies des fœtus.
Traduction par Thalie Barnier et Rachel Colombe pour infokiosque.net
Article paru en anglais sur le site du journal The Nation.
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Florina Sacara.