29 Mar Le genre : entre stratégie d’accumulation et terrain de lutte
Par KAY GABRIEL
Publié le 30 mars 2022
Dans l’une de ses lettres révolutionnaires, Diane Di Prima écrit : « Souvenez-vous que vous pouvez avoir ce que vous demandez, demandez / tout »1. Pour Di Prima, le possible s’ouvre dans l’espace dégagé et composé par la demande. Elle va même jusqu’à rompre la ligne pour le prouver.
Je veux commencer ici, sur le terrain de l’opposition créatrice, où nous découvrons dans nos besoins et nos désirs quelque chose de plus que l’équivalent de la destruction créatrice du monde capitaliste. C’est le potentiel d’un collectif, d’une mutualité enthousiaste. Sa force tient précisément à sa capacité à répondre à nos besoins tels que nous les comprenons, en conceptualisant complètement et de manière anti-ascétique leur possible étendue. Là où les crises du présent — nommons-les : changements climatiques capitalogènes, nationalismes fascistes ou conservateurs, croissance des populations superflues à travers le monde et crise concomitante de la reproduction sociale2 — semblent escamoter l’avenir et nous forcer à nous contenter de quelque chose de « moins pire qu’un cauchemar », notre première force est notre capacité à concevoir des exigences à la hauteur de notre ambition. Leur objectif commun ne doit être rien d’autre qu’une vie digne d’être vécue pour tou·te·s. — KG
Quelle est la contribution de la lutte pour la libération trans à cet horizon communiste? Poser cette question soulève immédiatement la relation controversée entre la lutte des classes et la soi-disant politique identitaire. Dans cet essai, mon objectif est de comprendre la force totalisante, et non particularisante, des mouvements politiques qui partent d’un point de vue ou de l’autre de l’identité sociale. Georg Lukács a introduit la catégorie du point de vue afin de penser les perspectives différentielles sur la totalité capitaliste que permettent les positions de classe. Dans une tentative lukácsienne de rendre compte de la production capitaliste de l’identité sexuelle, Kevin Floyd a soutenu, dans La réification du désir, que cette production identitaire — une réification dans le sens du gel et de la solidification d’une position stable à partir d’un processus historique — permet une connaissance particulière, historiquement située et critique de la totalité capitaliste : « Concevoir la sexualité en termes de réification renvoie à une dynamique sociale qui ouvre des perspectives critiques sur la totalité du capital autant qu’elle en renferme. »3. Je poursuivrai ici un argument analogue dans une perspective spécifiquement transsexuelle. Je dis délibérément transsexuelle, et non trans ou transgenre. Mon objectif est de mettre de l’avant la sphère d’incarnation de la transsexualité — où « incarner » renvoie à la dimension sociale de la signification à laquelle tout corps particulier participe.
Dans le présent essai, j’affirme d’abord que, pour le capital, le régime idéologique du genre fonctionne comme une stratégie d’accumulation. Je soutiens ensuite que le projet de libération trans investit les qualités esthétiques et sensuelles du genre en tant que dimension de l’autonomie corporelle — une dimension intensive de désaliénation — et que cela révèle à son tour sa relation totalisante avec la lutte des classes.
Ces formulations esquissent à grands traits les préoccupations derrière ma démarche. On peut dire qu’il y a, d’un côté, le pôle de l’abjection et, de l’autre, une importante série de désirs et de plaisirs. Je parle d’abjection dans le sens proposé par Rosemary Hennessy : « En dévalorisant certains corps, l’abjection contribue à produire des sujets qui valent moins, c’est-à-dire des sujets qui se privent davantage d’elleux-mêmes dans les relations de travail qui produisent le capital »4.
En ce sens, mon insistance sur le plaisir en fera probablement sourciller quelques-un·e·s : selon un certain « puritanisme gauchiste »5, le plaisir apparaît déjà comme une dimension suspecte de l’expérience, et non sans raison. La principale forme d’apparition du plaisir dans une société de consommation dominée par la tyrannie de la forme-marchandise est la promesse de satisfaction que le capital parasite pour faire circuler les biens et réaliser du profit. À cet égard, le rapport du plaisir à la lutte des classes est au mieux obscur.
Cela dit, relier plaisir et projets de libération du genre fait courir le risque d’une fausse conscience obstinée ou d’un parti-pris pour le type d’expériences esthétiques qui sont uniquement accessibles aux personnes ayant une certaine sécurité matérielle. Parler de genre doit minimalement invoquer un système de différenciation sociale dont la forme d’apparence est avant tout, comme souligné plus haut, une abjection inégalement racialisée et diversement distribuée, dont la fonction pour le capital est de permettre et de maintenir une division inégale du travail. Lorsque le collectif Endnotes présente, par exemple, le genre comme un « malheur » et une « puissante contrainte »6, il identifie correctement, au sein de cette forme de différenciation, son déploiement par le capital et son empreinte comme un certain type de misère.
Par contre, le désir d’un monde où la vie n’est plus aliénée — tel qu’exprimé par le slogan « du pain et des roses » — est, à tout le moins, la demande d’une jouissance pour tou·te·s des types de contingence esthétique que le capital confère aux riches. Ainsi, toute politique véritablement révolutionnaire doit s’orienter vers un avenir radicalement plaisant. Comme le soutient Fredric Jameson, cette orientation recentre nécessairement le corps et ses médiations : « Le plaisir est enfin le consentement de la vie dans le corps, la réconciliation — aussi momentanée soit-elle — avec la nécessité de l’existence physique dans un monde physique »7. En ce sens, la revendication de base des personnes transsexuelles, c’est-à-dire celle d’exercer, dans toute la mesure du possible, leur autonomie sur leurs propres relations à la signification de la différence sexuelle, met au premier plan le plaisir en tant que dimension critique des mouvements sociaux8. Le but d’une telle politique est de considérer le corps comme un terrain de lutte pour la désaliénation intensive du travail intellectuel et manuel. Cette thèse comporte, quant à elle, une certaine portée déterminée aux politiques abolitionnistes : l’abolition de l’abjection genrée et non — du moins, pas de manière abstraite — de la signification genrée. Mais je devance moi-même mon propos.
Le genre comme stratégie d’accumulation
Le moment contemporain étant marqué par un alignement vigoureux entre les appareils étatiques répressifs et le cryptoféminisme de droite9, il est particulièrement critique d’identifier quel pourrait être l’objet d’une politique de genre libératrice. Cela implique de poser le genre comme une dimension à la fois sociale et subjective de l’expérience. Considérons les thèses suivantes :
1. Le genre s’inscrit dans la sphère de l’idéologie — non pas au sens péjoratif de la fausse conscience, mais au sens descriptif de la représentation conceptuelle des relations sociales.
2. En tant que tel, le genre exprime l’empreinte subjective de la symbolisation de la différence sexuelle — cette formulation saisit provisoirement à la fois la liaison subjective du désir et de l’identification, ainsi que les déterminations objectives des formations historiques, structurelles et systémiques qui permettent ces désirs et identifications.
3. Les signifiants secondaires du genre infléchissent constamment, avec d’autres codes sociaux, les relations sociales. En sa qualité d’axe de différence, le genre est donc l’un des instruments par lesquels le capital contraint et exploite inégalement le travail.
La liste partielle que je propose ici rejoint la volonté critique du féminisme marxiste de penser simultanément les dimensions sociales de l’oppression et de l’exploitation. Elle s’inspire de la théorie queer, dans la mesure où les thèses ci-dessus déplacent tout potentiel fondement ontologique des opérations du genre pour faire place et rendre compte de ses origines sociales. Or, bien que purement social, ce phénomène n’admet néanmoins pas toute tentative volontariste de simplement « défaire » sa force déterminante. Par analogie, la forme-valeur est, elle aussi, qu’un produit « du cerveau humain »10. Le défi devient alors de théoriser les structures genrées de la misère et de la violence sans tomber dans la maladroite tentative de réaliser le souhait d’un retrait de la force abstraite et totalisante de l’idéologie — ou même de supplanter le projet de transformation matérialiste du social par une critique de l’idéologie.
Saisir les techniques précises par lesquelles le genre structure le travail et vice versa, confronter le genre en tant que terme médiateur des rapports de classe et de propriété — tout cela résonne en accord avec les analyses de la théorie de la reproduction sociale. Celle-ci part de la perspective critique de Lise Vogel11 selon laquelle l’oppression sociale des femmes découle principalement du fardeau démesuré — maintenu par l’institution historiquement contingente de la famille — de la reproduction de la force de travail, telle que définie par Karl Marx comme la somme des capacités manuelles et intellectuelles des êtres humains12. Dans les mots de Tithi Bhattacharya, « alors que le travail met le système de production capitaliste en mouvement, la TRS [théorie de la reproduction sociale] souligne que la force de travail elle-même est la seule marchandise — « la marchandise particulière » comme l’appelle Marx — produite en dehors du circuit de production marchande »13. La théorie de la reproduction sociale s’articule comme tentative de saisie de cette marchandise unique — afin de comprendre « les processus nécessaires pour la reproduction sociale de la force de travail, à la fois sur le plan biologique et en tant que travailleurs salariés dociles »14. Cela permet de mettre le pied dans ce que Jordy Rosenberg a appelé « l’antre encore plus secret »15 du capital : les sites et institutions — des ménages aux écoles en passant par les prisons — qui reproduisent une force de travail exploitable.
La théorie de la reproduction sociale met à jour une perspective du féminisme autonome des années 70 : la catégorie féminisée du travail reproductif, occultée en sa capacité de travail, participe à l’accumulation capitaliste. Dans son pamphlet classique sur le mouvement pour le salaire au travail ménager, Silvia Federici soutient qu’« exiger que le travail domestique soit rémunéré, c’est refuser que ce travail soit l’expression de notre nature, autrement dit, précisément, le rôle féminin inventé pour nous par le capital »16. Le « nous » de Federici se rompt bien sûr dans les inégalités raciales qui traversent la catégorie « femmes »; de même, la sphère du travail reproductif n’est guère entièrement ni même majoritairement non salariée et encore moins délimitée par les frontières du foyer et de la famille — c’est ce qui fait, plus ou moins, la force de la critique du mouvement du salaire au travail ménager d’Angela Davis17. Or, le point central de l’affirmation de Federici — le capital a « créé des rôles » pour les catégories sociales qu’il abjecte et les utilise comme un levier d’exploitation — rend possible une quatrième thèse, en plus des trois avancées plus haut :
4. Pour le capital, le genre prend la forme d’une stratégie d’accumulation. Il est l’échafaudage idéologique qui soutient une division inégale du travail, structure les pratiques de dépossession et de prédation et conditionne des formes particulières d’exploitation, y compris et surtout celle d’une force de travail reproductif pas ou peu payée.
Mon énoncé reprend ici l’affirmation de Neil Smith selon laquelle la nature — sphère que la société capitaliste sécrète comme idéologiquement différente d’elle-même — fonctionne pour le capital comme une stratégie d’accumulation18. La thèse de Smith découle elle-même de la proposition provocatrice de Donna Haraway selon laquelle, à la lumière de l’avènement du biocapital, le corps fonctionne comme une stratégie d’accumulation19. Pousser cette polémique plus loin vise moins à faire proliférer une liste empirique des diverses tactiques de production de valeur — tactiques qui sont, de toute façon, largement reconnues et enregistrées ailleurs — qu’à mettre en évidence un point commun entre ces différentes stratégies : l’exploitation par la récupération des résidus, ces structures idéologiques et pratiques sociales préexistantes que le capitalisme agrège étroitement en lui-même, en tant qu’extensions de ses propres opérations. Cette stratégie de récupération du résiduel pose un défi théorique aux marxistes : penser l’instrumentalisation du genre par le capital sans réduire le premier au second, dont il serait seulement l’épiphénomène ou, littéralement, la servante.
Cette thèse implique conséquemment que les formes sexuées d’exploitation et de dépossession ne peuvent pas être saisies en se référant uniquement — de façon libérale — à la distinction entre les femmes et les hommes ou même aux identités cis et trans. Considérer le genre comme une stratégie d’accumulation permet de s’aligner sur les approches sensibles aux stratégies de dépossession et de réinscription du genre à travers le colonialisme20. À ce titre, l’imposition et la racialisation simultanées des normes de genre européennes ont historiquement permis l’accumulation primitive et la mise au travail, salarié ou non, violente des peuples colonisés. Hortense Spillers insiste, par exemple, sur le fait que la marchandisation des personnes africaines par le biais de la traite transatlantique des esclaves a pris la forme d’une « neutralisation du genre », qui est « ni féminin, ni masculin, comme les sujets sont pris en compte en tant que quantités »21. Ici, une épistémè de genre prend la forme d’une dépossession par la marchandisation et la tentative de réaliser de la valeur sur la vie humaine. En provincialisant le domestique en tant que site racialisé de reproduction sociale, l’exemple critique de Spillers infléchit et transforme les stratégies privilégiées par le féminisme marxiste à partir de la théorisation du travail non salarié des femmes (blanches) au foyer par une compréhension plus complète et plus précisément historicisée des objets et des processus de l’exploitation sexuée.
L’idéologie et ses antonymes
Dans tous les cas, une espèce d’équivoque entre le capital et le genre est présent dans les discours transphobes — tels que répétés par des personnes aussi politiquement distinctes que les féministes anti-trans, les tenants droitistes de la classe dirigeante et les chéri·e·s de la théorie queer — selon laquelle les personnes transsexuelles renforcent les opérations oppressives du genre via des interventions biomédicales sur le corps que l’on regroupe sous la catégorie de « transition ». Un moralisme secret se cache dans ces différentes attaques. Implicitement ou non, on pose les désirs transsexuels — avoir une certaine relation incarnée à la signification de la différence sexuelle et affirmer une autonomie dans cette relation — comme malavisés, régressifs ou dégoûtants. Dans sa version gauchiste, ce moralisme peut prendre la forme suivante : une fois que le rôle du genre dans la reproduction de ce monde misérable est révélé, à quoi bon la transition de genre, sinon l’enracinement de la force normative de l’hétérosexualité? Suivant cette accusation de mauvaise foi, les désirs transsexuels tiendraient le rôle d’une fausse conscience poussée à l’extrême : ils ne seraient qu’une sensibilité particulière à l’attrait idéologique de la personnalité marchande de genre, qui relèverait d’une ignorance apparemment délibérée à la violence et à la précarité que le genre distribue de manière asymétrique —- comme si les personnes transsexuelles n’étaient pas elles-mêmes soumises de diverses manières violentes à ces effets. Ce moralisme égaré utilise les personnes transsexuelles comme boucs émissaires afin de dissimuler sa propre incapacité à saisir et accepter les racines de l’oppression sexuée dans le présent, telles que fixées par la production capitaliste de la valeur.
Cela dit, le pôle opposé de cette accusation de mauvaise foi se compose d’affirmations antinomiques, selon lesquelles la transition déstabilise, dénaturalise ou défait cette force idéologique, juste comme ça. C’est plus ou moins la thèse de Paul B. Preciado dans Testo Junkie : « Je ne prends pas la testostérone pour me transformer en homme, ni pour transsexualiser mon corps, mais pour trahir ce que la société a voulu faire de moi »22 — des mots écrits, au demeurant tristement célèbres, avant la transition de l’auteur. Preciado n’est toutefois pas le seul à mettre de l’avant cette thèse volontariste, dont sa version confirme tout simplement, sous sa forme la plus dénudée, une certaine tendance de la théorie queer à traiter les diktats sociaux du genre comme quelque chose qui se dénature aussi aisément que des œufs cuisent dans une poêle. Preciado dépasse un code moraliste de valeurs qui pose la transition comme politiquement mauvaise afin de la faire apparaître comme politiquement bonne — sauf que le terme commun entre cette thèse et le moralisme qu’elle rejette est leur attachement à la malléabilité de l’idéologie et à la détermination de l’idéologie sur le sujet.
En effet, le débat se scinde en deux contraires : d’un côté, la transition participe de l’abjection genrée et devrait être, selon Janice Raymond, « moralement annihilée », alors que, de l’autre, la transition subvertit l’abjection genrée et devrait être poursuivie en tant qu’attaque contre les modes normatifs qui limitent les possibles de la subjectivité. Ce n’est pas un hasard si cet antagonisme rappelle les positions contraires des féminismes sex-negative et sex-positive: d’un côté, les désirs sexuels des femmes sont une sorte de coercition idéologique qui vient de l’extérieur et mérite ainsi suspicion, alors que, de l’autre, le plaisir sexuel féminin est un aspect idéologiquement forclos de la vie humaine qui mérite d’être embrassé. Les deux contradictions sont effectivement homologues l’une de l’autre, ayant émergé historiquement des débats féministes de deuxième vague sur l’identité trans, la pornographie et le travail du sexe, au cours des années 70-80. Tous deux ignorent l’habilitation de l’autonomie corporelle en tant que dimension critique de la vie sociale et de la lutte politique, préférant plutôt prescrire les positions correctes à tenir face aux diktats idéologiques. Les deux sont des moralismes et les deux sont également inutiles.
Commençons plutôt par une prémisse anti-moraliste : la transition se rapporte à toute autre chose qu’une position politiquement vertueuse à l’intérieur ou à l’égard de la signification de la différence sexuelle. Dans une intervention largement consultée sur n + 1, Andrea Long Chu affirme que « la transition n’exprime pas la vérité d’une identité mais la force d’un désir »23. Articulant une théorie de la formation des sujets, Chu propose une thèse essentiellement psychanalytique, voire en des termes explicitement psychanalytiques. Or, à un certain niveau d’abstraction lacanienne, l’opposition entre « la vérité d’une identité et la force d’un désir » les transforme en formulations identiques, qui sont unies par la priorité du désir sur le sujet : les désirs médiatisent l’idéal psychique et le Réel irreprésentable de l’expérience sexuelle et incarnée — lien qui permet le développement de la formation du sujet. Prenons, par exemple, la tentative anti-pathologisante d’Oren Gozlan d’aligner le genre sur « le fantasme et l’imagination » :
En psychanalyse, le corps est un corps sexuel et donc relationnel qui interagit avec et est affecté par d’autres corps, qui s’approprie d’autres corps et qui trouve sa propre expérience corporelle à travers sa relation aux autres… Considéré ainsi, le genre peut fonctionner comme un objet transitionnel ou comme un fétiche. Comme le fétiche, le genre ne peut pas être abandonné; cependant, comme l’objet transitionnel, il fournit une zone d’expérience intermédiaire entre la découverte et la création, entre l’expérience subjective et partagée24.
En d’autres mots, le genre est « un objet fantasmatique intermédiaire entre les pulsions et la réalité sociale… une construction qui lie, par le fantasme, le sujet et l’objet »25.
Les personnes transsexuelles ne sont donc pas les seules à entretenir une relation de désir envers leur propre relation incarnée au genre et à la sexualité — bien au contraire. Gozlan écrit que « chaque disposition de genre porte un noyau d’impuissance, d’anxiété et de culpabilité et est ainsi vulnérable à la dissociation, au clivage et à l’idéalisation »26. Les personnes non-transsexuelles sont également acculées à la subjectivité par les opérations idéologiques du genre; la non-transition exprime aussi la force d’un désir. La pathologisation spécifique des désirs transsexuels marque — et re-sexualise — seulement les configurations de genre suivant la force normative de l’histoire de la clinique27, ce qui confirme la rengaine althussérienne qu’« être dans l’idéologie ne vaut que pour les autres, jamais pour soi »28.
En bref, le genre nomme, à l’échelle du sujet, un désir qui sert d’intermédiaire entre les pulsions et le réel — entre l’idée et l’actualité. Il ne s’agit pas d’une défense du libertinage ou d’une indulgence antisociale envers l’éthiquement suspect et le quiétisme politique. Les désirs transsexuels ne sont ni bons ni mauvais : ils sont réels. L’idéologie n’a pas d’antonyme et les décisions ultimement esthétiques qui marquent la conformité ou la dérogation aux préceptes des normes de genre sont, dans tous les sens possibles, immatérielles. La question cruciale n’est donc pas de savoir si les désirs transsexuels sont convenablement contre-idéologiques, mais de savoir ce qui doit être fait étant donné que nous avons les désirs que nous avons. Quelles exigences posent-ils à la structure du monde tel qu’il est? Comment se rapportent-ils et s’opposent-ils à l’instrumentalisation du genre par l’accumulation? Quand une politique trans quitte le bras de fer de la vertu politique des désirs pour investir le monde matériel des forces qui précarisent nos vies et celles des autres, quelles ressources trouvons-nous pour la libération et la solidarité?
Les personnes transsexuelles dans l’antre encore plus secret du capital
Toute réponse provisoire à ces questions doit s’articuler à partir des vies trans telles qu’elles sont réellement et matériellement vécues. Comment l’abjection asymétrique des personnes transsexuelles participe-t-elle du déploiement capitaliste du genre en tant que stratégie d’accumulation? Hennessy attire notre attention sur le rôle de l’abjection dans l’approfondissement de l’exploitation au sein du procès de travail, mais la force de sa perspective ne s’arrête pas là. Hennessy affirme qu’il faut comprendre l’identité sociale comme une « seconde peau »29. Les signifiants secondaires de cette identité infléchissent les relations sociales suivant les manœuvres intangibles et souvent inconscientes de l’idéologie au sens large. En ce sens, l’abjection ne se limite pas au travail salarié, au sein duquel elle se manifeste notamment par des salaires inférieurs, de plus longues heures et de moins bonnes conditions de travail, mais se prolonge dans une précarité quant aux possibilités d’obtenir ou de conserver un emploi, de même qu’un accès sûr aux moyens de subsistance — le logement, les soins de santé, l’éducation.
L’abjection ne concerne donc pas seulement ce que l’on fait pour un salaire, mais aussi le chômage, la précarité sociale et le sous-emploi qui s’en suivent. Trish Salah met l’accent sur la « crise de classification par laquelle la suspicion quant au statut ontologique (sexué) du sujet trans peut empêcher l’attribution de valeur; certes, la difficulté des personnes trans non passing à accéder à un emploi rémunéré au sein de l’économie légale est directement liée à la répudiation transphobe non seulement du sexe d’identification des personnes trans, mais de leur valeur en tant que personnes au sein du sexe d’affectation »30. L’insistance de Salah sur la relation entre le travail salarié et le passing révèle la perspective critique selon laquelle la vulnérabilité à l’abjection phobique suit la découverte, la divulgation et/ou la lisibilité du statut trans — le moment d’une rencontre sociale où la « seconde peau » de l’identité devient perceptible.
Cet impact de l’abjection phobique s’étend au-delà de la relation salariale dans la sphère de la reproduction, en limitant de diverses manières la capacité des personnes transsexuelles à se reproduire. Compte tenu du rôle critique de la famille dans la régulation de la reproduction sociale — un rôle qui, à la suite de Mohandesi et Teitelman31, n’a fait que s’étendre dans la « crise de la reproduction sociale » qui marque le Nord global après les années 1980 — l’exclusion inégale des personnes trans de l’unité familiale exacerbe encore plus leur précarité sociale. Comme l’écrit Kate Doyle Griffiths, « dans les interstices des gains en droits, de l’élaboration de réseaux familiaux et du contrecoup de la droite, les queers deviennent les « dernier·e·s embauché·e·s, premier·e·s licencié·e·s » de la famille… une catégorie facultative de l’armée de réserve de travailleur·euse·s reproductif·ve·s d’une classe ouvrière de plus en plus poussée à se reproduire par elle-même »32. Ces remarques de Griffith concernent particulièrement les personnes transsexuelles, qui ne peuvent généralement pas éviter de divulguer leur statut de trans aux membres de leur famille.
Appelons cela une mobilité descendante incohérente, qui est, en pratique, très racialisée33. Cette mobilité marque particulièrement l’alignement historique entre les personnes transsexuelles et l’économie souterraine, le travail du sexe avant tout. Il ne s’agit pas de répéter le mythe stigmatisant selon lequel le travail du sexe est, comme le contestent Nihils Rev et Fiona Mae Geist, un « travail de dernier recours »34. Au contraire, les barrières à l’emploi légal, ainsi que le codage idéologique des corps lisiblement transsexuels en tant que marchandises sexuelles — voire le visage illicite et privé de l’abjection publique des incarnations trans — rendent possible l’industrie du sexe trans : un domaine caractérisé par une criminalisation inégale et une vulnérabilité vis-à-vis des préjudices, qui « offre néanmoins, avec peu de barrières, une plus grande autonomie et stabilité financières par rapport aux lieux de travail plus traditionnels »35. Monica Forrester, Jamie-Lee Hamilton, Mirha-Soleil Ross et Viviane Namaste affirment que « l’histoire de la transsexualité est une histoire de la prostitution »36, en soulignant que les enclaves sociales qui ont historiquement permis la mise en place des communautés trans sont fondées sur les luttes politiques des travailleur.euse.s du sexe trans : une catégorie composée en grande partie de femmes de couleur37.
La thèse selon laquelle l’histoire de la transsexualité est une histoire du travail du sexe permet de développer deux perspectives critiques : d’une part, les personnes transexuelles sont, sous la forme du travail du sexe, une catégorie jetable de l’armée de réserve de travailleur·euse·s reproductif·ve·s du capital. Hennessy souligne l’effet de la « féminisation » sur l’achat et la vente de la force de travail : « tous les sujets qui transgressent cette distribution prescrite des corps genrés sont féminisés, qu’iels soient hommes ou femmes… Être féminisé, c’est porter sur la seconde peau que l’on incarne la marque d’une (dé)valorisation, qui est en effet très précieuse pour le capital »38. Le travail du sexe est ainsi la principale forme que le travail féminisé a historiquement prise pour les personnes transsexuelles — bien que de manière différente selon la race, la situation géographique, le statut transmasculin ou transféminin et d’autres facteurs sociologiques. Or, d’autre part, du point de vue du travail, la condition fondamentale de l’émergence de communautés trans actives culturellement et mobilisées politiquement, qui sont capables de déterminer ce dont nous avons besoin et d’identifier des moyens de pression en solidarité avec d’autres mouvements sociaux, est le travail du sexe.
Ancrer une politique de libération trans dans sa configuration historique aux côtés et au sein du travail du sexe permet de contourner à la fois (1) l’épistémologie de la clinique et son insistance sur l’authenticité et la pertinence des désirs transsexuels et (2) l’homonationalisme transfléchi qui émerge en se concentrant étroitement sur les droits et la représentation en vue d’une amélioration de la vie des sujets bourgeois blancs au cœur de l’empire39. Il s’agit précisément de cadrer la politique du côté de celleux qui n’ont que leur force de travail à vendre — afin de déterminer, du point de vue du travail, les coordonnées à partir desquelles les besoins et les exigences d’une politique trans infléchissent et sont infléchis par la lutte des classes.
Hédonisme utopique et hédonisme scientifique
Quelles pourraient être les revendications d’une telle politique? Commençons par une liste provisoire : d’abord, la décriminalisation du travail du sexe, l’abolition des prisons et des frontières, la gratuité de tous les soins de santé, l’universalisation du logement, l’affirmation systématique de l’autonomie et du développement des enfants et des adolescent·e·s et la socialisation des soins reproductifs, y compris les soins aux personnes âgées40.
Or, en complément, je veux insister sur le fait que les revendications d’autonomie des personnes transsexuelles vis-à-vis de nos configurations d’incarnation et de sexualité relèvent, même si elles reposent sur des interventions sociales ou médicales, d’une importante catégorie de désirs et de plaisirs, dont le noyau utopique est la revendication du corps comme site d’affirmation qui s’oppose et dépasse la routine de l’abjection. D’une part, désigner le plaisir comme un terrain de lutte politique permet de reconnaître, avec Jameson, l’inévitabilité de la vie sensible dans un monde matériel. Avoir faim, être fatigué·e, avoir des douleurs chroniques ou être constamment malheureux·se, avoir peur ou tout simplement s’ennuyer — ces textures du quotidien comptent politiquement, ne serait-ce que parce qu’elles nomment les misères qu’une classe inflige à une autre pour avoir de la nourriture, du repos, de la santé, de la sécurité, de la compagnie ou des expériences esthétiques. Adopter une position ascétique vis-à-vis de ces dimensions de l’expérience ne suffit pas : pourquoi l’objet de notre rêve révolutionnaire ne devrait-il pas inclure un monde où chacun·e peut vivre une vie pleine et désaliénée41 — aller à la pêche l’après-midi, faire de la critique après le repas?
Cet hédonisme transsexuel désigne toutefois plus que la sensualité. « La transsexualité nous fait peur », écrit le poète Stephen Ira. « Elle avoue à quel point / la beauté compte dans la vie ». Un hédonisme transsexuel reconnaît que la signification de la différence sexuelle médiatise toutes les relations individuelles dans le monde social, y compris la relation à soi-même; il souligne que l’incarnation est à la fois la médiation de ce monde social et l’habilitation d’une agentivité et d’une autonomie d’interventions désirantes sur ce processus de médiation. Enfin, contre l’intérêt farouche envers la mise en spectacle de la souffrance trans, sur laquelle les industries culturelles ont impitoyablement capitalisé depuis le soi-disant point de basculement42, un tel hédonisme politique suggère plutôt que les sujets de la libération trans ne sont pas les victimes passives de leurs propres soi-disant pathologies, mais plutôt des sujets politiques qui savent plus ou moins exactement ce dont iels ont besoin et qui ont bien l’intention de s’en assurer l’accès, et ce, en solidarité les un·e·s avec les autres, dans un mouvement de gauche plus large.
Comme mentionné plus haut, mon insistance sur le plaisir comme enjeu politique va probablement bouleverser une certaine conscience de gauche qui voit seulement la différence sexuelle comme un ensemble de différentes stratégies d’extraction de plus-value. Or, le motif de cette affaire est en partie un résidu de la transphobie qui dominait auparavant et se révèle étonnement robuste : les féminismes qui ont mis l’accent sur l’image supposément pornographique et révoltante des personnes transsexuelles qui prennent plaisir en leurs corps ou les objectivations de la catégorie démystifiée de Ray Blanchard de la femme trans autogynéphile qui tire seulement sa satisfaction sexuelle de sa propre féminisation.
À leurs manières, ces fantasmes rejoignent le puritanisme gauchiste décrit par Jameson dans la production d’une profonde suspicion envers le plaisir — en tant que, par exemple, fondement mental de l’impératif civique du capitalisme tardif à consommer et à apprécier cette consommation. En réponse au double lien entre cette ascèse insensée et la non-politique du loisir bourgeois, Jameson insiste sur la fonction allégorique du plaisir, sa capacité à suggérer les dimensions d’un monde social transformé : « Le droit à un plaisir spécifique, à une jouissance spécifique des potentialités du corps matériel — pour ne pas rester seulement cela, pour devenir véritablement politique… — doit toujours d’une manière ou d’une autre pouvoir faire figure de transformation des relations sociales dans leur ensemble »43.
En tant qu’impératif sur la consommation, l’affirmation de Jameson place la barre un peu haute (genre : ok, papa). Or, je pense que la force d’un recadrage du plaisir dans sa fonction allégorique consiste plutôt à redonner du plaisir au projet révolutionnaire que Kristin Ross a récemment appelé le « luxe communal ». Pour Ross, le slogan du luxe communal s’oppose au luxe bourgeois des biens de consommation en imaginant un monde « où chacun·e aurait sa part du meilleur »44. Suivant l’approche de Jameson, le plaisir a au moins le potentiel de transmettre la force de ce slogan à l’image d’un monde pensé autrement.
Dans cette perspective, l’esthétique devient un enjeu tout à fait différent du bras de fer entre des configurations supposément idéologiques et contre-idéologiques des corps et de leurs sensations. Pour les personnes transsexuelles, ce projet esthétique est fondamentalement incarné — c’est-à-dire social, mais irréductiblement médiatisé par le corps. L’exigence minimale d’affirmer son autonomie sur sa propre disposition sexuée porte sur la capacité du corps à être une source de plaisir continu au-delà de l’aliénation quotidienne et contre elle. Il va sans dire que l’horizon libérateur d’une vie de plaisir désaliénée compte pour les personnes transsexuelles et non-transsexuelles. Un point de vue spécifiquement transsexuel révèle alors, pour une politique de genre libératrice, la perspective selon laquelle le corps, y compris ses capacités dans la signification de la différence sexuelle, est un lieu indispensable de lutte pour la création d’un monde et d’une vie sans aliénation accessibles à tou·te·s. Là où Bhattacharya insiste sur le fait que « la demande de ces communautés [ouvrières] d’agrandir leur « cercle [de] jouissances » est donc une exigence de classe vitale »45, la mise en avant du corps comme médiation entre le désir et le social apparaît comme le côté intensif de cette demande extensive.
Le genre et son dépassement
Le désir de toute politique de gauche révolutionnaire doit être celui d’un monde où ces politiques ne sont plus nécessaires — où tous les outils à notre disposition pour analyser le capital et les relations coloniales n’ont plus d’objet d’analyse. En un mot, la fin théorique de tout marxisme est sa propre Aufhebung. Ainsi, lorsque je suggère que la dimension esthétique de la libération trans permet à la fois de révéler certaines coordonnées de la lutte politique du présent et de s’orienter vers un avenir radicalement plaisant, je veux aussi dire que l’horizon d’un tel hédonisme appartient nécessairement à un monde où l’esthétique ne se distinguerait pas de la vie en tant que telle. Cela rejoint l’horizon identifié par le collectif Endnotes, celui d’« une vie où toutes les sphères d’activité séparées ont été abolies »46.
Mon projet ici a consisté à identifier, d’une certaine façon, les opérations du genre à deux échelles différentes — l’échelle subjective des relations interpersonnelles et l’échelle de l’économie politique — et à insister sur le fait qu’une de ces échelles permet de penser les déterminations de l’autre, ainsi que les dimensions des luttes de libération au sein de ces deux échelles. En ce sens, ce projet s’accorde avec l’abolition du genre au point de fuite d’un monde où, comme le déclare le Manifeste Xénoféministe, « les traits actuellement rassemblés sous l’étiquette du genre ne serviraient plus de grille pour un fonctionnement asymétrique du pouvoir »47. Au point le plus utopique du monde pour lequel nous luttons, il est possible d’imaginer que la signification de la différence sexuelle n’aurait d’importance qu’au niveau de la contingence. Si nous comprenons l’abolition comme une Aufhebung et non comme une évacuation, nous commençons à saisir le projet de libération trans au sens lukácsien d’un « mouvement médiateur du présent vers l’avenir »48.
Cependant, je veux ici suggérer un dépassement de la compréhension de l’abolition telle que théorisée par Endnotes dans l’essai « Logic of Gender », et ce, sur la base des arguments que j’ai fournis plus haut. J’ai soutenu qu’à l’échelle des relations subjectives, le genre nomme l’empreinte de la symbolisation de la différence sexuelle : un désir qui sert d’intermédiaire entre les pulsions et la réalité et révèle ainsi une orientation esthétique envers le monde qui, à l’échelle de la lutte politique, permet de déterminer certaines des coordonnées de la libération.
Endnotes propose une formulation quelque peu différente, sinon entièrement concurrente : le genre nomme simplement « une séparation entre les sphères [sociales] »49 en tant que médiation de la production de valeur. Le collectif distingue les domaines des activités directement et indirectement médiées par le marché. Le genre nomme ainsi « l’ancrage d’un certain groupe d’individus dans une sphère spécifique d’activités sociales. Le résultat de ce processus d’ancrage est en même temps la reproduction continue de deux genres séparés »50. À ce titre, le genre se révèle être strictement une abstraction réelle marxienne par analogie avec la forme-valeur, au sein de laquelle le sexe du corps matériel occupe la position de la valeur d’usage. L’analogie génère un impératif d’abolition, « tout comme la valeur d’échange et la valeur d’usage devront toutes deux être abolies dans le processus de communisation »51. Faisant appel à l’idiome de Butler, Endnotes avance une affirmation essentiellement hégélienne selon laquelle la dénaturalisation du genre permet une forme de conscience de ses opérations : « le processus de dénaturalisation crée la possibilité que le genre apparaisse comme une contrainte extérieure. Cela ne veut pas dire que la contrainte de genre est moins puissante qu’avant, mais qu’elle peut désormais être vue comme une contrainte, c’est-à-dire comme quelque chose d’extérieur à soi qu’il est possible d’abolir »52.
En tant que camarade sensible au réalisme clairvoyant d’Endnotes vis-à-vis des misères du présent, je conteste la synonymisation du genre et de la production de valeur, qui évite le sujet ou plutôt toute l’échelle subjective. Endnotes nous permet de saisir l’instrumentalisation du genre par le capital en tant que stratégie d’accumulation, mais fait l’erreur critique que j’ai évoquée plus haut : comprendre le genre comme un simple accessoire et épiphénomène de l’économie politique capitaliste. Ce récit soulève un certain nombre de problèmes, à la fois analytiques et politiques. Analytiquement, il ne tient pas compte du moment subjectif en tant que dimension irréductible de l’expérience ou comme site de désirs politiquement infléchis. Il opère également à partir d’une conception présentiste du genre, qui pose problème à la fois pour rendre compte de l’histoire et pour imaginer une politique future : identifier le genre seulement en fonction de la forme-valeur offre peu de ressources pour penser le genre avant et en dehors de la domination globale du capital et des relations coloniales. De plus, si le genre n’est qu’un instrument de la production de valeur et partage donc absolument son destin, agir sur la différence de genre ou maintenir une relation désirante envers elle peut alors seulement prendre la forme d’une fausse conscience, l’étreinte politiquement erronée d’une « contrainte extérieure ».
Comme souligné plus haut, le diagnostic de fausse conscience tend, au mieux, vers une méconnaissance sympathique des désirs transsexuels et, au pire, vers une accusation antipathique selon laquelle les personnes trans, insuffisamment critiques de l’abjection genrée, sont « plus catholiques que le pape ». Ma thèse est moins que le collectif avance un argument hostile que le fait que son récit de l’abjection genrée n’est pas assez attentif et s’éloigne des enjeux d’autonomie corporelle mis de l’avant et soulignés par la libération trans.
En effet, Endnotes souligne correctement que le capital instrumentalise le genre et comment il le fait, mais en tire une conclusion erronée : le capital utilise le genre pour exploiter les gens, par conséquent, l’objet de l’abolition n’est pas cette instrumentalisation pour l’exploitation, mais le genre lui-même. En définitive, je soutiens que réfléchir au genre purement en termes d’abjection témoigne en quelque sorte d’un échec de l’imagination en ce qui concerne le remaniement libérateur des rapports de genre et de sexe qui est coextensif à tout projet révolutionnaire pour lequel il vaut la peine de lutter.
En effet, Endnotes souligne correctement que le capital instrumentalise le genre et comment il le fait, mais en tire une conclusion erronée : le capital utilise le genre pour exploiter les gens, par conséquent, l’objet de l’abolition n’est pas cette instrumentalisation pour l’exploitation, mais le genre lui-même53. En définitive, je soutiens que réfléchir au genre purement en termes d’abjection témoigne en quelque sorte d’un échec de l’imagination en ce qui concerne le remaniement libérateur des rapports de genre et de sexe qui est coextensif à tout projet révolutionnaire pour lequel il vaut la peine de lutter.
Envisageons une autre mise en scène de l’abolition. Jules Joanne Gleeson identifie utilement les racines des abolitionnismes contemporains chez les penseur.euse.s de la libération homosexuelle, dont Mario Mieli et Monique Wittig54. Les Éléments de critique homosexuelle de Mieli avancent une « transsexualité »55 idiomatique en tant que mode de récupération de capacités étendues sous le régime d’une perversité polymorphe. Certaines de ses formulations peuvent embarrasser — pensez aux considérations de Guy Hocquenghem, le camarade de Mieli, sur l’universalité anticapitaliste de l’érotisme anal56. Or, Mieli s’applique de manière instructive à un utopisme hédoniste à chaque tournant, définissant le « mouvement homosexuel révolutionnaire » à travers ses « plaisirs spécifiques »57. Il appréhende d’ailleurs le plaisir comme prenant place non seulement à travers la libération de la sexualité — bien qu’il considère clairement la dépénalisation de l’érotisme public comme une exigence de libération homosexuelle58 — mais aussi par les transgressions proscrites de la drag, une autre « dimension cachée par le tabou »59. Les Éléments de critique homosexuelle soutiennent l’argument que j’ai avancé plus haut : une politique révolutionnaire du genre et de la sexualité doit mettre au premier plan l’autonomie des capacités du corps dans la signification de la différence sexuelle comme éléments de la lutte pour la désaliénation intensive. Mieli va jusqu’à affirmer:
…que la conquête de la transsexualité passe nécessairement par le mouvement des femmes et la libération complète de l’homoérotisme, mais aussi des autres composantes de l’érotisme polymorphe de l’être humain. Par ailleurs, l’idéal utopique de la transsexualité ne peut s’entendre comme « utopie concrète » qu’à condition qu’il nous fasse sortir de la dialectique concrète actuelle entre les sexes et entre les diférentes tendances sexuelles (notamment entre hétérosexualité et homosexualité) et qu’il nous en éloigne. Les sujets historiques qui s’opposent dans un rapport antithétique à la Norme hétérosexuelle masculine sont les seuls qui peuvent lutter pour le dépassement de l’actuelle opposition entre les sexes et entre génitalités hétérosexuelles et homosexuelles ou autres « perversions ». Si, donc, la transsexualité représente le véritable télos, on pourra l’atteindre seulement lorsque les femmes auront détruit le « pouvoir » masculin fondé sur la bipolarité des sexes, et seulement lorsque les homosexuels auront aboli la Norme et difusé universellement l’homosexualité. L’intérêt du capitalisme étant de maintenir la subordination des femmes et la sublimation répressive des tendances érotiques « perverses », la (re)conquête de la transsexualité sera concomitante à la chute du capitalisme et au refus du travail aliéné et aliénant : la lutte des homosexuels et des femmes est (fondamentale pour) la révolution communiste60.
Mieli pense la médiation comme un moyen d’articuler une politique ancrée dans le présent et tournée vers l’avenir. C’est là le point — nous replonger dans l’ici et maintenant des configurations forclos de la vie humaine et de la lutte pour leur libération. Nous ne pouvons pas restreindre l’horizon de cette lutte aux termes exclusifs de la libération trans, qui ne pourrait qu’aboutir aux allégeances impérialistes et racistes d’un homonationalisme transfléchi — mais nous ne pouvons pas non plus l’ignorer. Face à l’urgence d’un hédonisme politique, la question devient : qu’est-ce que signifierait pour le genre de fonctionner comme une source de plaisir désaliéné plutôt que comme une stratégie d’accumulation? — une question qui, mobilisée dans la pratique, nous aide à nous engager à chaque échelle du monde.
Traduction par Éloi Halloran.
Article paru en anglais dans Invert Journal, le 1er mai 2020.
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Megan Tresca.
NOTES
1. [Traduction libre] Diane Di Prima (2005), Revolutionary Letters, San Francisco, Last Gasp of San Francisco, p. 32. ↩
2. Voir Salar Mohandesi et Emma Teitelman (2020), « Sans rien », dans Avant 8 heures, après 17 heures. Capitalisme et reproduction sociale, Toulouse, éditions blast, p. 67-115. ↩
3. Kevin Floyd (2013), La Réification du désir. Vers un marxisme queer, Paris, Éditions Amsterdam, p. 33. ↩
4.[Traduction libre] Rosemary Hennessy (2013), Fires on the Border: The Passionate Politics of Labour Organising on the Mexican Frontera, Minneapolis, University of Minnesota Press, p. 131. ↩
5. [Traduction libre] Tel que nommé par Fredric Jameson (2009) Pleasure: A Political Issue, dans Ideologies of Theory, Londres-New York, Verso, p. 377. ↩
6. [Traduction libre] Endnotes (2013), The Logic of Gender: On the Separation of Spheres and the Process of Abjection, Endnotes: Gender, Race, Class and Other Misfortunes, 3, p. 90. ↩
7. [Traduction libre] Fredric Jameson (2009) Pleasure: A Political Issue, dans Ideologies of Theory, Londres-New York, Verso, p. 381. ↩
8. Voir par exemple le manifeste d’Edinburgh Action for Trans Health, qui exige avec force l’habilitation intentionnelle de l’autonomie corporelle trans, ainsi que la libération des prisonniers trans, la dépénalisation du travail du sexe, une socialisation complète de la reproduction et bien plus encore. ↩
9. Voir Melissa Gira Grant (2018), Beyond Strange Bedfellows: How the ‘War on Trafficking’ was Made to Unite Left and Right, The Public Eye; Sophie Lewis (2018), ‘Not a workplace’ : Julie Bindel and the Wrong School of Abolitionism, Verso blog. ↩
10. Karl Marx (1993), Le Capital. Livre I, Paris, PUF, p. 83. ↩
11. Lise Vogel (2013), Marxism and the Oppression of Women: Towards a Unitary Theory, Chicago, Haymarket, p. 141-156. ↩
12. Ibid., p. 270. ↩
13. Tithi Bhattacharya (2020), Introduction. Cartographier la théorie de la reproduction sociale, dans Avant 8 heures, après 17 heures. Capitalisme et reproduction sociale, Toulouse, éditions blast, p. 22. ↩
14. Ben Fine et Alfredo Saad-Filho (2012), CA-PI-TAL ! Introduction à l’économie politique de Marx, Paris, Raisons d’agir, p. 93-94. ↩
15. [Traduction libre] Jordy Rosenberg (2016), Becoming Hole (The Hiddener Abode), World Picture Journal, 11. ↩
16. Silvia Federici (2016), Point zéro: propagation de la révolution: salaire ménager, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, p. 32. ↩
17. Angela Davis (1983), Women, Race and Class, New York, Vintage. ↩
18. Neil Smith (2007), Nature as Accumulation Strategy, Socialist Register, 43. ↩
19. Donna Haraway (1997), Modest_Witness@Second_Millennium.Female_Meets_OncoMouse(tm), New York-Londres, Routledge. ↩
20. Voir Maria Lugones (2007), Heterosexualism and the Colonial/Modern Gender System, Hypatia, 22.1. ↩
21. [Traduction libre] Hortense Spillers (1987), Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book, Diacritics, 17 (2), p. 72 ↩
22. Paul B. Preciado (2008), Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset & Fasquelle, p. 16. ↩
23. [Traduction libre] Andrea Long Chu (2018), On Liking Women, n+1. ↩
24. [Traduction libre] Oren Gozlan (2015), Transsexuality and the Art of Transitioning: a Lacanian Approach, New York-Londres, Routledge, p. 41. ↩
25. Ibid., p. 103. ↩
26. Ibid., p. 13. ↩
27. Canalisée à travers l’histoire controversée de l’interprétation freudienne et post-freudienne des mémoires de Daniel Paul Schreber; voir Trish Salah (2018), To Return to Schreber: Trans Literatures as Psychoanalysis, dans Current Critical Debates in the Field of Transsexual Studies, New York-Londres, Routledge, p. 169-180. Voir aussi l’affirmation selon laquelle la pathologisation des désirs et des incarnations transsexuelles se développe à partir du contre-transfert transphobe de l’analyste, en particulier de l’angoisse d’être rapproché de l’homosexualité: Griffin Hansbury (2017), Unthinkable Anxieties: Reading Transphobic Countertransference in a Century of Psychoanalytic Writing, TSQ, 4.3-4, p. 384-404. ↩
28. Louis Althusser (1995), Idéologie et appareils idéologiques d’État, dans Sur la reproduction, Paris, PUF, p. 306. ↩
29. Rosemary Hennessy (2013), Fires on the Border: The Passionate Politics of Labour Organising on the Mexican Frontera, Minneapolis, University of Minnesota, p. 125-150. ↩
30. [Traduction libre] Trish Salah (2013), Notes Towards Thinking Trans Institutional Poetics, dans Trans/acting Culture, Writing, and Memory: Essays in Honour of Barbara Godard, Waterloo, WLU Press, p. 167-189. ↩
31. Voir Salar Mohandesi et Emma Teitelman (2020), Sans rien, dans Avant 8 heures, après 17 heures. Capitalisme et reproduction sociale, Toulouse, éditions blast, p. 67. ↩
32. [Traduction libre] Kate Doyle Griffiths (2018), The Only Way Out Is Through: A Reply to Melinda Cooper, Verso blog. ↩
33. Comme le démontre le National Center for Transgender Equality, la pauvreté endémique parmi les personnes trans aux États-Unis se divise fortement selon des critères raciaux. ↩
34. [Traduction libre] Nihils Rev et Fiona Mae Geist (2017), Staging the Trans Sex Worker, TSQ, 4.1, p. 118. ↩
35. [Traduction libre] Erin Fitzgerald, Sarah Elspeth, Darby Hickey, Cherno Biko et Harper Tobin (2015), Meaningful Work: Transgender Experiences in the Sex Trade, Washinton, National Center for Transgender Equality, p. 7. ↩
36. [Traduction libre] Monica Forrester, Jamie-Lee Hamilton, Mirha-Soleil Ross et Viviane Namaste (2011), Statement for Social Services Agencies and Transsexual/Transgender Organisations on Service Delivery to Transsexual and Transvestite Prostitutes, dans Sex Change, Social Change: Reflections on Identity, Institutions and Imperialism, Toronto, Women’s Press, p. 105. ↩
37. Selon les résultats de l’enquête du National Center for Transender Equality, 20 % des personnes interrogées ayant pratiqué le travail du sexe au cours de leur vie étaient des hommes trans et 23 % étaient des personnes non binaires assignées femmes à la naissance. ↩
38. [Traduction libre] Rosemary Hennessy (2013), Fires on the Border: The Passionate Politics of Labour Organising on the Mexican Frontera, Minneapolis, University of Minnesota, p. 130. ↩
39. Voir C. Riley Snorton and Jin Haritaworn (2013), Trans Necropolitics: a Transnational Reflection on Violence, Death, and the Trans of Color Afterlife, dans The Transgender Studies Reader. Second Edition, New York-Londres, Routledge, p. 65-76. ↩
40. Pour une description ambitieuse de la socialisation des soins reproductifs, voir Sophie Lewis (2019), Full Surrogacy Now, New York-Londres, Verso. ↩
41. Par souci d’honnêteté intellectuelle, je dois admettre que ces formulations relèvent d’un certain humanisme, en ce sens qu’elles présupposent certaines limites aux dimensions possibles et historiquement situées de l’expérience humaine. Je n’ai pas l’espace ici pour défendre une conception donnée de l’humanisme, alors je dirai simplement que l’humanisme est moins lié à un concept statique et donc réactionnaire de l’humain que ne l’affirment ses détracteurs — tandis que, des soi-disant nouveaux matérialismes à l’accélérationnisme, les anti-humanismes sont assez nuls. Comme le suggère Nicholas Brown, la réponse appropriée aux contraires malheureux serait de déterminer un anti-anti-humanisme suffisant pour comprendre à la fois la détermination et le sujet. ↩
42. Voir l’introduction du livre de Tourmaline, Eric A. Stanley et Johanna Burton (2017), Trap Door: Trans Cultural Production and the Politics of Visibility, Cambridge, MIT Press. ↩
43. [Traduction libre] Fredric Jameson (2009) Pleasure: A Political Issue, dans Ideologies of Theory, Londres-New York, Verso, p. 384-385. ↩
44. [Traduction libre] Kristin Ross (2015), Communal Luxury: the Political Imagination of the Paris Commune, New York-Londres, Verso. ↩
45. Tithi Bhattacharya (2020), Ne pas sécher la classe: la reproduction sociale du travail et la classe laborieuse mondiale, dans Avant 8 heures, après 17 heures. Capitalisme et reproduction sociale, Toulouse, éditions blast, p. 146. ↩
46. [Traduction libre] Endnotes (2013), The Logic of Gender: On the Separation of Spheres and the Process of Abjection, Endnotes: Gender, Race, Class and Other Misfortunes, 3, p. 90. ↩
47. Laboria Cuboniks (2019), Manifeste Xenoféministe. Une politique de l’aliénation, Genève-Paris, Éditions Entremonde, p. 47. ↩
48. Gyorgy Lukàcs (1960), La réification et la conscience du prolétariat, dans Histoire et conscience de classe : essai de dialectique marxiste, Paris, Minuit. ↩
49. [Traduction libre] Endnotes (2013), The Logic of Gender: On the Separation of Spheres and the Process of Abjection, Endnotes: Gender, Race, Class and Other Misfortunes, 3, p. 56. ↩
50. Ibid., p. 78. ↩
51. Ibid., p. 80. ↩
52. Ibid., p. 90. ↩
53. Dans une correspondance personnelle, l’écrivain Cam Scott présente ce mouvement argumentatif comme un syllogisme inversé et fait l’analogie d’une erreur accélérationniste: le capital est mauvais pour les gens, débarrassons-nous des gens. ↩
54. Voir Jules Joanne Gleeson (2017), The Call for Abolition: From Materialist Lesbianism to Gay Communism, Blindfield Collective. ↩
55. À ne pas confondre avec les personnes transsexuelles, auxquelles Mieli fait également référence. ↩
56. Il nous semble important d’insister, avec Quentin Dubois, sur la pertinence de Hocquenghem pour penser un « usage politique de l’anus » qui, dans une lignée similaire à celle élaborée ici par Gabriel, « ne vise pas à transformer la sexualité ou à la subvertir – en somme : à ce que les hétéros se godent – mais à exploiter son potentiel pour l’effacement de la civilisation moderne elle-même et à rendre possible des stratégies de repositionnement et d’utilisation des anciennes significations alors destituées, des utilisations posthumes sans risque de contamination par les anciens termes. » Alors que « l’affaire Hocquenghem » est instrumentalisée à des fins réactionnaires, son œuvre nous semble un outil important pour articuler un hédonisme politique qui s’oppose explicitement à l’instrumentalisation capitaliste et coloniale du genre et des sexualités, tel qu’appelé par Gabriel. Voir Quentin Dubois, Homosexualité et civilisation : perspectives vitalistes à partir de l’anus, Trou Noir, 10, 28 décembre 2020. (NdT) ↩
57. Mario Mieli (2008), Éléments de critique homosexuelle, Paris, EPEL, p. 307. ↩
58. « Certes, aujourd’hui encore nous ne pouvons pas faire l’amour impunément où bon nous semble, dans le tramway ou sur les trottoirs… » Ibid., p. 293. ↩
59. Ibid., p. 332. ↩
60. Ibid., p. 52-53 ↩