20 Sep Montréal, whoreganize!
Par COMITÉ AUTONOME DU TRAVAIL DU SEXE
Publié le 20 septembre 2021
Comme bien d’autres, la pandémie nous a beaucoup isolé·e·s en tant que travailleuse·eur·s du sexe (TDS). Les agences, les bars de danseuses et les salons de massage ont été pour la plupart fermés depuis le premier confinement; il n’existe plus aucun lieu physique qui ressemblerait à un milieu de travail. Beaucoup d’entre nous ont essayé tant bien que mal d’offrir nos services de manière virtuelle, quelques minutes de temps à autre quand nos clients peuvent prendre un break de la vie quotidienne. La plateforme Onlyfans a connu une hausse fulgurante d’abonné·e·s passant de 7,9 millions en 2019 à 85 millions un an plus tard1. Plusieurs TDS se sont recyclé·e·s dans d’autres domaines, saisissant l’occasion de faire la formation accélérée de préposé·e aux bénéficiaires ou prêtant main-forte au système de santé et des services sociaux. Certain·e·s, après une pause ou non, ont recommencé à voir des clients, faisant de leur mieux pour réduire les risques de transmission de la COVID-19, n’ayant pas d’autres alternatives. Il y en a qui ont pris des arrangements exclusifs avec des clients, mais cela se termine souvent mal. Les limites deviennent floues: ils nous prennent pour des petites amies, essaient de repousser nos limites et de s’approprier notre temps, commencent à renégocier le port du condom, etc.
Comme si ce n’était pas assez de risquer sa santé pour un gagne-pain, les attaques ont fusé de toutes parts: la panique morale autour de la pornographie s’est intensifiée aux États-Unis, rendant plus difficile le travail de publiciser ses services en ligne et de percevoir des paiements par Internet2; plusieurs d’entre nous n’ont pas eu accès à la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Qui plus est, le gouvernement du Québec a prolongé le couvre-feu instauré le 9 janvier, rendant la répression toujours plus présente dans nos vies, particulièrement pour celleux dont le travail se fait dans l’espace public. Ainsi, ici comme ailleurs, aucune politique de santé publique gouvernementale ne s’est intéressée à notre sécurité et à notre
santé durant la pandémie puisque nous ne sommes pas reconnues comme des travailleuses. Chose certaine, nous travaillons toujours, mais dans des conditions encore plus précarisantes qu’auparavant et de plus en plus seul·e·s. Autrement dit, le pouvoir collectif qu’il est possible d’avoir en s’organisant se retrouve sapé, au moment même où nous en avons le plus besoin. Malgré la présence de communautés en ligne, nous n’avons pas, à toute fin pratique, de lieu pour nous rassembler, discuter de nos conditions de travail et de leur amélioration.
Le Comité autonome du travail du sexe (CATS) est un projet d’organisation politique autonome initié par des TDS basé·e·s à Montréal à l’automne 2019, quelques mois à peine avant que la COVID-19 nous force à nous confiner. Évidemment, tout a été chamboulé. Lors du premier confinement, nous pensions pouvoir attendre que ça passe; il nous semblait impossible de pouvoir nous mobiliser à court terme. À présent, nous voyons bien que nous n’avons plus le choix et que nous allons devoir user de créativité. Après plusieurs rencontres Zoom et un atelier dans un coin de parc, quand c’était encore possible, nous avons décidé d’écrire ce texte pour jeter les bases sur lesquelles nous souhaitons nous organiser, pour définir ce que serait un mouvement autonome de TDS.
Autonome de qui et pourquoi?
Depuis nos premiers appels à s’organiser, une question revient sans cesse: «Pourquoi créer une nouvelle organisation quand il existe déjà des organismes communautaires pour défendre nos droits ? Ces organisations qui existent depuis des années ne sont-elles pas les mieux placées pour parler au nom de nous tou·te·s ?» Établissons d’abord que la création de comités autonomes ne vise aucunement à remplacer ou à éliminer quelconque organisation ni à critiquer des individus en particulier. Toutefois, nous pensons que les discussions sur les modes d’organisation et les structures en place dans un mouvement ne peuvent être que bénéfiques à la lutte. En créant un comité autonome, nous souhaitons former un espace où la mobilisation et l’action collective sont des priorités, car nous pensons avoir beaucoup à gagner, nous et nos collègues, à nous organiser politiquement.
Depuis leur création dans les années 1990, les organisations canadiennes de TDS – comme beaucoup d’autres d’ailleurs – ont toujours oscillé entre la prestation de services et l’action collective pour obtenir des changements politiques, tant au niveau des lois que des politiques de santé publique. Les discussions sur la tension entre services et action collective sont d’ailleurs revenues dans nos discussions au CATS dans la dernière année. Le temps et l’énergie étant des ressources limitées, nous pensons que de poser cette question au début de la formation d’un groupe politique est essentiel. Ce débat était déjà présent à la fondation de la Canadian Organization for the Rights of Prostitutes (CORP) en 1983 raconte Danny Cockerline, militant gai, travailleur du sexe et membre fondateur du CORP:
À ses débuts, la CORP consacrait toute son énergie à faire du lobbying auprès des politiciens, des gouvernements, des médias, des forces policières, etc. afin d’obtenir leur soutien à la décriminalisation de la prostitution. En 1985, Peggie et Chris ont formé un groupe pour démarrer un projet d’entraide. L’idée étant que la CORP ne réussirait que si un plus grand nombre de personnes prostituées s’engageaient; or, ce n’est qu’une fois leurs besoins fondamentaux satisfaits qu’elles seraient en mesure de consacrer du temps de travail politique3.
Ce nouveau projet s’appelait Maggie’s et est encore actif à Toronto. Toutefois, l’idée de créer de nouveaux services divisait les personnes qui militaient dans la CORP selon Cockerline puisque « plusieurs craignaient de se retrouver avec un autre service social auquel les personnes prostituées s’adresseraient pour obtenir de l’aide plutôt que de se joindre à nous pour créer un mouvement de défense de nos droits »4. Depuis, la CORP a cessé ses activités et Maggie’s continue d’offrir ses services. Mais on constate que l’idée initiale de servir de lieu de formation aux TDS afin qu’iels se mobilisent est de moins en moins présente dans les organisations de TDS. Sarah Beer, chercheuse sur les droits des TDS au Canada est d’ailleurs critique face à ce modèle:
Le financement formalise les structures organisationnelles, mais tend aussi à bureaucratiser la mobilisation. Les services de outreach [les pratiques de recrutement de l’organisme] peuvent être restreints à certains critères (ex: un financement peut être donné seulement pour faire du outreach dans la rue et pas des les lieux intérieurs). […] En conséquence, les TDS doivent s’organiser sur plusieurs fronts5.
À l’instar de Sarah Beer, nous pensons que si les revendications et les moyens de pression sont relayés au second plan dans les organismes qui nous défendent, c’est entre autres dû aux exigences de ces structures, à commencer par celles de leurs bailleurs de fonds, et de la bureaucratie qui en découle: les rapports d’activité et la reddition de comptes, les demandes de financement, les plans d’action, la gestion de personnel et toute la paperasse administrative qui vient avec. Bref, il n’est pas étonnant qu’il ne reste plus tellement de temps pour mobiliser celleux qui ne le sont pas déjà!
Les premiers financements d’organismes de TDS ont été accordés dans le cadre de la lutte contre le VIH6. Bien sûr, on peut être empathique au fait qu’à une époque, les TDS, comme les populations LGBTQIA+ et les utilisateur·rice·s de drogues, ont voulu créer leur propre service de santé afin de lutter contre une épidémie qui décimait leurs communautés, devant l’indifférence des gouvernements. Toutefois, comme Sarah Schulman, activiste d’Act-Up et écrivaine, le fait remarquer, ces organisations sont souvent réappropriées par les gouvernements pour sous-traiter à moindre coût un travail qui leur revient:
La différence entre prestation de services et activisme est devenue floue. Les personnes pauvres sont fortement dépendantes des organisations étatiques, qui génèrent une surveillance accrue[…]. La vie m’avait prouvé que les activistes obtenaient des changements politiques, puis que la bureaucratie les mettait en œuvre. À une époque comme la nôtre, dépourvue de réel activisme, il ne restait plus que la bureaucratie7.
La bureaucratie des organisations communautaires fait qu’il est difficile d’avoir des espaces larges pour discuter des solutions à apporter et se mobiliser pour défendre nos droits. C’est pourquoi nous pensons qu’il est temps de s’organiser sur des bases autonomes.
Encore faut-il définir les bases d’une telle organisation. C’est ce que nous tenterons de faire ici. Bien sûr, il s’agit d’un travail en construction et ces principes sont toujours à réactualiser. Ajoutons aussi que les militantes du CATS ont des points de vue et des expériences de travail qui varient. Ces principes nous servent donc de base commune d’abord au plan théorique et ensuite, au plan organisationnel.
Principes théoriques
1- La reconnaissance du travail du sexe comme un travail et la nécessité de le décriminaliser pour obtenir les mêmes droits du travail que les autres travailleuse·eur·s;
Nous pensons que le travail du sexe est un travail et que les TDS sont des travailleuse·eur·s. Plus encore, nous pensons que le travail du sexe appartient à une catégorie de travail spécifique, sous-valorisé: le travail reproductif. Théorisé par les féministes du mouvement du salaire au travail ménager (Wages for Housework), on définit le travail reproductif comme étant l’ensemble du travail nécessaire à l’entretien et au renouvellement de la force de travail: tâches domestiques, soins aux enfants et aux aîné·e·s, réponse aux besoins émotionnels, physiques et sexuels de la personne salariée. Ce travail a traditionnellement été pris en charge par les femmes au sein de la famille hétérosexuelle pour que les hommes puissent être frais et disposés à aller travailler. En l’occurrence, si ces formes de travail se sont complexifiées avec l’entrée des femmes sur le marché du travail salarié, elles n’ont pas disparu et sont de plus en plus prises en charge par des femmes racisées, suivant la division internationale du travail, sur laquelle nous reviendrons plus tard.
Dans les années 1970, les militantes pour un salaire au travail ménager ont souligné l’apport de ce travail, largement féminisé, au capitalisme et ont mis de l’avant l’importance de se percevoir comme travailleuses pour lutter contre celui-ci. Comment pourrait-on se mettre en grève et refuser ce travail si on ne peut pas le nommer comme tel? D’ailleurs, il existait déjà à l’époque des liens entre les TDS et les ménagères en lutte pour un salaire8. En 1977, Margo St James, TDS et fondatrice du groupe Call Off Your Old Tired Ethics (COYOTE), fût invitée par la branche torontoise de Wages for Housework à un forum sur la décriminalisation du travail du sexe. Lors du discours d’ouverture, le collectif affirmait: « En tant que femmes, notre pauvreté ne nous laisse pas beaucoup le choix. Les putains le font pour l’argent en espèce, et les autres femmes, un toit au-dessus de la tête ou une sortie.»9
Toutefois, en plus d’être dévalorisé, le travail du sexe est également criminalisé. Cette criminalisation est un excellent moyen pour ceux qui s’approprient notre travail d’en contrôler les conditions, que ce soit un patron en chair et en os ou une plateforme en ligne. En effet, il est impossible pour nous d’avoir accès aux protections minimales normalement garanties aux travailleur·euse·s. Ces conditions sont la source de soucis quotidiens, allant des difficultés à être payé·e·s à l’impossibilité de dénoncer la violence des clients et des employeurs par des mécanismes légaux. Bien sûr, nous savons que le fait que notre travail soit légal ne peut, à lui seul, nous garantir des conditions de travail décentes, comme c’est le cas pour les secteurs légaux de l’industrie du sexe tels que la pornographie ou les bars de danseuses. La poursuite de la décriminalisation du travail du sexe n’est donc pas une fin en soi, mais plutôt une première étape pour se munir de moyens afin d’ obtenir de meilleures conditions de travail. Nous pensons qu’en nous organisant dès maintenant en comités autonomes pour la décriminalisation, ces comités pourront servir de base à l’organisation de nos milieux de travail.
2. La reconnaissance que le travail du sexe prend place dans un système capitaliste, néo-colonial et cishétéro-patriarcal; la reconnaissance que les femmes, les personnes racisées, les personnes trans/queer/non-conformes dans le genre, les personnes migrantes et celles en situation de handicap sont surreprésentées dans le travail du sexe, en raison notamment des barrières à l’emploi et à de bons emplois dans le système capitaliste;
Le contexte dans lequel prend place le travail du sexe est souvent ignoré par celleux qui s’indignent que des femmes soient forcées de «vendre leur corps». Nous partons plutôt du principe que tou·te·s les travailleur·euse·s vendent leur corps10 – cela nous semble être un point de départ plus intéressant dans la lutte pour de meilleures conditions de travail et de vie. En d’autres mots, partir du point de vue comme quoi le travail devrait être émancipateur et exempt d’exploitation nous semble être un piège à éviter.
L’industrie du sexe, comme bien d’autres, est remplie d’exploitation, de violences sexistes et racistes. Toutefois, peu d’entre nous sommes en position de refuser ce travail individuellement, car la réalité est que nous devons mettre du pain sur la table et payer nos loyers. La plupart d’entre nous sont TDS parce que c’est la meilleure ou la moins pire des options qui s’offrent à nous dans le contexte.
On le voit pendant la pandémie. Au Canada, les statistiques démontrent que les pertes d’emploi ont touché plus durement les femmes que les hommes11. Aux États-Unis, des rapports démontrent que les femmes racisées ont 1,5% plus de chances de perdre leur emploi à cause de la COVID que les hommes blancs de plus de 20 ans12. Au Canada, les personnes racisées et autochtones ont toujours un taux de chômage plus élevé que les personnes blanches, particulièrement les femmes autochtones13. C’est aussi vrai si vous êtes discriminé·e·s en emploi, que ce soit parce que vous êtes une personne racisée, trans ou handicapée. Le marché de l’emploi est stratifié par la classe, la race et le genre et ce n’est pas un hasard si ces personnes se trouvent surreprésentées dans le travail du sexe.
Dans ce contexte, quelles options s’offrent aux TDS qui souhaitent quitter l’industrie? Se retrouver derrière la caisse d’une épicerie ou dans un CHSLD à donner des soins? Non seulement ces options ne réduisent pas les risques d’être exposé·e·s au virus, mais en plus, la probable diminution de revenus fera en sorte qu’il faudra donc travailler davantage, tout en perdant de la flexibilité. Cette flexibilité est désirée et même vitale pour plusieurs, notamment, les mères monoparentales, les personnes aux études ou encore celles ayant un handicap ou une maladie chronique, par exemple. De plus, ces alternatives, souvent précaires et mal rémunérées, ne sont pas exemptes d’exploitation et de violences.
Nous vivons également dans un contexte où il existe une division internationale du travail. La définition conventionnelle de la division internationale du travail se rapporte au déplacement de la production industrielle des pays du Nord vers les pays du Sud, où les salaires et protections des travailleuses et des travailleurs sont moindres. Plusieurs féministes ont cependant démontré l’importance du travail exporté des pays du Sud vers les pays du Nord, notamment celui du travail de reproduction des femmes14. On le voit par l’importante proportion de travail dit essentiel qui est pris en charge par les femmes immigrantes, notamment dans les hôpitaux, les garderies et les CHSLD. Ces emplois se font souvent par le biais d’agences de placement, permettant de dérégulariser le travail et, pour les employeurs, d’offrir des conditions de travail médiocres. Ce sont également des emplois généralement temporaires associés à un statut d’immigration précaire qui mettent les personnes qui y travaillent à risque de déportation, comme cela a été souligné par les mouvements des travailleuse·eur·s migrant·e·s durant la pandémie15.
Des logiques similaires s’opèrent dans l’industrie du sexe, notamment dans les bars de danseuses où les travailleuses sont souvent considérées comme des travailleuses indépendantes plutôt que des salariées. Toutefois, on tient souvent pour acquis que les femmes qui migrent et qui travaillent dans l’industrie du sexe sont victimes de trafic sexuel. Ce discours ne tient pas compte du rôle que jouent les frontières et les politiques migratoires dans ce processus. En effet, beaucoup sont contraint·e·s d’accepter des conditions de travail terribles à cause d’un statut migratoire précaire, et ce dans toutes les industries, pas seulement celle du sexe comme le laissent entendre certaines organisations anti-prostitution.
Principes d’organisation
1- L’auto-représentation des travailleuse·eur·s du sexe et leur droit de parler chacun·e de leur réalité et l’auto-organisation non-hiérarchique qui permet la mise en oeuvre de réponses et d’actions directes;
Le principe du «par et pour» a façonné les façons de faire des mouvements de TDS. Dès ses débuts, on remarque la volonté de placer les travailleur·euse·s au centre des luttes pour se détacher des intérêts de celleux qui veulent soi-disant les sauver. Toutefois, cela ne signifie pas que chaque TDS peut parler au nom de ses collègues et qu’aucun rapport de pouvoir ne traverse nos espaces de travail et d’organisation. Les rapports de race, de classe et de genre y sont aussi présents, et le fait d’avoir une seule porte-parole, d’autant plus lorsqu’elle est salariée, ne fait que cristalliser ces rapports de pouvoir.
Bien sûr, c’est un enjeu pour plusieurs de prendre la parole quand on fait face à la criminalisation et à la stigmatisation. Mais nous pensons qu’il existe des façons de contourner ces obstacles avec un peu de créativité. S’organiser en comités ouverts, avec une structure souple, permettra déjà de discuter des revendications à mettre de l’avant en fonction du contexte et de pouvoir rapidement se réorienter. En temps de pandémie où le contexte change rapidement, cette formule permettra aux personnes qui s’impliquent de mettre de l’avant les revendications qui feraient vraiment une différence dans leur vie.
Nous souhaitons créer un espace ouvert à l’ensemble des TDS en accord avec les principes de base du CATS, où on peut autant discuter des façons de s’organiser, des revendications, que des actions à mener pour obtenir des gains, sans lourdeur bureaucratique. Nous souhaitons aussi que ce soit un espace où les personnes qui s’impliquent aient un plus grand contrôle sur la lutte.
Mais tous ces principes ne seront que vœux pieux si on n’y attache pas des pratiques concrètes. C’est pourquoi la rotation des tâches à l’intérieur du groupe nous semble un élément essentiel à la fois pour éviter qu’un pouvoir informel ne se crée en attribuant à une seule personne la réalisation des tâches les plus sexy que pour éviter que les mêmes personnes ne se retrouvent à faire les tâches moins valorisées, mais essentielles. Bien qu’il serait plus facile de tout déléguer à une personne compétente, nous pensons qu’à long terme, nous avons beaucoup plus avantage à nous prendre en charge, à apprendre à tout faire ensemble, sans rendre personne indispensable.
2- La mobilisation de nos collègues dans nos milieux de travail est la base de l’organisation vers de meilleures conditions;
Dans presque tous les secteurs de l’industrie du sexe, on entend souvent qu’il est bien mieux de travailler à son compte et que c’est un signe d’empowerment d’être son propre patron. La pandémie a exacerbé la tendance actuelle à démanteler nos milieux de travail, et ce, au désavantage des travailleuse·eur·s les plus précaires. Loin d’améliorer les conditions de tou·te·s, l’indépendance dans le travail nous précarise et surtout, nous éloigne de nos collègues. Qui plus est, nous sommes dépendant·e·s de plateformes qui nous mettent en compétition les un·e·s contre les autres et qui prennent une partie de notre salaire.
Cette tendance n’est pas seulement présente dans l’industrie du sexe et on peut parler en quelque sorte d’une uberisation du travail du sexe. L’année dernière, des strip-teaseuses de Londres ont célébré la victoire légale qui leur reconnaissait le statut d’employées de leur club16, à l’instar des livreur·se·s français·e·s de Deliveroo qui avaient réussi à faire condamner l’entreprise pour «travail dissimulé»17 et des chauffeur·se·s d’Uber qui ont obtenu le droit de se syndiquer18.
Il est donc parfois difficile de savoir quel est notre milieu de travail et qui sont nos collègues, d’autant plus que plusieurs travaillent sur différentes plateformes. C’est pourquoi nous pensons qu’avoir un comité large accueillant tou·te·s les TDS et qui ne nous divise pas en fonction du type de travail que nous exerçons est plus judicieux. Cette façon de faire permet de contrer cette tendance à la uberisation qui nous isole. De plus, cela nous empêche de tomber dans le piège de la whorearchy, terme qui désigne la hiérarchisation entre les différentes formes du travail du sexe. Cette hiérarchisation est construite en fonction de la proximité au client. Celleux qui travaillent uniquement sur Internet sont donc moins stigmatisé·e·s et criminalisé·e·s et celleux qui performent des services complets le sont plus.
3- L’autonomie vis-à-vis des institutions gouvernementales et autres bailleurs de fonds institutionnels;
Nous l’avons dit plus haut, le financement nous semble être un des éléments qui apporte une grande lourdeur bureaucratique aux organisations communautaires. Ce financement nous éloigne également des activités auxquelles nous souhaitons nous consacrer, c’est-à-dire mobiliser nos collègues et mener des actions pour améliorer nos conditions de travail. Ce financement nous semble aussi contraire au principe du «par et pour» puisqu’il donne à l’État et aux fondations privées une grande latitude pour contrôler nos activités. En ce sens, nous pensons que se détacher de ces bailleurs de fonds est essentiel à l’atteinte de nos objectifs et que nous ne devrions pas sacrifier notre autonomie pour obtenir des fonds. Nous pensons que la recherche d’argent devrait se limiter à la réalisation des projets et des actions visant à poursuivre nos objectifs politiques.
La crise: une occasion de réinventer la lutte
La crise actuelle est inévitablement un moment de restructuration. La pandémie nous isole et nous précarise, mais elle est peut-être aussi le moment de réinventer notre mouvement et de s’organiser, comme ce fût le cas avec l’épidémie du VIH. Malgré toutes les difficultés au niveau de la mobilisation, c’est l’occasion d’user de créativité et de repenser nos stratégies. C’est d’ailleurs ce contexte qui a fait émerger de multiples grèves de stripteaseuses à Portland et à Chicago pour revendiquer la fin des discriminations raciales envers les personnes noires dans leur club à l’été 202019. Selon Cat Hollis, organisatrice de la grève, c’est la fermeture des clubs à cause de la COVID-19 qui a permis à la grève de s’organiser lors de la réouverture des établissements à la fin de la première vague20.
Nous souhaitons, nous aussi, canaliser toute la colère et le désespoir que nous inspire la situation actuelle dans la création d’un mouvement de TDS fort afin de faire des gains politiques qui auront des impacts sur nos vies. La pandémie exacerbe certes les inégalités, mais nous souhaitons également en faire un moment de solidarité et de luttes pour de meilleures conditions de travail et de vie. On dit que seule la lutte paie, et nous pensons que ce n’est pas seulement des poches de nos clients que doit venir cette paie, mais également de celles de l’État duquel nous devons extraire les protections sociales qui nous sont dues en temps de crise, et plus encore, la reconnaissance du statut de travailleuse·eur·s!
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Ilya Shkipin.
NOTES
1. Axel Tardieu. (2020). Elles posent nues sur Internet pour payer leurs études, ICI Alberta. ↩
2. SESTA (Stop Enabling Sex Traffickers Act) et FOSTA (Fight Online Sex Trafficking Act) sont deux projets de loi adoptés aux États-Unis en février et mars 2018, dont l’objectif est, soi-disant, de lutter contre le trafic sexuel. En vertu de ces deux lois, les plateformes web, comme Facebook, Twitter, Tumblr, Craigslist, Backpage peuvent désormais être accusées de trafic sexuel pour le contenu publié. Ainsi, du jour au lendemain, des centaines de TDS ont vu leur revenu et leur sécurité menacés par la fermeture d’espaces web. Plusieurs TDS dénoncent également que des plateformes comme paypal ou même leur banque ferment leur compte sans avertissement quand elles découvrent leurs activités. Pour en savoir plus: Jesse and PJ Sage. (2020). Episode 78: Porn Performers Talk Pornhub and Payment Processing. En décembre 2020, suite à un article sensationnaliste paru dans le New York Times exposant la présence de vidéos de mineurs et d’actes non-consentants sur Pornhub, Visa et Mastercard ont cessé de prendre en charge les paiements sur cette plateforme. Plusieurs TDS ont dénoncé le fait que cette mesure n’affectera pas le géant du divertissement pour adultes, basant ses revenus exclusivement sur la publicité, mais affectera directement le revenus de celleux qui vendent leur contenu sur cette plateforme. Les liens entre la campagne anti-Pornhub et la droite religieuse américaine ont aussi été vivement dénoncés par la journaliste et ex-TDS, Mélissa Gira Grant. Pour en savoir plus: Melissa Gira Grant. (2020). Nick Kristoff and the Holy War on Pornhub. ↩
3. Danny Cockerline, «Whores History: A Decade of Prostitutes Fighting for their Rights in Toronto», Maggie’s Zine, n 1, hiver 1993-1994, Toronto, Maggie’s: The Toronto Prostitutes’ Community Service Project, p. 22-23. Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont, dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Les Éditions du remue-ménage. ↩
4. Sarah Beer. (2018). «Action, advocacy and allies: Building a movement for sex workers right», Red light labor: sex work regulation, agency and resistance. p.332 Traduction libre de: Funding formalizes organizational structures but tends to bureaucratize mobilization. The outreach services that are provided can be restricted based on funding criteria (e.g., funding might give money only to do street-based, not indoor, outreach). […] As a consequence, sex workers need to organize on multiple fronts. ↩
5. Ibid. ↩
6. À Montréal, l’organisme Stella est né d’un comité consultation du Centre d’étude sur le SIDA sur lequel siègeait entre autres le Projet d’intervention auprès des mineurs prostitués (PIAMP) et l’Association Québecoise des travailleuses et travailleurs du sexe (AQTS). Le projet se voulait l’organisation sœur de Maggie’s, qui avait reçu son premier financement quelques années plus tôt de la Direction de la santé publique de la ville de Toronto. Claire Thiboutot. (1994). Allocution: appui au projet Stella, Montréal, Association québecoise des travailleuses et travailleurs du sexe (AQTS) et Danny Cockerline, «Whores History: A Decade of Prostitutes Fighting for their Rights in Toronto», Maggie’s Zine, n 1, hiver 1993-1994, Toronto, Maggie’s: The Toronto Prostitutes’ Community Service Project, p. 22-23. Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Les Éditions du remue-ménage, p. 48 à 52. ↩
7. Sarah Schulman. (2018). La gentrification des esprits: témoignage d’un imaginaire perdu. p. 16 ↩
8. Ibid. ↩
9. Voir Wages for Housework. (1977). «Housewives & Hookers Come Together», Wages for Housework Campaign Bulletin, vol. 1, no 4, Traduit de l’anglais par Sylvie Dupont dans dans Luttes XXX, Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, 2011, Éditions du remue-ménage. ↩
10. La question de la «vente du corps» fait débat même au sein du mouvement des TDS. D’un côté, il est défendu qu’on ne vend pas vraiment son corps, mais plutôt un service ou sa force de travail. Le Girlfriend Experience en est un exemple. De l’autre côté, on argumente que la vente du corps est présente dans tous les domaines, que ce soit la construction, le sport professionnel ou même le travail de bureau, et que tous ces travaux usent le corps d’une façon ou d’une autre. Cette perspective permet aussi de comprendre comment la performance de genre est attendue dans certaines industries, comme l’industrie du sexe, de la restauration ou de la mode par exemple. Qu’on parte d’un point de vue ou de l’autre, le travail du sexe n’est pas fondamentalement différent à cet égard. ↩
11. Radio-Canada. (2020). 3 millions d’emplois perdus au Canada depuis le début de la pandémie. ↩
12. Catalyst, Workplace that Work for Women. (2020). The Detrimental Impact of COVID-19 on Gender and
Racial equality: Quick Take. ↩
13. Ibid. ↩
14. Sarah Farris. (2017). «Les fondements politico-économiques du fémonationalisme» dans Pour un féminisme de la totalité, Éditions Amsterdam, Période, p.189-210. ↩
15. Dan Spector. (2021). Quebec Curfew making life even harder for undocumented workers doing essential jobs: Protesters. ↩
16. Strippers union United Voices of the World, Decrim Now. (2020). Strippers Union United Voices Of the World (UVW) Wins Landmark Legal Victory Proving Strippers Are ‘Workers’, Not Independent Contractors. ↩
17. Catherine Abou Al Kair. (2020). Livraisons : La condamnation de Deliveroo pour travail dissimulé peut-elle
faire tache d’huile ? ↩
18. CBC News. (2019). 300 GTA Uber Black drivers unionize as city mulls regulatory overhaul. ↩
19. . Pour en savoir plus: Haymarket Pole Collective. (2020). Press coverage. ↩
20. Tess Riski (2020). A Labor Movement Demands Better Treatment for Portland’s Black Strippers. ↩