26 Avr Sur l’opéraïsme italien (1): la composition de classe revisitée
Par YANN MOULIER-BOUTANG
Publié le 27 avril 2021
Les 16 et 17 novembre 1984 sont réuni·e·s à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) des intellectuel·le·s et militant·e·s lié·e·s de plus ou moins près à l’opéraïsme et à l’autonomie italienne, parmi lesquel·le·s Mariarosa Dalla Costa1, Sergio Bologna, Félix Guattari, Harry Cleaver, Franco « Bifo » Berardi et plus encore. Organisé par les sociologues Marie-Blanche Tahon et André Corten, qui peuvent compter sur l’aide du militant Franco Piperno alors en exil au Canada, le « colloque de Montréal » rassemble des interventions extérieures au mouvement sur les pratiques et les théories opéraïstes, ainsi que les liens possibles entre l’autonomie italienne et le contexte politique du Québec, mais il constitue surtout un espace de réflexion (auto)critique interne au mouvement. La contribution du militant Yann Moulier-Boutang au colloque cherche, en ce sens, à comprendre l’échec de l’autonomie italienne pour mieux reformuler son projet révolutionnaire. Comme nous le verrons, il rejoint la perspective de Toni Negri, qui affirme, dans une lettre écrite pour ce colloque, que le principal enjeu qui guette tout mouvement autonome futur est de trouver « comment être la catastrophe en la construisant, comment être la totalité sans l’être, comment être le contraire destructeur de la totalité capitaliste et étatique sans en subir l’homologie. »
Nous publions ici une version légèrement modifiée de l’allocution de Moulier-Boutang, parue originellement sous le titre « L’opéraïsme italien: organisation/représentation/idéologie ou la composition de classe revisitée ». Le fondateur des revues (post)opéraïstes Matériaux pour l’intervention, Camarades et Multitudes y présente le contexte particulier au sein duquel se déploie et s’échoue ce mouvement, ainsi que les principales interprétations de cet échec par les deux opéraïsmes à la base l’autonomie italienne: la tendance communiste à la Tronti et la tendance autonome à la Negri. Dans les deux cas, le principal écueil de l’opéraïsme est, selon Moulier-Boutang, de permettre une composition de classe dans et contre le capitalisme sans toutefois arriver à conserver et augmenter ce mouvement dehors et pour. C’est dans cette optique d’une dialectique entre la destruction de l’ancien et la création du nouveau que Moulier-Boutang nous invite à réfléchir à une composition de classe qui ne fait pas l’économie d’une idéologie révolutionnaire positive.
Ce texte est la première partie d’une série de deux textes « sur l’opéraïsme italien » de Moulier-Boutang. Dans la seconde partie, à paraître sur Ouvrage dans les prochaines semaines, il revient sur cette intervention théorique, qu’il met en contexte et complète par une réflexion critique sur la gauche contemporaine et l’utilité du concept de « composition de classe » pour penser et transformer la situation actuelle. — ÉH
L’opéraïsme représente aujourd’hui une « école de pensée » et non une position politique: on parle de « matrice opéraïste » pour des militant·e·s qui défendent des positions tout à fait opposées (celles liées au Parti communiste italien (PCI) et celle liées à l’« autonomie »). Le caractère original de ce courant a pu être rapproché de la situation tout à fait singulière de l’Italie des années soixante. Or, une théorie politique, qui se présente comme une théorie révolutionnaire par excellence, a subi un échec politique. Cet échec est-il celui d’une pratique, d’une théorie? Est-il lié à l’évolution de la situation de classe en Italie, à une évolution globale des pays hautement industrialisés?
Partant des caractéristiques de cet échec, je tenterai de montrer comment on peut en donner diverses explications. Je m’intéresserai plus spécifiquement aux explications internes à l’opéraïsme qui marquent une évolution et une rupture avec le premier opéraïsme (1961-1971), soit en mettant en avant une « autonomie du politique » par rapport à la « composition de classe », évolution des opéraïstes liés au PCI (Mario Tronti, Massimo Cacciari, Alberto Asor Rosa), soit en opérant des sérieuses adjonctions, transformations, ou métamorphoses des concepts canoniques de l’opéraïsme (l’opéraïsme autonome représenté dans ce colloque). Le point qui servira de pierre de touche à ce crible et inventaire sera celui de composition de classe qui me paraît pouvoir être maintenu, enrichi, développé, à la condition toutefois de modifier profondément la conception implicite ou dominante de l’opéraïsme sur l’idéologie et sur la représentation politique.
Le philosophe et le gendarme: sur la résorption de l’anomalie sauvage italienne
Dans les années soixante, l’Italie faisait déjà exception: miracle économique, luttes sociales très développées allaient de pair avec un parti communiste « pas comme les autres » et une gauche révolutionnaire dynamique qui n’avait pas subi les discontinuités de génération que l’on retrouve en France par exemple. L’Italie a pu ainsi faire figure, en Europe, de véritable « laboratoire social »: une sorte de nouvelle Hollande de la « seconde transition » du capitalisme2, du moins jusqu’en 1977. Car, à partir de cette date, l’« anomalie sauvage »3 donne bien l’impression d’imploser en une anomalie « monstrueuse »; le rêve tourne au cauchemar: le phénomène terroriste prend, dans une société capitaliste développée et en dehors d’un contexte de résistance nationale ou de lutte de libération, des proportions inconnues depuis la fin du XIXe siècle et les années 1910. La procédure répressive et restauratrice qui succède mécaniquement à l’enlèvement et à l’assassinat d’Aldo Moro, tout exceptionnelle qu’elle soit, ne paraît guère porteuse de valeurs positives, ni même de modèle répressif pour le reste des États européens. L’Italie « modèle », « pôle d’attraction » de générations de militant ·e ·s, fait désormais figure de repoussoir.
« Nous avons été battus… » dit Negri, dans la lettre adressée aux participant·e·s de ce colloque4. Ce constat est général parmi l’opéraïsme « autonome ». Mais on n’a guère l’impression que l’on pavoise pour autant dans les rangs de l’opéraïsme d’obédience communiste, ni dans la classe ouvrière tout court. L’unité syndicale se brise, la productivité réapparaît, l’économie souterraine devient un modèle de développement, le mouvement social paraît confiné à une attitude défensive. La culture « religieuse » du « repentir » devient un mode de répression. Les magistrats se plaignent d’un complot international de quelques exilés aux quatre coins du monde. La presse, y compris la presse « sérieuse » (Repubblica, Corriere della Serra), atteint des sommets. Et le présent ministre des Affaires Étrangères, plusieurs fois président du Conseil, est accusé d’être le dirigeant occulte de la loge P25. Le scandale financier, les « affaires » judiciaires constituent le train ordinaire de l’État, son mode de gouverner les affaires publiques. Comme elles paraissent loin ces années 1980, de l’orgueilleuse idée de l’opéraïsme triomphant: celle d’une rupture révolutionnaire du système capitaliste dans son véritable maillon faible, c’est-à-dire celui où le capital a un niveau moyen et où en même temps la classe ouvrière est anormalement forte sur le plan politique: bref en Italie6.
Puisqu’échec il y a, il convient de mieux cerner cette réalité indubitable. Est-ce l’échec d’un philosophe, celui du philosophe? Est-ce celui d’une « école de pensée »? Est-ce celui de l’un des derniers rejetons du « marxisme », fût-il « au-delà de Marx »? Est-ce, comme ailleurs en France, en Allemagne, l’extinction des groupes politiques défendant l’idée de parti révolutionnaire post-communiste et l’organisation de la spontanéité7 ouvrière au sein du système capitaliste pour le détruire, ce cercle carré? Est-ce une défaite de la classe ouvrière dans son ensemble, de l’« ouvrier-masse », de l’« ouvrier-social »? S’agit-il au contraire d’une défaite de tous les mouvements de salariés qui ne sont pas ouvriers sociologiquement ou politiquement? Ces questions sont certes italiennes. Elles débouchent pourtant sur des questions de portée plus générale et engageant l’avenir. Doit-on parler d’un « reflux » à l’échelle de l’ensemble du mouvement ouvrier? Y a-t-il une restauration de longue haleine du pouvoir capitaliste? Les profits, ou plus exactement la « profitabilité », seraient-ils rétablis? La reprise de l’investissement correspondrait-elle à une redéfinition de la plus-value relative? Un nouveau rapport de régulation est-il en train de se mettre en place? La restructuration industrielle entendue comme rétablissement d’une nouvelle forme de domination est-elle passée? Selon la réponse, la signification de l’échec se transforme. C’est là la question non italienne que pose cet échec italien. Cette résorption de l’anomalie sauvage italienne correspond-t-elle à une stabilisation, à une normalisation des rapports de classe, à une réaffirmation de l’hégémonie américaine ainsi qu’au caractère désormais subalterne de l’Europe occidentale comme centre d’accumulation mondiale?
D’autres enjeux plus immédiatement politiques apparaissent aussi. L’ensemble des mouvements sociaux et intellectuels qui se sont cristallisés dans le phénomène d’une gauche révolutionnaire ou contestataire renouant avec la tradition des années vingt, n’a-t’il pas su répondre que de façon purement négative au problème posé par la conquête d’espace de transformation? N’a-t-il pas buté, lui aussi, sur l’écueil traditionnel dans les démocraties représentatives d’une alternative piégée basculant d’un réformisme velléitaire et impuissant à un terrorisme hémiplégique et tout aussi inconséquent. Dans un cadre dominé par une forte crise des paradigmes classiques de référence, n’a-t-il pas été atteint aussi, sans parfois bien s’en rendre compte, par une crise de la politique comme catégorie ou domaine délimité? La politisation du social a nourri le gauchisme et la crise de légitimité des démocraties représentatives; mais l’implosion du politique, voire du « social » lui-même, qu’elle contenait en boomerang, associé à la crise du grand modèle « alternatif », c’est-à-dire du socialisme « réalisé » dans ses diverses variantes, n’a-t-elle pas balayé les espoirs d’une organisation politique révolutionnaire alternative8?
Trois réponses italiennes à l’échec des deux opéraïsmes
En Italie trois réponses ont été couramment avancées pour expliquer cette résorption de l’anomalie sauvage italienne. Le premier type de réponse insiste sur les limites « objectives » de la situation internationale de l’Italie. Le second, sur les limites subjectives internes. La troisième, sur les limites théoriques du « modèle » opéraïste, si l’on veut risquer cette analogie.
L’explication de l’échec italien par les limites objectives de la situation internationale ne saurait être écartée a priori. Dans cette optique, la fragilité endogène de la position de la classe dirigeante italienne due à une très forte combativité ouvrière, associée à un Parti communiste très puissant, ainsi qu’à un régime parlementaire non restructuré, comme il l’avait été en Angleterre dans les faits ou constitutionnellement en France avec la fondation de la Cinquième République, aurait conduit à un renforcement des liens avec les États-Unis (dépendance monétaire et militaire directe). Un relâchement des liens avec les États-Unis, un minimum d’autonomie relative comme on retrouve en France avec la stratégie gaulliste qui se concilie l’électorat communiste, s’avèrent exclus. Aucun des grands partis politiques italiens ne se déclare pour la moindre rupture avec le marché mondial, ou avec le système des alliances. Le PCI en particulier. Il s’en serait suivi une disparition de la fonction de représentation institutionnelles de l’opposition réelle. Le déséquilibre créé résulterait d’une combinaison d’un cadre international gelé (surtout avec la question yougoslave de la succession de Tito), et d’un immobilisme interne en matière de réformes. La situation internationale aurait bloqué l’accès du PCI au pouvoir tandis que son exclusion rendait impossible les réformes. La formule du « compromis historique », prônée comme stratégie officielle du PCI, de septembre 1973 à novembre 1979, n’était qu’une solution formelle, le terrorisme rouge se serait nourri de ce vide oppositionnel au niveau institutionnel, jusqu’à devenir lui-même une composante du jeu institutionnel et de sa restructuration autoritaire9. L’intérêt de cette prise en compte de la situation internationale est de fournir un élément d’explication du dérapage terroriste qu’on chercherait en vain dans les événements de Bologne du Printemps 1977 au cours desquels l’Italie vécut son Mai 1968, et que par ailleurs la vitalité, la capillarité du mouvement social semblait pouvoir aisément conjurer.
Avant même que la question du « terrorisme » n’en vienne à précipiter les choses de façon totalement incontrôlable, l’opéraïsme avait déjà été très sensible au caractère éminemment éphémère des victoires ouvrières de 1968-1970. Si toute une tradition intellectuelle et réformiste au sein du PCI présentait cette force ouvrière comme une composante structurelle modifiant durablement le rapport de force au sein des institutions et de l’État parce qu’au fond, cette poussée était jugée compatible avec la planification et le développement, les opéraïstes, quels qu’ils soient, ont toujours défendu une idée plus négative : la lutte ouvrière met en crise la planification et le capitalisme comme développement; et contrairement à l’idée courante, l’incompatibilité n’est jamais stratégique – le propre du mode de production capitaliste au stade du « capital social », du mode de régulation qui s’est instauré après 1929, c’est justement d’admettre que stratégiquement, à long terme, la classe ouvrière n’est pas intégrée14. L’incompatibilité et l’enjeu se situent tactiquement, à court terme. Cette idée a nourri, au sein de l’opéraïsme détaché du PCI après 1966, une thématique de l’organisation. Celle-ci est conçue comme la faculté d’anticiper le rythme de la restructuration capitaliste, de la décomposition, et donc de faire trébucher la tactique de l’adversaire. Le volontarisme anticipateur du léninisme est repris mais le côté provocateur, sur le plan culturel, de cette reprise du léninisme, a un peu caché la radicale inversion des valeurs : à la classe ouvrière la stratégie, le long terme; au parti, la tactique! À partir de l’échec de Potere Operaio comme groupe centralisé (1972-1973), cette idée d’anticipation est reprise sous la forme de multiples mots d’ordre offensifs sur les terrains délaissés par le mouvement ouvrier officiel et considérés comme stratégiques au sens d’une surdétermination capable de faire basculer le rapport des forces qui se neutralisent (voir le thème de l’ouvrier-social, qui se substitue à la référence à l’ouvrier-masse au moment où elle est reprise par les forces politiques institutionnelles, et sa cristallisation dans l’« autonomie »15).
Mais dans le rameau de l’opéraïsme rattaché au PCI désormais, même s’il occupe une position très marginale dans l’appareil politique, on retrouve une inquiétude analogue. L’idée que, sans investir le « retard du politique » en renversant le sens, la lutte de classes en Italie ne mènera nulle part sinon à un effritement des positions conquises en 197016.
Après Bologne, on verra apparaître: a) une rupture consommée entre le mouvement social, particulièrement chez les jeunes, et le PCI. L’expulsion du syndicaliste Lama en fut le symbole. Pareil événement avait eu lieu dix ans plus tôt en France, par exemple, tandis qu’en Italie, jusqu’à cette date, les ponts n’avaient jamais été rompus totalement; b) une rupture entre la sphère organisée politiquement depuis 1968, c’est-à-dire l’ensemble de la gauche extra-parlementaire, et le nouveau mouvement social. Et malgré des efforts multiples, cette coupure se redouble par la coupure entre une sphère organisée minoritaire (l’autonomie organisée) et un mouvement social qui fait imploser les catégories culturelles et politiques qui avaient maintenu l’aspect classiquement politique des groupes, même s’ils professaient un solide mépris pour la politique institutionnelle17. Ces deux ruptures seront donc lues simultanément ou alternativement, selon les protagonistes mêmes de l’opéraïsme, comme une coupure fatale avec le mouvement ouvrier officiel, comme l’insuffisance dramatique d’une organisation capable de faire face au blocage puis au reflux qui suit le grand rassemblement contre la répression, en automne 1977, à Bologne, comme une sous-estimation tragique de la puissance répressive de l’État, comme un retard complet sur le plan de la préparation à une affrontement violent ou comme une ambiguïté mortelle vis-à-vis du terrorisme spontané, endémique et groupusculaire du mouvement. Selon la pondération de ces multiples éléments, on peut déduire une multiplicité de positions ou de directions suivies par le courant opéraïste, c’est-à-dire toute la génération politique de la décennie 1969-1979.
Ces directions étaient extrêmement diverses et le plus souvent contradictoires, y compris au sein des opéraïstes « autonomes »18, avant que la répression ne réunisse ce que la conjoncture politique avait séparé, voire dissous.
L’élément déterminant, quoi qu’il en soit, semble bien un échec à créer une organisation politique permanente, alternative au mouvement ouvrier. Et que l’on dise que la répression étatique a devancé cette constitution qui lui paraissait insupportable, ou que l’on dise que l’inconsistance sur ce plan a favorisé l’opération du 7 avril ne change rien à l’argument.
C’est sur ce plan qu’il paraît intéressant d’analyser la troisième explication de l’échec proposée par les composantes opéraïstes proches du PCI19. Selon cette position, l’échec politique du premier opéraïsme et de l’« autonomie » est dû à des erreurs théoriques de fond: le passage de la force de travail (dans une analyse de la composition de classe) à la classe ouvrière (niveau d’analyse se situant sur le plan de l’organisation politique) n’est ni immédiat, ni linéaire, ni déterminé par une causalité de la structure immanente à cette composition de classe. La structure du rapport capital/travail ne permet pas de passer de façon obligatoire à l’organisation: cette dernière exprime en effet l’histoire accumulée des formes d’organisation et des luttes passées, ainsi que le type de rapport consolidé au sein de l’État20. L’idée d’organisation modelée strictement sur la composition de classe, qui dominait dans l’opéraïsme trontien d’avant 1970 et qui perdure dans l’opéraïsme autonome, débouche sur un refus de la représentation, des médiations institutionnelles, d’une autonomie de la conscience de classe. Cette critique théorique se double d’un discours conjoncturel.
S’il existait bien une certaine productivité immédiate de la catégorie de composition de classe sur le plan politique dans les années soixante, encore que ses effets aient été toujours limités à partir de la crise et du blocage du rapport de classe dès 1970, les luttes ouvrières, à elles seules, sont incapables d’entamer la structure de l’État. Seule la prise de compte de l’« autonomie » relative du politique peut sortir de l’impasse. À partir de là, on retrouve les éléments traditionnels de l’euro-communisme: une critique du caractère nuisible du « corporatisme » ouvrier qui s’exprime dans les syndicats réformistes et keynésiens, l’alliance la plus large comprenant donc soit une union de la gauche, soit un gouvernement d’union nationale autour d’un programme de démocratisation de l’État et de modernisation des structures industrielles, ainsi que de moralisation de la vie politique.
La réponse à cette critique du côté « autonome »21, du berger à la bergère, consiste à la retourner. Si l’on admet – ce qui est le cas chez l’ensemble des opéraïstes – que l’on ne saurait passer linéairement, ou mécaniquement, de l’analyse de la composition de la force de travail à la classe ouvrière comme catégorie historique et politique, en quoi la médiation institutionnelle représentée par le PCI garantit-elle une présence conflictuelle hégémonique au sein de l’État? En quoi garantit-elle une indépendance de l’intérêt ouvrier par rapport aux exigences de rationalisation et de « profitabilité » des entreprises et du capital social conçu comme l’incarnation de l’intérêt collectif des capitalistes? Et ceci particulièrement si ce rapport prend la forme d’une formule subalterne sans avenir (irréaliste sur le plan international, comme sur le plan intérieur) qui ne participe au pouvoir que sur le plan répressif, en détruisant tout ce qui se trouve sur sa gauche22?
Au fond, dans les deux cas, surgit un problème: celui de la représentation et du cadre dans lequel une organisation d’une composition de classe porteuse d’une rupture et d’une transformation du rapport salarial peut « se conserver et s’augmenter ». Ce point paraît l’un des points aveugles de l’opéraïsme: il est lié à des questions telles que celles de l’idéologie ou la conscience, qui ne reçoivent dans ce courant théorique que des solutions éristiques, polémiques et non positives. Plus profondément, il nous semble lié à une crise de productivité, de fécondité de la matrice cardinale de l’opéraïsme, c’est-à-dire d’un schéma qui décalque la position de la classe ouvrière par rapport au capital: dans et contre. Ce schéma avait permis de fournir une théorie de la lutte de classe différente du modèle intégrationniste réformiste, du modèle intégrationniste radical de l’École de Francfort ou du modèle révolutionnaire socialiste, où l’identité de la classe ouvrière se confond avec celle du camp socialiste à un seul ou à plusieurs pays. C’est sur ce point que nous terminerons. Mais pour en arriver là, il nous paraît nécessaire de revenir sur le concept de composition de classe dont l’opéraïsme fait abondamment usage. Il nous semble en effet qu’il est possible de mieux fonder le statut de ce que serait une organisation politique, une idéologie, une théorie de la représentation en affinant cette notion, en développant la richesse potentielle23.
Le schéma développé de la composition de classe
Si, par composition de classe, on comprend l’analyse sociologique de la position du travail salarié au sein des rapports de production (un peu dans la tradition de la sociologie du travail à la française24), qui compléterait et expliquerait les traits émergeant d’une observation purement phénoménologique des mouvements sociaux25, la critique politique de Cacciari paraît fondée. Ce réductionnisme paraît en effet faire bon marché de l’histoire, des spécificités : on n’a jamais pu déduire l’organisation des Trade-Union, de la social-démocratie, ou des Bourses du Travail de la seule analyse du mode de régulation, et encore moins du développement de la grande industrie. Est-ce à dire, que le concept de composition de classe est anhistorique, indéterminé et stérile sur le plan de l’explication politique, ou de la théorie de l’organisation? Nous ne le croyons pas. En effet, la composition de classe peut être interprétée comme un concept visant un niveau déterminé ou bien comme une méthode, c’est-à-dire comme désignation sous une épithète unique d’un processus complexe et d’une méthode d’analyse. Dans le second cas, la composition de classe est une expression qui vise à rendre compte d’une totalité structurée de façon complexe et mixte. De même que dans l’analyse marxienne, il est impossible de séparer réellement, voire même analytiquement, procès de travail et procès de valorisation, ici la composition technique du capital, du travail salarié (état de développement des forces productives, degré de coopération sociale et de division technique du travail), bien qu’indispensable, n’est pas séparable de la composition politique : cette dernière recouvre la sphère de la subjectivité, des besoins, des désirs, de l’imaginaire comme celle des formes objectives de subjectivité, à savoir les formes d’organisation politique, syndicale, culturelle, sociale26.
Ce processus de composition de la classe ouvrière résulte de transformations successives qui ne s’enchaînent pas mécaniquement les unes aux autres, mais qui dessinent l’histoire du capital, sa véritable histoire comme l’histoire du travail salarié dans ses différentes formes27. Sur le tableau I qui est adjoint ici, c’est l’axe temporel vertical qui va du vendeur de force de travail isolé à l’ouvrier social, en passant par le vendeur de force de travail collectif ou par l’ouvrier de métier et l’ouvrier-masse de la grande industrie28.
Aucune de ces séquences ne conduit nécessairement ou inéluctablement à la suivante : en particulier, il n’existe aucune socialisation spontanée du rapport de production capitaliste qui dépende du seul niveau de composition organique du capital. Le passage, d’une ligne à l’autre, du processus dépend strictement, en effet, de la dimension agonistique ou conflictuelle du rapport social. Si le travail salarié est considéré par le capital comme du capital variable, comme un strict appendice du machinisme, ou des conditions du travail (et la composition technique de la classe ouvrière reflète toujours cet a priori réductionniste), il est en même temps travail vivant, pouvoir de socialisation, refus du travail et force de travail se composant de façon antagoniste et contradictoire au sein du rapport de capital. Il possède donc une composition, une composition politique, parce qu’il ne se réduit pas précisément à du travail mort, parce qu’il est porteur de subjectivité, d’invention et au fond de la seule source possible de la valeur future du capital qui lui fait face. À la composition pur état de fait, se superpose donc la composition en train de se faire.
On connaît l’originalité et le renversement de point de vue auquel arrive l’opéraïsme par rapport aux idées classiques sur la constitution des classes dans la société capitaliste. Il y a une double antériorité et une asymétrie des deux classes. D’une part, le rapport de classe précède le rapport de production, il en est la condition sine qua non de son fonctionnement. D’autre part, la constitution en classe s’opère d’abord du côté de la force de travail; la constitution de la classe des capitalistes ne s’opère qu’en réaction à ce phénomène et sur son modèle29. En effet, la constitution de la force de travail en classe ouvrière, en sujet politique, bloquerait rapidement le fonctionnement du système si n’intervenait pas activement un processus de décomposition qui peut prendre la forme du simple fonctionnement de l’économie (restructuration industrielle, crise monétaire, etc.) ou une forme répressive explicite (de la police patronale aux formes sophistiquées d’intervention de l’État). Le but de la décomposition de classe est implicitement ou explicitement – les êtres humains ne sont pas tellement des acteurs inconscients de leur propre histoire! – de ramener la composition de la force de travail à l’état purement technique de simple capital variable. La décomposition peut avoir deux issues: ou bien elle réussit effectivement et nous sommes reconduits à l’état initial. Ou bien cette décomposition échoue car elle se heurte à un mouvement de recomposition qui peut être marquée par une augmentation quantitative ou qualitative des luttes, par des transformations institutionnelles qui modifient l’assiette de la plus-value relative, en socialisant l’extraction de celle-ci à un niveau correspondant au degré de socialisation atteint par la classe ouvrière. Ce processus a alors lui-même deux issues possibles. Ou bien il réussit dans sa visée de décomposition (subjective) de la classe ouvrière en transposant l’affrontement et l’exploitation à un niveau qui désarçonne et déclasse les rapports de force locaux, voire même les organisations historiques du mouvement ouvrier (c’est souvent le cas lorsqu’il se produit une révolution industrielle dans un contexte d’apathie défensive des luttes). Mais on repart alors dans un cycle nouveau (composition technique et politique, décomposition/recomposition/redécomposition), à un niveau de socialisation supérieur; on a atteint un palier, et l’on ne peut redescendre. Ou bien, si ce saut « périlleux » de socialisation échappe au contrôle capitaliste, alors s’ouvre une occasion miraculeuse de « révolution »30. Il est bien évident que pour ce faire, il faut non seulement que le mouvement de recomposition soit très puissant, mais il faut aussi des éléments d’organisation particulièrement élevés (le parti bolchevique dans la Révolution russe), mais aussi le concours de circonstances favorables (la guerre pour 1917) et surtout une capacité du mouvement social à sécréter des anticipations, des projets, ce que Negri appelle, depuis le milieu des années 1970, l’autovalorisation. Ainsi, la Révolution bolchevique ne saurait être réduite à la prise du Palais d’Hiver, en quoi elle est proche du « coup d’État »; il faut y voir l’épiphénomène d’une vague de fond, d’une sorte de « révolution culturelle » qui se prolonge de 1915 à 1923. Ainsi donc, nous sommes en présence d’un nombre extrêmement élevé de possibilités et d’un processus qui concilie à la fois séquence diachronique, synchronie et discontinuité.
Comment définir, dans un tel cadre, la composition de classe? Il est évident qu’un tel schéma idéal-typique permet une combinatoire très importante, mais celle-ci est amplifiée dès que l’on ne suppose pas qu’à chaque période historique ce type de palier est uniforme ou exclusif.
Le mouvement ouvrier traditionnel a mis longtemps à admettre l’idée d’une révolution capitaliste, notamment les grandes discontinuités qu’ont été la crise prolongée de la fin du siècle qui a accompagné la fin du capitalisme concurrentiel, ou celle des années trente, ou encore l’actuelle31. Il a eu encore plus de mal à admettre l’étendue de sa stratification interne (de sa décomposition), notamment le fait qu’aucune figure du travail salarié ne disparaît une bonne fois pour toutes. Nous n’avons pas fait figurer dans ce schéma la figure de la force de travail non libre (esclavage); pourtant, l’on sait désormais le rôle que ce type de travail a joué dans l’accumulation primitive et continue de jouer en plein XXe siècle, tout comme le travail des enfants. Nous savons aussi que l’ouvrier-artisan et l’ouvrier professionnel de la grande industrie standardisée coexistent avec l’ouvrier-masse de l’usine fordienne ou l’ouvrier social du travail abstrait de l’informatique et du « quaternaire ». L’idée d’une superposition constante des différentes figures de la classe ouvrière a été aperçue en particulier dans l’expérience italienne, notamment en ce qui concerne la question de l’hégémonie de l’ouvrier-masse ou de l’ouvrier social posée à partir de 197632. Mais on voit aussi que cette combinatoire, que cette loi de composition n’est pas réductible à une superposition sociologique « objective ». Le tableau suivant correspond à des combinaisons simples du premier type (CC1).
Le plus souvent, en effet, chaque figure d’ouvrier, de force de travail se trouve à un moment précis et irréductible d’un cycle de lutte et d’organisation. La juxtaposition, l’addition de mouvements ouvriers, de luttes (au plan micro-politique de l’entreprise, des établissements et, a fortiori, au plan macro-politique) qui sont dans des phases différentes du cycle de leur composition, a plus de chances d’aboutir à des interférences qui se contrecarrent et s’annulent qu’à des amplifications de résonnances. Et le problème n’a rien à voir avec l’idée militaire de faire marcher tout le monde au même pas pour que le pont s’écroule, puisque chaque portion, section de classe, a des temps propres qui ne sont pas gommables d’un trait de plume ni d’un coup de trompette. C’est la connaissance de ce phénomène qui conduit le mouvement social tantôt à coller à sa réalité sociologique quand il sent instinctivement qu’il y puise des forces, tantôt à s’en détacher lorsqu’il perçoit que celle-ci est son pire ennemi.
Or la fonction d’organisation, le rôle idéologique qu’ont rempli les différentes formes historiques du mouvement ouvrier révolutionnaire, a été précisément de rechercher cette mise en phase, soit en freinant, soit en anticipant tel ou tel développement. On a ainsi remarqué que l’idéologie s’avérait souvent un adjuvant indispensable à toutes les organisations, car elle permettait de maintenir une comptabilité qui aurait explosé autrement sous les coups de la situation objective. On a même l’impression que la spécificité de l’organisation politique dans la société, par rapport aux expressions « sociales » ou « corporatistes », tient précisément à cette capacité de maintenir un lien plus fort que l’hétérogénéité sociale, historique ou culturelle. Cette idéologie peut être « négative », telle une idéologie du refus, du combat; elle peut être positive ou à fort contenu utopique; son rôle n’en demeure pas moins le même. Or, si la « composition de classe » permet bien de penser la place de l’idéologie, sa fonction absolument nécessaire à une organisation politique révolutionnaire, c’est-à-dire à une organisation qui corresponde à une recomposition d’ensemble et donc représente la classe comme composition et non sa décomposition, il faut bien reconnaître avec Cacciari qu’il existe un gros problème dans l’opéraïsme en général (dans ses deux courants). Ce problème, c’est celui du passage d’une idéologie de critique et destruction de l’« état de choses présent » (dedans et contre) à une idéologie d’« autonomisation », de « séparation radicale » d’un projet (dehors et pour).
Dehors et pour: difficultés et renouvellement nécessaire de la théorie de la représentation
La matrice initiale de l’opéraïsme italien lui permet à la fois de: a) penser un statut positif de l’idéologie ouvrière; b) détruire presqu’instantanément sa positivité en la rabattant sur le statut classique de l’« idéologie ».
Quel est le statut positif possible d’une idéologie ouvrière prolétaire ou révolutionnaire – peu importe ici le qualitatif! – c’est-à-dire de l’ensemble des représentations, des projets, des pratiques culturelles qui nourrissent la pratique politique? L’une des idées directrices de l’opéraïsme est que l’invention, l’innovation technologique et sociale constituent un enjeu clé de l’antagonisme social donné et sont produits par lui. Au sein d’un rapport social donné, rapport social saturé de conflit et de domination(s), la « force-invention »33 surgit d’un mode de coopération des singularités, d’un individu d’emblée socialisé, bref d’un individu collectif. Ce thème de la « puissance » préalable à l’exercice de tout pouvoir et source réelle de légitimité est interprété dans le premier ouvriérisme, celui de Tronti par exemple, comme le secret véritable du dynamisme du rapport de production capitaliste. Chez Negri, nettement plus tard, en particulier lorsque le recours aux textes des Grundrisse pour caractériser la maturité du communisme comme « réalisation de la tendance » ne suffit plus34, apparaît autre chose que l’idée du travail du négatif, simple fossoyeur du « vieux monde ». Dedans et contre ne suffit plus; ce que l’on doit penser, c’est la séparation radicale d’avec le rapport d’antagonisme salarié, son indépendantisation et le passage à un projet, à une tension vers la réalisation d’un autre travail, d’une autre activité. Ce flirt terminologique avec l’idéologie alternative et utopiste communautaire allemande, voire même autogestionnaire de la « deuxième gauche » française, qui avait été tellement exécrée par l’opéraïsme à ses débuts, est général35. De même, dans l’opéraïsme du courant vétéro-communiste, la négativité totale de l’ensemble de l’appareil de représentation (le Parti, l’État, l’administration) se trouve renversée. Exaltation de la valeur d’usage des « besoins »36 contre la valeur d’usage, dans le premier cas. Exaltation de la valeur d’usage des institutions (le célèbre « usage ouvrier » des syndicats ou de l’« autonomie du politique »), dans le second. Tout indique que la productivité de l’antagonisme souterrain (dedans et contre, contre mais toujours solidement au sein du rapport de production capitaliste afin de le pousser à accoucher lui-même d’un saut ultérieur de socialisation) touche à son terme.
Cette limite structurelle de la matrice opéraïste est la rançon de sa productivité lorsqu’il s’agissait d’analyser une situation où la classe ouvrière est activement présente au cœur du système du capital et le contraint à de fantastiques mutations37. Mais on pourrait ajouter par boutade qu’une classe ouvrière « trontienne » conquiert du pouvoir – un pouvoir considérable, parfois cynique, toujours matériel – dans la société capitaliste, sans jamais commettre la bêtise de prendre le pouvoir. Elle n’existe que comme force d’opposition, comme un « non solidement ancré au cœur des rapports de production ». Elle n’a pas d’idéologie, et si par malheur elle en a une, celle-ci a toutes les chances d’être contre-révolutionnaire ou réactionnaire. Dans l’opéraïsme, en effet, la notion d’idéologie reçoit un statut très précis. Celui de la forme-salaire: l’idéologie présente par sa forme matérielle la puissance offensive du prolétariat en force défensive. Elle décale et renverse la priorité d’une classe sur l’autre. La forme salaire est la matrice type de toute idéologie spécifique du mode de production capitaliste. Définition d’extension très réduite, mais très efficace dans sa compréhension. Il n’y a donc pas d’idéologie du côté ouvrier qui puisse être positive. La seule réponse qu’appelle la mystification de l’idéologie matérielle est la critique de toute idéologie et la mise à nu véritable du rapport de socialisation. La grève n’est donc pas essentiellement un dommage économique, mais la traduction politique du renversement des rôles38. Mais en dehors de ces formes d’expression pratique du pouvoir ouvrier, la connaissance possède avant tout une fonction réductrice. Le « point de vue ouvrier » exalte et démontre ainsi la « puissance » de la composition de classe. Ainsi, l’analyse, fût-elle la plus cynique de la composition technique du capital, est-elle préférable à la répétition pieuse des « états d’âme » révolutionnaires. La méthode opéraïste correspond à une idéologie de « libération » de l’orthodoxie humaniste et économiciste du mouvement ouvrier. Mais une fois cet effet épuisé, une fois consolidée cette « autonomie » des mouvements de classe vis-à-vis du capital, elle devient contreproductive. En particulier, l’analyse complexe et articulée de la composition de classe, de sa richesse de déterminations est escamotée. Oui, la linéarité, le structuralisme réducteur sont bien des simplifications qui guettent l’opéraïsme et, surtout, le menacent de « stérilité » politique, et ce, dans ses deux versants.
Il est un point décisif sur lequel ce blanc, ce point aveugle de l’opéraïsme aura été aussi son talon d’Achille: celui de la théorie de la représentation. Il est clair en effet qu’on ne saurait se contenter de la théorie – qui est aussi celle de la pratique spontanée et saine des mouvements sociaux récents – du refus de l’institutionnel comme tel, du refus de la délégation. Ni, à l’opposé, de ce tour de passe-passe qui consiste à déléguer au Parti communiste l’expression de la composition de classe révolutionnaire, tout en maintenant un savant ou cynique recul. Si la composition de classe était un concept simple, univoque et linéaire, il n’y aurait aucune raison de maintenir une existence séparée, spécifique de la politique, de la représentation politique. Le refus de la délégation, du jeu institutionnel ont opéré comme autant de rappel de la nouvelle composition de classe. Mais l’identification, le symbolique, le concentré politique ont largement fonctionné dans le mouvement révolutionnaire dès que celui-ci a acquis la complexité et la richesse d’une donnée matérielle vivante.
Il nous semble avoir montré ici qu’en allant jusqu’au bout de la méthode de la composition de classe, on pouvait donner un statut essentiel à l’idéologie positive, à la « projectualité révolutionnaire » et reprendre l’épineuse question de la représentation politique révolutionnaire au sein de la démocratie. Il est probable que la méthode conduit à délaisser la superbe sophistique opéraïste (au demeurant un admirable instrument pédagogique), un temps au moins. La nouvelle composition de classe, le saut de socialisation du rapport de production qui s’annonce, oui… Puissance, pouvoir, «institutionnalité»39, représentations et formes politiques nouvelles, certainement… Faut-il persister à nommer cette composition de classe, classe ouvrière (lato extenso) et épousseter la vieille liturgie et les saintes icônes? Cela, c’est une autre histoire!
Texte prononcé à l’UQAM en novembre 1984 et publié sous le titre « L’opéraïsme italien : organisation/représentation/idéologie ou la composition de classe revisitée », dans Marie-Blanche Tahon et Andé Corten (dir.), L’Italie: le philosophe et le gendarme. Actes du colloque de Montréal, Montréal, VLB Éditeur, 1986, 275 p.
NOTES
1. On ne peut que déplorer le choix de ne pas publier la communication prononcée par Dalla Costa dans les Actes du colloque. Si celle-ci était « trop éloignée des normes éditoriales » de VLB, c’est sans aucun doute en raison de la radicalité de son analyse féministe marxiste et de la subversion du cadre théorique du marxisme orthodoxe qu’engendre son analyse du travail domestique. Si l’opéraïsme se démarque de la tradition marxiste, il reproduit également une certaine orthodoxie que des féministes marxistes comme Dalla Costa ont cherché à dépasser, au prix de leur désaveu. (NdR) ↩
2. Qu’on nous permette ce collage des « deux transitions » de Mario Tronti, Sull’autonomia del politico, Milan, Feltrinelli, 1977; et de la métaphore « hollandaise »: la Hollande ayant représenté pour les philosophes la terre de la liberté, le prolongement de l’espoir de la Renaissance face au carcan absolutiste qui s’installe. ↩
3. Sur l’anomalie hollandaise, voire Antonio Negri, Political Descartes, New York, Verso, 2007; et surtout L’anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, Éditions Amsterdam, 2006. ↩
4. Écrite en prison, cette « Lettre à Félix Guattari », qui est lue par ce dernier lors du colloque, présente les grandes lignes de leur ouvrage commun: Les nouveaux espaces de liberté. (NdR) ↩
5. La Propaganda Due est une loge maçonnique italienne liée, dans les années 1960 et 1970, à des activités criminelles impliquant la mafia, des politiques et des membres du Vatican (NdR). ↩
6. Cette idée, qui corrige la thèse léniniste du « maillon faible », a été développée par Mario Tronti dans Ouvriers et capital, Paris, Entremonde, 2016; mais aussi, de façon moins « léniniste », par Romano Alquati dans « Capitale e class operaia alla Fiat: un punto medio nel ciclo internazionale », dans Sulla Fiat et altri scritti, Milan, Feltrinelli, 1975. Cette hypothèse stratégique, longtemps commune aux deux rameaux de l’opéraïsme constituait, vers la fin des années soixante, une forte ligne de démarcation avec les tiers mondistes (thèse de la rupture à la périphérie), avec les « socialistes » réalisés tenant d’une rupture par le modèle socialistes soviétique et/ou chinois, et, pour finir, avec les pro-chinois des « trois-mondes » (thèse de la rupture par la zone des tempêtes).↩
7. Cette aporie s’est trouvée explorée théoriquement par l’opéraïsme; ce qui a abouti à des réinterprétations nouvelles des classiques, en particulier de Lénine; mais l’ensemble des groupes d’extrême-gauche, en Europe ou ailleurs, a vécu cette contradiction. ↩
8. Les témoignages politiques dont nous disposons maintenant pour l’Europe occidentale (mémoires, essais de « militant·e·s », etc.) révèlent une grande homogénéité des questions, sinon des degrés d’acuité des problèmes ou de leur pondération. On retrouve partout, par exemple, le problème pratique d’une crise de légitimation si forte que le terrorisme sous différents visages resurgit dans un contexte qui n’est pas la situation exceptionnelle des guerres (résistance). La crise profonde des Partis communistes fait également partie du fonds commun. ↩
9. Il est tout de même fascinant de rapprocher les dates d’adoption puis d’abandon de la stratégie du compromis historique par le PCI (septembre 1973-novembre 1979) de la naissance des Brigades rouges (automne 1973 à la Fiat), de leur apogée (enlèvement de Moro en 1978) et de leur première grande défaite (la reddition du brigadiste Peci au général Della Chiesa, en décembre 1979). ↩
10. Le texte qui synthétise a posteriori ce point de vue est « Do you remember revolution? », texte collectif des inculpés du 7 avril, écrit la veille de leur procès et paru dans la revue Il Manifesto et rédigé par Paolo Virno. Ce texte a été adjoint à Antonio Negri, Italie rouge et noire: journal février 1983-novembre 1983, Paris, Hachette, 1985. Voir parmi les nombreux documents militants, le dernier numéro de Potere Operaio, 44, 1973. ↩
11. Romano Alquati, Sulla Fiat et altri scritti, Milan, Feltrinelli, 1975. ↩
12. Cette lecture politique de la restructuration industrielle est une constante de l’opéraïsme. Sur cette dernière période, voir « Do you remember revolution? ». ↩
13. Voir le Quaderni del Territorio, 4-5, Milan, CELUC Libri, 1978, en particulier les contributions de Alberto Magnaghi, Sergio Bologna, Guido Borio et Claudio Greppi, qui montrent les transformations rapides du territoire social et productif ainsi que l’épuisement de certaines formes de luttes du cycle de l’ouvrier-masse. ↩
14. Voir Mario Tronti, Ouvriers et capital, Paris, Entremonde, 2016, en particulier les essais parus du temps de Classe Operaia, ainsi que le post-scriptum. Voir aussi Sergio Bologna, George Rawick, Maria Gobbini, Antonio Negri, Luigi Ferrari Bravo et Francesca Gambino, Operai e Stato, Milan, Feltrinelli, 1972. ↩
15. Il est frappant de constater que le mouvement ouvrier communiste officiel ne s’est intéressé à l’ouvrier-masse que plus de quarante ans après ses premières luttes, et lorsque la restructuration du secteur de l’automobile les mettaient sur la défensive. En France, c’est également le moment où la CGT change totalement d’attitude à l’égard des luttes des ouvriers spécialisés immigrés. Voir l’entretien entre Paolo Pozzi et Antonio Negri dans Dall’opéraio massa all’operaio sociale, Milan, Multhipla, 1978. ↩
16. Mario Tronti, Sull’autonomia del politico, Milan, Feltrinelli, 1977. ↩
17. Les opéraïstes autonomes les plus attentifs à cette contradiction dévastatrice furent certainement Franco Berardi (Bifo) et Sergio Bologna. ↩
18. Il est exact historiquement qu’une partie du « personnel politique » qui grossira les rangs des organisations terroristes à partir de 1977-1978 provient de l’« autonomie »; exact aussi que certains militant·e·s de Potere Operaio (qui comptait près de 5 000 membres à son apogée en 1972) finirent dans les Brigades Rouges. On ne peut pas pour autant faire de la téléologie à l’envers sur plus de dix ans. Quant aux inculpés du 7 avril réunis par le mandat d’arrêt du juge Calogero, certains ne s’étaient plus revus depuis cinq ans! ↩
19. Sur le climat général, on consultera, en français, Fabrizio Calvi, Italie. 1977. Les intellectuels et le Mouvement, Paris, Le Seuil, 1977. Les références clés sur le débat sont italiennes: du côté des opéraïstes du PCI, Alberto Asor Rosa, Le Due Società, Turin, Einaudi, 1977; Giorgio Napolitano, Mario Tronti, Aris Accornero, Massimo Cacciari, Operaismo e centralità operaia, Rome, Riuniti 1978; du côté de l’« autonomie », Antonio Negri, Dall’operaio massa all’operaio sociale, Milan, Multhipla, 1978. Une bonne synthèse se trouve dans le numéro 142-143 de Aut Aut, avec les contributions de Franco Fortini, « Per le origini di Quaderni Rossi e Quaderni Piacentini » et de Roberta Tomasini « Intellectualitra ideologia e scienza operaia ». Voir également Pier Aldo Rovatti, Roberta Tomassini, Maria Grazia Meriggi et Umberto Curi, « Discuzzione su Asor Rosa », Aut Aut, 152-153; enfin le numéro 161 de Aut Aut sur l’irrationalisme et les nouvelles formes de rationalité. ↩
20. Nous suivons ici de très près Massimo Cacciari dans Operaismo e centralità operaia, Rome, Riuniti 1978. ↩
21. Antonio Negri, Dall’operaio massa all’operaio sociale, Milan, Multhipla, 1978. ↩
22. Antonio Negri, Domination et sabotage: sur la méthode marxiste de transformation sociale, Genève, Entremonde, 2019. Pour la critique théorique de la thèse du « capitalisme monopoliste d’État », on consultera, en français: Antonio Negri, « Sur quelques tendances récentes de la théorie communiste de l’État: revue critique », Contradictions, numéro spécial sur le colloque de l’ACSES, 1978. ↩
23. Ces réflexions doivent beaucoup à des recherches comme celle entreprise par Manuel Villaverde Cabral, qui a montré l’existence simultanée de l’ouvrier de métier alors hégémonique sociologiquement avec l’ouvrier-masse naissant dans le Portugal de la République, en 1910-1911. Situação do operariado has vésperas da Republica 1910-1911, Analise Social, Lisbonne, 1977. ↩
24. Voir les travaux d’Alain Touraine (1955) sur la qualification et ses phases aux usines Renault ou le traité de sociologie du travail de Georges Friedmann et Pierre Naville. ↩
25. Voir les travaux de Serge Mallet et d’André Gorz sur la « nouvelle classe ouvrière » dans les années soixante. ↩
26. Sur la définition de la composition de classe, voir Romano Alquati, Sulla Fiat et altri scritti, Milan, Feltrinelli, 1975; ou Antonio Negri, La classe ouvrière contre l’État, Paris, Galilée, 1978. ↩
27. Voir Mario Tronti, Ouvriers et capital, Paris, Entremonde, 2016 ↩
28. Sur ce point, voir l’essai central d’Ouvriers et capital. ↩
29. Nous avons essayé de montrer ailleurs comment Tronti représente un anti-Althusser et le remet la tête à l’endroit sans jamais l’avoir lu d’ailleurs. Voir ma postface à l’édition portugaise d’Ouvriers et capital. ↩
30. Voir « Le capital social », dans Mario Tronti, Ouvriers et capital, Paris, Entremonde, 2016. ↩
31. Sur cette convergence de la théorie française de la régulation (Boyer, Mistral, Aglietta) et de la théorie italienne de la composition de classe, on me permettra de renvoyer à mon article « Les théories américaines de la “segmentation du marché de travail” et italiennes de la “composition de classe” à travers le prisme des lectures françaises », Babylone, 0, p. 175-217. ↩
32. Voir Antonio Negri, « Prolétaires et État », dans La classe ouvrière contre l’État, Paris, Galilée, 1978; et Dall’opéraio massa all’operaio sociale, Milan, Multhipla, 1978. ↩
33. La « force-invention » est une expression forgée sur le calque de la « force de travail » et visant à libérer le contenu alternatif de l’activité humaine par rapport au travail commandé. ↩
34. Le recours privilégié aux Grundrisse dans l’opéraïsme est certainement un trait distinctif de ce courant. La référence la plus systématique est sans doute celle d’Antonio Negri, Marx au-delà de Marx, Paris, Christian Bourgeois, 1979. ↩
35. Voir en particulier l’expérience de Radio Alice, animée par Franco « Bifo » Berardi, à Bologne. ↩
36. La convergence avec l’école de Budapest et Agnes Heller est explicitement assumée. ↩
37. Il est clair que Tronti a une prédilection pour ces situations de « modernisation » dans un contexte de luttes ouvrières ouvertes et « absorbées » à l’intérieur du système. Par exemple, la naissance de la social-démocratie, la naissance de l’AFL-CIO aux États-Unis. Il ne parle pas des situations où la lutte ouvrière bloque totalement le système: du moins, dans Ouvriers et capital. ↩
38. Le pouvoir politique du capital s’organise donc essentiellement dans ce schéma pour répondre à cette menace continuelle. Cette lecture de la « grève générale » et de la grève tout court n’avait pas été faite à notre connaissance. ↩
39. Voir par exemple, Antonio Negri, Lavoro negativo e istituzionalità proletaria, dans Macchina Tempo, Rompicapo/Liberazione/Costituzione, Milan, Feltrinelli, 1982. Ainsi, cette phrase, en page 213, qui pose le problème de la représentation/réplication: « Le travail négatif constitue la cellule d’une autre forme d’existence ». ↩