09 Nov Contre la romance de l’éducation: craquer dans et contre l’université
Par ELI MEYERHOFF
Publié le 9 novembre 2020
Beaucoup d’encre a coulé sur l’éducation au cours du mois d’octobre 2020. De la récupération réactionnaire de la mort d’un enseignant en France aux réactions racistes à la dénonciation de l’utilisation du mot en n par des étudiant·e·s de l’Université d’Ottawa, en passant par la faible médiatisation des élèves du primaire et secondaire qui se sont mobilisé·e·s contre les pratiques racistes de leurs enseignant·e·s, c’est une défense sans bornes de l’éducation dans ce qu’elle a de pire qui a dominé les discours. Même la plupart des prises de position en soutien aux personnes qui dénonçaient le racisme qui traverse tous les niveaux d’éducation se posaient comme une défense de la « vraie » éducation: celle qui pourrait nous mener vers un autre monde. Sous ses formes progressistes et réactionnaires, la romance de l’éducation est bien en forme.
Dans Beyond Education: Radical Studying for Another World, Eli Meyerhoff affirme tout le contraire de ces romantiques: l’éducation n’est pas la solution, mais une grosse partie du problème. En retraçant sur un mode critique l’histoire des universités étatsuniennes, il démontre l’imbrication de l’éducation – un mode particulier d’études – à la manière capitaliste, colonialiste, étatiste, hétéronormative et raciste – entre autres – de faire le monde. Dans cette version légèrement modifiée de l’introduction du livre, il ancre ces considérations dans l’histoire particulière de Corey Menafee: un plongeur afro-américain qui a craqué sur son milieu de travail – la cafétéria du Calhoun College de l’Université Yale – où était affiché un vitrail représentant des esclaves, qu’il a fracassé avec un manche de balai. Meyerhoff se saisit du discours de Menafee sur son geste pour exemplifier sa critique de l’éducation telle qu’elle s’impose à l’université en tant que mode d’études hégémonique qui reproduit une manière oppressive de faire le monde. Alors que Yale présente le geste de Menafee comme le contraire de la civilité et, surtout, des études, Meyerhoff s’efforce de démontrer qu’il s’inscrit plutôt dans le mode d’études alternatif qu’est celui de la tradition noire radicale, qui lie les études théoriques aux pratiques militantes. Si Menafee a craqué à l’université en faisant violence à un objet esclavagiste et raciste, ce n’est pas du fait de son indigence, mais de la violence classiste, colonialiste et raciste qu’il a lui-même subi quotidiennement sur son milieu de travail, à laquelle il répond par une alternative au mode d’études basé sur l’éducation et à l’économie affective qui y est associée. Meyerhoff démontre le danger que représente ce geste radical pour Yale, mais il met aussi en garde contre la capacité de l’université à le récupérer pour renforcer l’emprise hégémonique de son mode d’études.
Il me semble qu’il y a un parallèle à ne pas manquer entre l’histoire de Menafee le geste des élèves et des étudiant·e·s qui dénoncent présentement l’utilisation du mot en n par leurs enseignant·e·s et professeur·e·s et, plus généralement, le racisme qu’iels subissent quotidiennement dans les institutions d’éducation. À bien des égards, ces personnes ont fait l’objet du même cadrage raciste, qui ne posait pas leur geste comme quelque chose d’étudié et raisonné, mais d’impulsif et violent. Suivant Meyerhoff, il faut souligner que l’éducation n’est pas la solution à ce traitement raciste de la résistance, mais la raison-même pour laquelle les voix de celleux qui luttent sont inférieures à celleux qui défendent leur « liberté » académique et d’enseignement: lire leur « pouvoir » au sein du mode d’études basé sur l’éducation. Alors que les écoles, les cégeps et les universités commencent à prendre acte des revendications étudiantes, il faut rester critique vis-à-vis de la possible institutionnalisation de leurs luttes, dont la reconnaissance pourrait davantage servir les tenant·e·s de l’éducation à tout pris qu’une réelle transformation de notre manière de faire le monde. Une telle démarche implique nécessairement de repenser radicalement notre manière de l’étudier et il me semble que les luttes actuelles et passées des élèves et étudiant·e·s racisé·e·s nous donnent une bonne base pour cela. — ÉH
« Si notre bonheur implique de se détourner de la violence, notre bonheur est violence. »1
La chercheuse féministe Sara Ahmed a craqué contre son université2. Ayant accumulé plusieurs frustrations au cours des ans, elle a publiquement dénoncé, en 2016, le sexisme du milieu universitaire et, plus particulièrement, le harcèlement sexuel d’étudiant·e·s par des professeurs: dénonciation qui a préfiguré l’explosion du mouvement #MeToo en 2017. Elle a ensuite démissionné. Après avoir essayé pendant plusieurs années de résoudre ces problèmes en utilisant les mécanismes institutionnels « appropriés », elle a conclu que le problème ne se résume pas simplement à des individus qui agissent mal, mais renvoie plutôt à « un enjeu de culture institutionnelle, qui s’est construite autour (ou pour permettre) les abus et le harcèlement. »3 Malgré quelques petites victoires, l’absence de progrès l’a épuisée: « tellement de travail pour si peu d’avancées. » Dans un article de blog où elle affirme que « démissionner est un geste féministe », elle décrit le moment où elle a craqué:
« Voir les histoires se reproduire malgré tous nos efforts a été l’une des expériences les plus difficiles de ma carrière universitaire – en fait, l’une des expériences les plus difficiles de ma vie. J’ai trouvé ça complètement révoltant. Pour compléter l’histoire: j’ai initialement demandé un congé sans solde, car ce travail peut être démoralisant et épuisant. Sauf que pendant les démarches pour obtenir le congé (et avec la difficulté de prendre des dispositions en mon absence), j’ai ressenti un crac: c’était un crac féministe. Ma relation avec l’institution s’est un peu trop cassée. J’ai eu besoin d’une vraie pause. J’ai atteint la limite.
Ce crac peut sembler assez violent, voire dramatique. Démissioner dans une perspective féministe – et rendre cette démission féministe publique – attire l’attention. Ça détonne; ça peut résonner brutalement. Dans mon cas, cette pause a été appuyée par plusieurs de mes collègues, mais pas tou·te·s. On a décrit mon geste comme téméraire, un mot qui est utilisé pour désigner une action trop rapide et imprudente. Craquer est souvent une question de timing. Un crac peut sembler momentané. Sauf que le crac est un moment dans une histoire: et cette histoire peut être l’accumulation des impacts de ce à quoi on s’est heurté. Pensez-y un peu: vous devez faire plus, vous n’arrivez pas à passer à travers. Vous avez eu des centaines de rencontres avec des étudiant·e·s, des universitaires, des administrateur·trice·s. Vous avez écrit des blogs sur le problème du harcèlement sexuel et le silence qui l’entoure. Puis, toujours, le silence. Démissionner est un point critique: un geste devenu nécessaire à la lumière de ce que les gestes précédents n’ont pas pu accomplir. Les gestes qui n’ont rien donné passent inaperçus pour celleux qui n’ont pas participé à l’effort. C’est ainsi que le geste qui renverse une histoire, qui rompt ses rangs afin de la faire tomber pour de bon, est jugé téméraire.
Dans ce cas: je veux bien être téméraire. »4
Le 30 mai 2016, Ahmed a démissionné, après vingt ans de travail en tant que professeure. N’ayant pas eu à négocier quoi que ce soit avec son université, elle a pu continuer à dénoncer le sexisme au sein des universités et au-delà, en amplifiant son travail féministe.
Craquer est une façon de répondre à une impasse de l’université – une situation qui semble impossible à surmonter. Ahmed a confronté l’impasse du sexisme (imbriquée à celles du racisme et de l’hétéronormativité, parmi tant d’autres). Sa réponse par le crac a marqué un important contraste avec la réponse de l’administration de son université: pousser tout le monde à passer à autres choses. Celleux qui refusent de passer à autres choses sont ainsi, suivant les mots d’Ahmed, « jugé·e·s téméraires », puisque leur geste « renverse une histoire ».
Corey Menafee est également reconnu pour avoir craqué contre son université. Le 13 juin 2016, il a décidé de fermer une fenêtre pour de bon. Pendant une pause, ce travailleur afro-américain de trente-huit ans, engagé aux services de la cafétéria du Calhoun College de l’université de Yale, a fracassé un vitrail représentant des esclaves afrodescendant·e·s avec un manche de balai. Par la suite, il a expliqué comment, deux semaines avant son geste, un visiteur de Yale avait discuté avec lui de l’image représentée sur le vitrail:
« C’était lors de la fin de semaine de retrouvailles, [un ancien de Yale] est venu avec sa fille de 10 ans… Il a mentionné que l’image était déjà là, il y a 10 ans, alors qu’il était étudiant, et qu’elle était toujours là. Je veux dire: tu peux seulement imaginer le genre d’émotions qui traversent un.e Afro-Américain.e, si je peux le dire ainsi, en regardant une image de deux esclaves – deux vrais esclaves récoltant du coton. »5
Après avoir été arrêté et accusé au criminel, Menafee a démissionné de Yale et donné plusieurs entrevues à des médias locaux et nationaux. Le tollé contre l’université qui a traversé le pays a poussé Yale à abandonner les charges contre lui et à le réembaucher. Or, tout cela était conditionnel à une disposition bâillon empêchant Menafee de faire « toute autre déclaration publique » sur son geste et sur la réponse administrative de l’université6. L’administration de Yale a cherché à enterrer la controverse que le geste de Menafee et ses prises de parole ont exposée publiquement. La vice-présidente des communications de Yale, Eileen O’Connor, a affirmé que la disposition bâillon avait été imposée « pour que tout le monde puisse maintenant passer à autres choses. » Malgré leur volonté de le faire taire, ses propos sur l’événement sont restés publics. Il faut comprendre les mots de Menafee: même si « vous pouvez seulement imaginer », vous pouvez toujours essayer « d’imaginer le genre d’émotions qui traversent un Afro-Américain » quand il voit cette image glorifiante de l’esclavage et quand il lit le nom du propriétaire d’esclaves colonialiste John C. Calhoun sur le bâtiment de l’université de Yale: son lieu de travail quotidien.
Les histoires de racisme et de sexisme au sein de l’éducation postsecondaire sont typiquement dépeintes comme les « histoires d’horreur » appartenant à un passé enfoui qu’il ne faut pas déterrer. Au contraire, les cracs d’Ahmed et de Menafee démontre que ces histoires continuent d’être vécues. Je prend ici le relais d’Ahmed et de Menafee et de tou·te·s celleux qui sont « prêt·e·s à être téméraires ». J’ai moi aussi craqué à l’université. Quand j’étais aux études supérieures, la vie académique me semblait contradictoire: nous étions confronté·e·s à une pression hyper-compétitive pour gravir les échelons professionnels, alors que le nombre d’emplois potentiels diminuait. Discuter de santé mentale et de la difficulté à supporter la pression était stigmatisé. Quand un collègue aux études supérieures s’est suicidé, j’ai craqué. J’ai décidé d’utiliser ma thèse, qui est maintenant publiée sous la forme du livre Beyond Education: Radical Studying for Another World, pour étudier l’objet de mon crac — l’université — afin de « renverser son histoire ». J’écris sur ce que veut dire craquer à et contre l’université — pour se défaire de l’université avec d’autres qu’elle a aussi défait. Ensemble, nous pouvons percer les secrets de l’université. Ensemble, nous pouvons créer des espaces d’études où la violence n’est pas cachée entre les lignes d’histoires romantiques ou sous des masques de bonheur.
La controverse entre Menafee et Yale soulève des questions qui motivent mes recherches. Menafee s’est buté à l’impasse du racisme à l’université. Sa réponse a été de détruire l’objet offensant, ce qui a déclenché un important débat public. Yale a répondu en mettant en scène une crise de relations publiques. L’université a cherché à mettre un terme aux études critiques initiées par Menafee. En démasquant le récit normatif de l’éducation postsecondaire sur l’agitation, Menafee a exposé certaines des violences qu’elle cache. Qu’est-ce que cela signifie de lier Menafee et études, alors que l’université représente le travail de services et les études comme des réalités irréconciliables? Considérant la disposition bâillon imposée à Menafee par Yale, comment les études de Menafee menacent-elles le mode d’études normatif de l’université, c’est-à-dire l’éducation?
Fracasser la fenêtre raciste de l’université ou: comment ouvrir une histoire
Avant que Menafee se fasse imposer la disposition de bâillon, il a décrit, en entrevue, les émotions qui l’ont parcouru en voyant le vitrail:
« Tu sais, c’est une image – c’était juste une image – qui, tu sais, dès que tu la regardes, ça fait juste mal. Tu le sens dans ton cœur, c’est comme, oh man – c’est ici, au 21e siècle, tu sais, nous sommes dans une ère moderne, où on ne devrait pas être soumis·e·s à ces images primitives et dégradantes… C’était un petit morceau de verre, qui n’était pas plus gros qu’une tablette. Elle représentait un homme et une femme, tou·te·s deux ayant l’air Afro-Américain.e.s, debout dans un champ de cultures blanches, qui semblaient être du coton, avec des paniers au dessus de leurs têtes. Et je crois que l’un·e des personnages est en train de sourire, ce qui est comme tellement condescendant, parce que, si on regarde l’esclavage maintenant, ce n’était comme pas une période heureuse pour les Afro-Américain·e·s. »7
« J’ai pris un balai et comme c’était assez haut, j’ai grimpé, je m’y suis rendu et je l’ai fracassée… Nous sommes en 2016, je ne devrais pas avoir à venir travailler en voyant des choses comme ça… Je me suis juste dit: « Cette chose tombe aujourd’hui. Elle me fatigue. » »8
« J’étais au courant de toute la controverse derrière le nom de John Calhoun et ce qu’il représentait. Cependant, je ne veux pas aller de l’avant et dire que cela a directement contribué à ce que j’ai fait. J’étais tout simplement fatigué de voir cette image. Je ne sais pas, tu en as juste assez. Un point arrive où c’est comme: trop, c’est trop. Je ne sais pas. Je pense que c’est comme Le Coeur révélateur d’Edgar Allan Poe. Le temps de la chose, placée dans un coin de la pièce, était inconsciemment compté – quelque part dans mon subconscient. »9
Ses mots débordent d’émotions: fatigué, tu en as juste assez, ça fait juste mal, tu le sens dans ton coeur, primitives et dégradantes, tellement condescendants, Le Coeur révélateur.
Menafee et Ahmed partagent la renommée académique d’avoir craqué contre leur université, et ce, pour des raisons différentes, mais liées: iels ont respectivement attaqué le racisme et le sexisme institutionnels10. Leurs cracs respectifs ont également impliqué leur démission de l’université, mais de manières différentes. La démission d’Ahmed était intentionnelle, alors que Menafee, en fracassant la fenêtre, n’avait pas l’intention de démissionner, mais de refuser le plantation-nisme de Yale. Il a démissionné parce que c’était l’option que lui et son syndicat avaient négociés avec les responsables des ressources humaines de Yale.
La théorie d’Ahmed sur « la politique culturelle des émotions » — qu’elle a développé au sein et au travers de ses luttes contre les universités — peut nous aider à comprendre le geste de Menafee. Ahmed recadre les émotions, non pas dans les sujets ou les objets (comme dans les expressions courantes « j’ai des sentiments » ou « ce livre est triste »), mais comme des mouvements, des associations et des circulations d’objets et de signes qui ondulent à travers et entre les corps11. Ce que nous voyons comme les limites et les surfaces des corps — en tant qu’individus et collectivités — ne préexiste pas les émotions, mais se forment plutôt à travers la circulation des objets de l’émotion. Des formes de douleur, de peur, d’amour, de haine, de honte et d’autres émotions peuvent lier un groupe en une communauté, qui place certaines personnes en son sein, en tant que membres, et en exclut d’autres.
Ahmed décrit les émotions comme productives d’une impression que les individus et les collectivités ont des surfaces, à travers des « intensifications du sentiment »12. Dans son allusion au Coeur révélateur de Poe, Menafee décrit son subconscient comme une « pièce ». Après six mois de travail dans ce bâtiment, Menafee avait accumulé de la douleur psychique en lien à la fenêtre: ce cœur-couvert-mais-toujours-battant, « placé dans un coin de la pièce », dont le temps « était inconsciemment compté »13. Il en est venu à voir la surface du bâtiment comme liée à son identité, comme si les murs des pièces représentaient la surface de son propre corps. Un vitrail offre une image aux personnes qui le regardent de l’intérieur et de l’extérieur. Sans cesse voir la fenêtre de l’intérieur, de cette « pièce » de son « subconscient », intensifiait son sentiment de douleur, ce qui reproduisait l’impression que la vitre était une surface homologue à son propre corps. De plus, imaginer des personnes regarder cette image de l’extérieur — comme lorsqu’il en a parlé avec l’ancien étudiant de Yale et sa fille de dix ans — intensifiait la sensation de douleur de Menafee, qui devait sympathiser avec elleux alors qu’iels exposaient leur rapport critique à l’image, qu’il considérait comme une partie de lui-même. Cette intensification de sa douleur a produit son désir de fracasser la surface — de se débarrasser de l’objet de sa douleur et de réorienter le rapport de son corps à la douleur.
Ce sentiment de douleur est lié à ses souvenirs, à la fois personnels et historiques14. Dans ses entrevues, Menafee ne lie pas son geste à son histoire personnelle et la disposition bâillon nous empêche de lui demander de développer davantage Il a grandi dans le contexte des inégalités et des ségrégations de race et de classe et du « town-and-gown »15 de la ville de New Haven. En 2001, il a obtenu son diplôme d’une université historiquement noire, la Virginia Union University, « fondée en 1865 pour donner aux esclaves émancipés une opportunité d’éducation et d’avancement. »16 Par la suite, il est revenu à New Haven pour travailler pendant quelques mois en tant qu’enseignant suppléant dans les écoles ségréguées de New Haven, puis il a ensuite travaillé pendant neuf ans pour les services de l’université élitiste et majoritairement blanche qu’est Yale17. Menafee identifie la source principale de la douleur infligée par l’image à la déformation des émotions des esclaves afro-américain·e·s, qui sont représenté·e·s « en train de sourire ». Il trouve que c’est « tellement condescendant » de blanchir la violente histoire de l’esclavage par une image qui la présente comme « une période heureuse ». Son indignation a peut-être été accentuée par le mouvement pour changer le nom du Calhoun College. Quatre mois après avoir fracassé la vitre, lors d’une manifestation de la Change the Name Coalition, il a affirmé, dans un discours, que: « Nous ne voulons plus que le nom Calhoun jette de l’ombre sur notre université. »18 Publié en 2001, le rapport Yale, Slavery and Abolition décrit John C. Calhoun comme un étudiant de Yale, dont les frais de scolarité ont été payés par les profits du travail des esclaves, qui s’est enrichi et a gagné beaucoup de pouvoir politique en tant que propriétaire d’une plantation et d’esclaves, jusqu’à devenir un homme d’État ayant exercé « une énorme influence politique sur la préservation de l’esclavage. »19 En 1930, l’Université de Yale a décidé de nommer le « Calhoun College » en son honneur. Les profits du travail des esclaves ont fourni une bonne partie du capital nécessaire aux premières bourses, aux premiers bâtiments et au fonds de dotation de Yale, dont le campus était lui-même un site de travail d’esclaves20.
Les différentes tentatives pour exposer au grand jour les liens historiques entre Yale et l’esclavage s’entrecroisent aux luttes ouvrières de cette université. Le rapport Yale, Slavery and Abolition a été rédigé par trois étudiant.e.s aux cycles supérieurs qui s’organisaient dans leur syndicat. Menafee pourrait avoir considéré son geste dans la continuité des résistances ouvrières dans l’histoire de Yale. Selon l’historien Zach Schwartz-Weinstein, « la longue histoire, submergée de destructions de propriétés et d’’actions directes par les employé.e.s de Yale » comporte un incident en novembre 1969, lors duquel une serveuse noire de la cafétéria, âgée de trente ans , Colia Williams, a jeté un verre d’eau au visage de son superviseur blanc qui la harcelait, les actions des grévistes de 1971 qui ont « détruit le câblage et les pneus des véhicules universitaires » et l’explosion incendiaire d’un bureau de la sécurité universitaire, en 1977, au cours d’une grève de treize semaines: l’une des vingt grèves ayant eu lieu sur le campus de Yale entre les années 1940 et aujourd’hui21. Bien que le geste de Menafee n’ait pas eu lieu pendant une grève, son syndicat l’a soutenu contre les accusations et s’est battu pour sa réembauche.
En plus de considérer les motivations qui ont conduit Menafee à fracasser la fenêtre, nous pouvons nous interroger sur les motivations de Yale à le faire taire. Pourquoi l’administration a-t-elle trouvé les propos de Menafee si dangereux, au point de lui imposer une disposition bâillon? Comment le discours public d’un plongeur de cafétéria a-t-il pu menacer une université ayant un fonds de dotation de 25 milliards de dollars et 4 400 professeur.e.s membres22? La réponse peut résider dans le pouvoir contagieux des émotions. Alors que les médias amplifiaient sa voix sur la scène nationale, Menafee invitait le public à « imaginer le genre d’émotions qui traversent » une personne afro-américaine comme lui en voyant des représentations déformées d’esclaves « en train de sourire ». Il a invité les auditeur·trice·s à faire preuve d’empathie envers lui – à se connecter aux émotions qui circulent entre, devant et en lui, ses camarades travailleur·euse·s de services, les étudiant·e·s noir·e·s de Yale et tou·te·s les autres qui ressentent de l’indignation envers le racisme. Cela dit, en sympathisant avec la douleur de Menafee, le public ne ressent pas réellement sa douleur.
Ahmed souligne « l’impossibilité de ressentir la douleur des autres », comme « l’empathie reste un « sentiment souhaité » par lequel les sujets « ressentent » quelque chose de différent que ce que ressent l’autre, alors même qu’ils imaginent ressentir ce que ressent l’autre. »23 Elle en appelle à une « éthique de la réponse à la douleur », qui « implique d’être ouvert à être affecté·e par ce que l’on ne peut pas savoir ou ressentir… L’insaisissabilité de ma propre douleur est menée à la surface par l’insaisissabilité de la douleur des autres. »24 Elle met également de l’avant une politique de la réponse à la douleur des autres. Prêter l’oreille à une « douleur qui ne peut pas être partagée par l’empathie » entraîne « la revendication d’une politique collective, qui n’est pas fondée sur la possibilité de se réconcilier, mais sur la reconnaissance de l’impossibilité d’une réconciliation ou sur le fait de vivre ensemble, côte à côte, tout en ne constituant pas une unité. »25 S’engager dans une telle réponse éthique et politique à la douleur de Menafee implique de lutter contre l’impasse du racisme à l’université, notamment en participant au mode d’études critique pratiqué par Menafee et d’autres dans le mouvement Change the Name. L’appel d’Ahmed pour une politique de réponse à la douleur des autres résonne avec mon argument selon lequel nous devons poser l’impasse de l’éducation postsecondaire comme une question politique, qui force le public à se demander: de quel côté suis-je? Le concept de « mode d’études » peut aider à clarifier les partis opposés de cette lutte politique, ainsi que les enjeux qu’impliquent le choix d’un parti. Choisissez-vous d’être complice avec Menafee et les luttes du mouvement Change the Name pour démanteler le racisme institutionnel dans les universités ou prenez-vous le parti des tentatives de maintien de l’ordre dominant de l’administration? Participez-vous au mode d’études de Menafee, qui combine l’action directe – comme le fait de fracasser une fenêtre – à une réflexion critique sur et une organisation contre l’histoire et le présent racistes de Yale? Cette approche politique contraste fortement avec la réponse de l’administration de Yale à l’impasse provoquée par le geste de Menafee. Leur réponse interprétait cette impasse comme une question analytique, ce qui la dépolitisait en occultant les partis et les enjeux du conflit. L’administration a déployé un langage moralisateur par son opposition à la « violence » et son soutien à la « non-violence ». Elle cherchait à rediriger les préoccupations envers l’histoire suprémaciste blanche de Yale au sein des circuits normaux de l’éducation universitaire — comme si le problème pouvait être résolu par plus d’éducation. Sa rhétorique analytique et moraliste cherchait à nous détourner de la douleur de Menafee afin que, suivant les mots du vice-président aux communications, « tout le monde puisse maintenant passer à autres choses. »26 Pour faire en sorte que tout le monde se passe d’une réflexion sur sa douleur — en court-circuitant les questions politiques sur la façon d’y répondre — Yale a utilisé deux stratégies efficaces: premièrement, normaliser une économie émotionnelle du bonheur, de la sécurité et de la peur et, deuxièmement, s’approprier sa douleur par des revendications de honte, de générosité et de réconciliation. Ces stratégies visaient à neutraliser Menafee et sa remise en question du mode dominant d’études de Yale: l’éducation.
L’un des aspects normatifs de l’économie affective de Yale est la représentation des esclaves comme heureux·ses sur le vitrail — un bonheur performé qui masque la violence d’une situation d’exploitation. Pour les travailleur·euse·s des services, cette économie affective se poursuit actuellement avec les évaluations de performance, qui évaluent si les employé·e·s, comme les travailleur·euse·s de la cafétéria, semblent heureux·ses et amicaux·les lorsqu’iels interagissent avec la clientèle. Pour les universitaires, elle se voit dans les normes académiques de civilité et de collégialité, qui suppriment et stigmatisent les expressions de la colère27. Pour les étudiant·e·s, ce bonheur prescrit passe par une relation de romance avec l’éducation: iels sont cadré·e·s comme les protagonistes du récit romantique des échelons éducatifs, qui surmontent les obstacles en vue d’une vie heureuse après l’obtention de leur diplôme. La réponse de Yale au geste de Menafee est une manière de restaurer cette romance de l’éducation et les performances du bonheur qui y sont associée.
Un second aspect de cette économie affective normative s’illustre dans le discours de l’administration de Yale sur la sécurité. Au sein du récit romantique de l’éducation, le protagoniste est l’étudiant·e de Yale. Les travailleur·euse·s des services comme Menafee sont censé·e·s contribuer à ce récit en créant un espace de protection où l’étudiant·e de Yale peut apprendre. Le geste de Menafee rompt avec cette romance de l’éducation. Il présente un mode d’études alternatif qui menace le mode d’études basé sur l’éducation de Yale. La réponse de Menafee est étudiée, comme en témoigne sa référence au Coeur révélateur. Il n’est pas seulement un homme éduqué. Il s’engage dans une perspective théorique plus large, autour du mouvement qui s’attaque à l’héritage esclavagiste de Yale. Il démontre comment les études et le désir de faire violence à certains types de propriétés ne sont pas diamétralement opposés. Il peut ainsi apprendre aux étudiant·e·s des choses que l’université ne veut pas leur apprendre. Si Yale tente de le bâillonner, c’est pour obscurcir son ancrage théorique — pour lui donner l’apparence d’une personne qui n’est pas éduquée, dont la seule réponse peut être la violence, plutôt que les études. Selon la vice-présidente de Yale, Eileen O’Connor, « un vitrail a été brisé par un employé de Yale, ce qui a fait tomber du verre dans la rue, sur une passante, ce qui a mis en danger sa sécurité », alors que, dans une autre entrevue, elle dit ne pas savoir avec certitude « si le verre est tombé sur la passante ou devant elle, mais que « c’était assez effrayant quand même. » »28 Dans sa réponse, Menafee conteste le fait que l’université le considère comme une menace pour les étudiant·e·s: « Je n’ai pas commis de gestes violents contre quelqu’un·e ou un être vivant. Je n’ai pas été belliqueux ou hurlé. J’ai juste fracassé une vitre. » Par ses glissements métonymiques, le récit de l’administration passe entre les objets — de l’aspect menaçant du verre qui tombe pour la passante à tout le recadrement de la situation comme « effrayante », en passant par Menafee lui-même — pour les lier ensemble en tant qu’objets de peur.
Ahmed note que la peur ne renvoie pas seulement à une expérience désagréable du présent, mais aussi à « une anticipation d’une blessure ou d’un tort », dans un futur imaginaire29. La peur, ainsi individualisée et orientée vers l’avenir, contrecarre les études de Menafee sur le lien entre le passé et le présent de Yale et son appel à ne pas oublier l’héritage esclavagiste de Yale, suivant son Coeur révélateur. Plus encore, à travers le récit de l’administration, qui attachait les signes de « peur », de « danger » et de « menace pour la sécurité » au corps de Menafee, tout en posant le genre de la personne qui passait comme féminin, Yale mobilisait des stéréotypes — l’association des hommes noirs à la criminalité, en particulier lorsqu’elle représente un danger sexuel pour les femmes blanches. Ces stéréotypes servent à intensifier l’association de l’objet de la peur à Menafee, en faisant de son corps « un site d’insécurité »30. En cadrant sa réponse comme violente et non-étudiée, l’université tente de lui redonner le rôle de serviteur et de clarifier qu’il n’apprend rien à personne. Yale cherche ainsi à neutraliser la menace qu’il représente pour le mode d’études basé sur l’éducation.
Modes d’études et manières de faire le monde
Dans l’analyse de la perturbation de l’ordre normal de Yale par Menafee que je viens d’exposer, j’ai introduit le concept de « mode d’études ». Suivant l’argument de Gustav Landauer selon lequel l’État est un rapport que l’on démantèle en entretenant des rapports différents les un·e·s avec les autres, j’affirme que, lorsque de nouveaux concepts nous permettent de penser différemment l’université, nous pouvons mettre en place de nouvelles manières d’interagir en son sein et au-delà31. Afin d’ouvrir les possibles de l’imagination, nous pouvons considérer l’éducation comme un seul mode d’études parmi de nombreux modes possibles. En saisissant comment l’éducation est devenue, au fil d’une histoire conflictuelle et contingente, le mode d’études dominant, nous pouvons élargir les horizons de nos imaginaires.
En général, je considère les études comme une activité par laquelle les gens se consacrent au monde. Cette attention soutenue modifie leurs capacités et leurs dispositions à comprendre le monde. Un mode d’études est une manière de composer les moyens et les rapports d’études. Je considère que cette distinction entre moyens et rapports est fluide. Je la pose ici à des fins analytiques. Les moyens d’études concernent les différents acteur·trice·s impliqué.e.s dans une activité d’études. Ces acteur·trice·s renvoient à la fois à qui étudie et à ce avec quoi iels étudient – les outils, les objets et les techniques qui permettent d’étudier. Il y a une possibilité infinie de moyens, mais parmi les quelques exemples qui peuvent sembler évidents on trouve des stylos, du papier, des livres, des salles de classe, des tableaux noirs, des ordinateurs, des examens, des notes, Internet, des laboratoires, les salaires des professeur·e·s, les frais de scolarité des étudiant·e·s, les établissements d’éducation secondaire et postsecondaire et les divisions entre salles de classe. Les moyens d’études peuvent également inclure les collectivités d’étudiant·e·s et les professeur·e·s elleux-mêmes. Suivant Bruno Latour, qui analyse les mouvements d’association en processus de collecte et de composition, nous pouvons nous poser deux questions clés sur ces moyens d’étudier: Quels moyens sont collectés et comment se composent-ils ensemble — c’est-à-dire comment sont-ils reliés entre eux?32 Nous pouvons imaginer des possibilités infinies de collection de différents moyens d’étudier, ainsi qu’une infinité de voies possibles pour composer leurs rapports.
Les compositions des rapports d’études peuvent être analysées sur plusieurs niveaux. À l’échelle moyenne des pratiques quotidiennes entre êtres humains, elles pourraient se référer aux rapports entre les personnes impliquées dans les pratiques d’études, soit entre les étudiant·e·s, les professeur·e·s, les gardes de sécurité et les administrateur·trice·s, ainsi qu’aux rapports qu’iels entretiennent avec leurs outils d’études, comme les salles de classe et les ordinateurs. À une plus petite échelle, ces rapports d’études impliquent des pratiques et des processus affectifs, évaluatifs et imaginatifs, comme la joie des étudiant·e·s en étudiant leur matière préférée ou leur honte en recevant une mauvaise note. À une plus grande échelle, les rapports d’études pourraient inclure le transport des étudiant·e·s de leur domicile à l’école, le financement et l’accréditation des établissements d’éducation par les gouvernements locaux, provinciaux et fédéraux, ainsi que le classement des écoles et des universités.
Les moyens et les rapports d’études sont collectés et composés de diverses manières. En me concentrant sur la composition, je soutiens que nous pouvons généraliser différentes compositions des moyens d’études collectés. C’est ce que j’entends par un « mode d’études »: une abstraction théorique qui renvoie à une manière généralisée et idéalisée de composer les rapports entre des moyens d’études collectés. Les différentes compositions des rapports d’études favorisent ou limitent l’accès et l’utilisation des moyens d’études par certaines personnes. Par exemple, comme les professeur·e·s sont posé·e·s comme des expert·e·s, iels ont tendance à contrôler les moyens d’études dans leur salle de classe et à limiter quand et comment les étudiant·e·s peuvent y accéder. Les différentes compositions des moyens d’études créent des conditions qui peuvent favoriser ou limiter la formation de rapports d’études. Par exemple, la production en série de livres par les presses d’imprimerie ont permis à une population plus large d’étudier avec des livres. Vendre ces livres à des prix élevés ou les écrire dans un langage inaccessible posent des limites à qui peut les utiliser pour étudier.
Un mode d’études est une manière généralisée de composer les moyens et les rapports d’études dans un lieu et un moment historiques donnés. Considérant les possibilités infinies de description et de délimitation des collections et des compositions de différents moyens et rapports d’études, il n’y a pas de voie toute tracée pour décrire les différents modes d’études. En d’autres termes, toute définition d’un mode d’études particulier est relative aux motivations politiques de la personne qui le désigne — en tant qu’abstraction idéalisée construite à des fins politiques particulières. En ce qui me concerne, je pose les concepts généraux de différents modes d’études en identifiant des modèles particuliers à travers les histoires et les géographies.
Le mode d’études basé sur l’éducation me semble compter sept principales caractéristiques, qui ont d’importants effets sur la composition des moyens et des rapports d’études:
- un imaginaire vertical
– Les étudiant·e·s s’élèvent dans leurs parcours des niveaux de scolarité – de la maternelle au secondaire jusqu’à l’enseignement supérieur…
- un récit romantique
– Au cours de leur ascension scolaire, les étudiant·e·s font face à des obstacles, qu’iels surmontent en tant qu’individus héroïques.
- des rapports qui séparent les étudiant·e·s de leur production et des moyens d’études
– Les professeur·e·s imposent cette séparation et régulent les rapports à travers celle-ci.
- des techniques de gouvernance
– Les subjectivités des étudiant·e·s sont disposées à obéir à l’autorité des professeur.e.s en tant qu’expert·e·s.
- une épistémologie du « point zéro »
– L’expertise des professeur·e·s est considérée comme universellement valable, en tant que position au-dessus de tous corps et lieux particuliers à travers le monde.
- une économie affective de pédagogie par le crédit et la dette
– Les étudiant·e·s sont discipliné·e·s à éviter la honte et à désirer l’honneur de leurs professeur·e·s et collègues, ce qui passe souvent par les notes aux examens.
- des figures binaires de la (non-)valorisation éducative
– On oppose, par exemple, le succès à l’échec, les premièr·e·s aux dernièr·e·s de classe, les chouchous aux cancres, les diplômé·e·s aux décrocheur·euse·s…
Dans Beyond Education, je fais la généalogie critique de certaines de ces caractéristiques, en démontrant qu’elles ont émergé de luttes politiques. Différentes pratiques, que l’on présente sous le vocable d’« éducation », regroupent, à différents degrés, ces caractéristiques. Certaines pratiques, comme l’éducation de masse standardisée, telle qu’on la retrouve dans la plupart des écoles privées et publiques, présentent ces caractéristiques à un degré plus élevé que d’autres, comme l’éducation basée sur la pédagogie Montessori et l’éducation démocratique. Le mode d’études basé sur l’éducation est également distinct de l’ensemble global des institutions formelles d’éducation, telles que les écoles, les collèges et les universités. Plusieurs modes d’études différents ont lieu au sein des institutions et des pratiques que nous pourrions qualifier d’« éducatives ».
Ma critique ne vise donc ni le terme « éducation » ni les institutions d’éducation, mais plutôt le mode d’études basé sur l’éducation. Mon concept de modes d’études est similaire au concept marxiste de modes de production, qui se définit comme une configuration de moyens, c’est-à-dire des forces, de production et de rapports de production. Or, contrairement aux marxistes orthodoxes, qui envisagent un « progrès naturel » par les changements de modes de production (par exemple, du féodalisme au capitalisme au communisme), je ne théorise pas les rapports entre les différents modes d’études comme nécessairement développementaux, progressifs ou téléologiques. Je préfère aussi le terme de « manières de faire le monde » au concept de « modes de production ». Ce dernier tend à porter le bagage marxiste orthodoxe d’une vision dualiste du monde, qui oppose la base matérielle à la superstructure idéologique, alors que les « manières de faire le monde » impliquent une vision moniste du monde, qui place les idées et la matérialité sur un même plan d’existence immanente. En affirmant que les modes d’études et les manières de faire le monde sont co-constitutifs, je contredis les visions dualistes ou transcendantes selon lesquelles l’adoption d’un certain mode d’études pourrait donner un point de vue extérieur sur le monde, qui serait séparé de celui-ci.
Les rapports entre les modes d’études et les manières de faire le monde peuvent être relativement congruents ou dissonants. Un exemple clé de cette congruence est la relation complémentaire entre le mode d’études basé sur l’éducation et la manière capitaliste, coloniale et moderniste de faire le monde, que je développe en replaçant le mode d’études basé sur l’éducation dans le cadre des processus de mise en place des conditions préalables au capitalisme, que Karl Marx a qualifié de « prétendue accumulation initiale »33. Un autre exemple est la congruence entre les modes d’études de certaines communautés autochtones et leurs modes de vie. Un mode d’études peut aussi varier selon son degré d’institutionnalisation et de normalisation. Il peut être un mode marginal, mineur et contre-hégémonique ou un mode majeur et hégémonique. Ce dernier type prend la forme d’un « régime d’études ». Les éléments du mode d’études basé sur l’éducation ont ainsi d’abord émergé en tant que pratiques marginales de la manière féodale de faire le monde. Avec la montée en puissance de la manière capitaliste, colonialiste étatiste et moderniste de faire le monde, plus d’éléments du mode d’études basé sur l’éducation se sont mis à émerger et à se lier les uns avec les autres, jusqu’à s’institutionnaliser et à se normaliser en un régime d’études hégémonique.
Penser les alternatives à l’éducation
Maintenant que nous pouvons appréhender l’éducation comme un mode d’études spécifique et non universel, je peux expliquer plus clairement le but de ma recherche: nous aider à diagnostiquer les problèmes du mode d’études basé sur l’éducation, comprendre la contingence de son émergence historique, analyser ses rapports à d’autres modes d’études et explorer les alternatives possibles. Les principales controverses au sein de la politique des études portent sur les conflits entre les promoteur·trice·s de différents modes d’études — en association avec différentes manières de faire le monde — alors qu’iels luttent pour composer de potentiels moyens d’études et y accéder. Les exemples de modes d’études alternatifs à l’éducation comprennent les modes d’études des communautés autochtones, des mouvements sociaux radicaux noirs et d’autres traditions d’études liées aux mouvements sociaux34. Par exemple, en France, au cours des rébellions de mai 1968, les pratiques d’organisation des étudiant·e·s et des travailleur·euse·s étaient intrinsèquement liées à des formes d’études, qui leur ont donné les capacités d’occuper et de prendre en charge collectivement des universités et des usines. Les communautés anichinabées sont un autre exemple, où les pratiques d’études impliquent, selon la chercheuse autochtone anichinabée Leanne Simpson, une rupture avec les caractéristiques du mode d’études basé sur l’éducation. En rejetant la séparation des étudiant·e·s des moyens d’études et en refusant l’épistémologie du « point zéro », les pratiques d’études anichinabées se basent sur une « toile compassionnelle » complexe qui va au-delà des relations humaines35. En insistant sur le fait que les pratiques autochtones de narration sont un mode d’études, les peuples autochtones racontent le sens de leurs vies tel que lié au territoire, où le « territoire » prend une vaste signification, incluant les zones humides, la mer, l’air, les montagnes, les villes, le sol, les animaux, les plantes et les esprits ancestraux, qui sont définis comme cohabitant et étudiant avec les êtres humains36. Une perspective sur les études décentrée de l’humanité peut également inclure les micro-échelles du corps humain, comme les compositions « sympoïétiques » des cellules bactériennes et humaines dans la production des émotions37. Leanne Simpson critique aussi l’intégration des projets d’études autochtones dans le piège de la « réconciliation », qui maintient l’occupation coloniale, par le milieu universitaire; elle en appelle plutôt à s’approprier les ressources de l’université pour contribuer au « projet de résurgence radicale » qui associe les études autochtones basées sur le territoire aux mouvements de résistance anticoloniale38.
Corey Menafee participe aussi d’un mode d’études alternatif: les études radicales noires. Le geste de fracasser un vitrail doit être saisi dans le contexte de la diffusion du mouvement Black Lives Matter des rues aux campus, en 2015-2016, qui a attiré l’attention sur les inégalités raciales au sein des universités, au sein desquelles la discrimination positive diminue tandis que que le racisme structurel continue de s’aggraver. Menées par des étudiant·e·s noir·e·s, ces manifestations ont provoqué des ondes de choc de révolte sur les campus étatsuniens. Les revendications étudiantes — exprimées de différentes manières par le biais de plus de quatre-vingts déclarations sur différents campus, y compris Yale — contestent le racisme sous ses formes culturelles, institutionnelles, stratégiques et structurelles39. Leurs luttes ont forcé des changements institutionnels, de la mise en place de groupes de travail sur l’équité raciale à l’éviction de présidents d’université40. En reliant le message de Black Lives Matter aux enjeux sur les campus, ces étudiant·e·s en lutte ont amplifié la complexité des discours sur l’impasse de l’éducation postsecondaire.
Un important forum de débats publics sur cette impasse a été organisé, en mars 2016, dans la Boston Review, sous le titre « Black Study, Black Struggle »41. Une controverse clé de ces débats était de savoir si les universités peuvent être des moteurs de transformation sociale ou si, au contraire, une telle fonction se situe seulement dans le travail d’éducation et d’organisation politiques effectué à l’extérieur de l’université. Robin D. G. Kelley articule cette controverse en termes stratégiques, qui opposent, d’une part, une stratégie de poussée de l’université vers son propre idéal de raison par les luttes et, d’autre part, l’approche des undercommons que Kelley définit, suivant Fred Moten et Stefano Harney, comme « une manière subversive d’être dans, mais pas de l’université. »42 Rejetant l’idée que l’université peut devenir un espace de raison, les partisan.e.s des undercommons s’opposent au narratif qui pose le racisme structurel de l’université comme une crise que les administrateur·trice·s pourraient résoudre par des réformes pour « plus de diversité, une meilleure formation, des programmes d’études sensibilisé » et l’augmentation « de la sécurité et de l’accessibilité ». Au lieu, la stratégie des undercommons vise le vol des ressources de l’université et leur réutilisation dans des études collectives, sur le mode d’un « réseau de fugitifs ». Alors que les moyens d’études de l’université sont normalement consacrés au mode d’études basé sur l’éducation, les « intellectuel·le·s de guérilla » des undercommons cherchent à rediriger ces moyens dans un réseau alternatif de modes d’études radicales noires. Les étudiant·e·s en lutte peuvent se saisir de l’impasse de l’université au sein de leurs propres groupes d’études autonomes. Ainsi, iels ne visent pas seulement à transformer l’université existante, mais aussi à préfigurer, à travers leurs études, une université libérée.
Les débat de ce forum soulèvent des questions controversées sur les liens entre études, travail, réforme et révolution. Qui fait partie des undercommons? Comment les différentes manières par lesquelles les gens sont « dans » ou « hors » de l’université conditionnent-elles leur participation aux undercommons? Comment les undercommons se rapportent-ils aux différents espaces-temps dans et au-delà de l’université, de la salle de classe et de la cafétéria aux espaces publics et quartiers marginalisés? Comment les différentes positions des gens en tant qu’étudiant·e·s et travailleur·euse·s de tous genres — les étudiant·e·s, les travailleur·euse·s de services, les professeur·e·s occasionnel·le·s, les professeur·e·s titulaires les ou travailleur·euse·s non affilié·e·s à l’université — affectent leurs rôles dans les études et l’organisation collectives pour la réforme et/ou la révolution?
Pour aborder ces questions complexes, nous devons interroger une ambiguïté qui persiste au sein du débat « Black Study, Black Struggle », à savoir la tension entre les études et l’éducation43. Kelley reprend de Harney et Moten à la fois la théorie des undercommons et le plaidoyer pour les études. Harney et Moten ont toutefois fait une distinction entre les études et l’éducation dans une entrevue44. C’est suivant leur tentative de nuancer cette théorie que je propose le concept de mode d’études. Ce concept nous permet de distinguer les modes d’études qui ont lieu dans la salle de classe formelle, dans les conversations et l’organisation quotidiennes des travailleur·euse·s des services, ainsi que dans les groupes d’études autonomes. Nous pouvons ainsi imaginer des possibilités de rupture avec le mode d’études basé sur l’éducation dans ces différents contextes. Le concept de modes d’études permet de se positionner par rapport aux controverses sur les liens entres les différentes positions des étudiant·e·s, des professeur·e·s, des travailleur·euse·s des services et des personnes en dehors de l’université et les inégalités d’accès aux moyens d’études et les conflits entre différents modes d’études. Par exemple, le mode d’études basé sur l’éducation est co-constitué par les « architectures temporelles inégales » des universités, au sein desquelles les expériences privilégiées de « recherche lente » des professeur·e·s titulaires sont interdépendantes des conditions de travail oppressives et « accélérées » de plusieurs autres à l’université — les travailleur·euse·s des services qui entretiennent les bureaux des professeur·e·s, les étudiant·e·s qui s’endettent et travaillent davantage pour payer leurs frais de scolarité et les professeur·e·s précaires qui cumulent les cours45. Lorsque ces personnes travaillent à créer les conditions d’études de la classe titulaire, leurs possibilités d’explorer d’autres modes d’études sont limitées. À l’inverse, les mouvements sur les campus — comme ceux pour la libération noire et la résurgence autochtone — peuvent ouvrir des espaces qui mettent en place des architectures temporelles plus égalitaires et facilitent l’émergence de modes d’études alternatifs. Une telle théorie politique des études peut offrir un cadrage à ces mouvements, afin qu’ils affirment leurs modes d’études en association avec leurs projets de faire un nouveau monde.
Contre la récupération des modes d’études alternatifs
Un danger majeur auquel ces mouvements sont confrontés est la tendance à l’absorption de leurs projets de faire un monde alternatif par le projet qui fait le monde dominant. Le concept de modes d’études permet de comprendre de manière nuancée comment cette récupération se produit. Les institutions construites autour du mode d’études basé sur l’éducation sont les parasites des modes d’études alternatifs. Loin de se fonder sur l’homogénéité de leur mode d’études, le succès de ces institutions dépend de leur capacité à s’approprier et à récupérer des modes d’études alternatifs, jusqu’à un certain point.
Pour élaborer cet argument sur la récupération avec un exemple concret, je reviens à Corey Menafee. Pour stabiliser l’ordre normal de l’éducation, l’administration de Yale tente de récupérer son mode d’études (noires radicales) alternatif. Leur tentative de maintenir l’économie affective normative de l’université passe par une politique de la honte, qui a deux aspects interdépendants: la communauté de Yale est d’abord « couverte » de honte par un Autre illégitime pour, ensuite, s’infliger la honte « à elle-même »46. Lorsque Menafee est présenté comme une menace violente, il éprouve de la honte — comme en témoigne ses excuses. L’administration présente sa réponse comme l’expression « de profonds remords au sujet de son geste ». Ahmed note comment ce type de honte est vécue « comme le coût affectif de ne pas suivre les voies de l’existence normative. »47 Menafee outrepasse la norme libérale de gestions des conflits de Yale, à savoir la discussion (en apparence) non violente. À l’inverse, cette norme pose les actions directes — comme celles de l’histoire des grève des travailleur·euse·s des services de Yale — comme violentes. En sollicitant des excuses de la part de Menafee, l’administration déplace la culpabilité et la honte sur ce dernier et détourne ainsi l’attention de l’un de ses objectifs d’études radicales noires: inspirer la mémoire collective et la réflexion critique sur l’héritage esclavagiste de Yale48.
En même temps, l’administration tente d’intégrer le geste de Menafee à leur mode préféré de reconnaissance de l’héritage raciste de Yale. C’est le second sens de la politique de la honte de Yale. L’administration intègre le geste de Menafee à un récit officiel par lequel l’université s’inflige « à elle-même » la honte en tant qu’« échec » de l’idéal multiculturel libéral. L’administration performe ainsi un geste « généreux » en redonnant à Menafee son travail et présente cette « réconciliation » entre Yale et Menafee comme le résultat des tentatives de Yale de guérir les blessures de l’esclavage. Elle présente ses efforts pour faire face à cette histoire douloureuse comme une forme de guérison pour la communauté de Yale49. Le récit de Yale sur la réconciliation avec son héritage esclavagiste revendique la douleur des corps noirs comme la sienne: leur douleur est récupérée comme un moyen affectif d’intensifier la souscription à l’identité de la communauté de Yale50. Ce récit de la réconciliation détourne l’attention de l’expansion continue de Yale vers les quartiers noirs de New Haven: une expansion dont l’esclavage a posé les bases51. La performance d’une réconciliation morale pourrait amener le public à « passer à autres choses », à se détourner de la controverse politique que le crac de Menafee a révélé. Cette controverse oppose des manières conflictuelles de faire le monde, telles qu’elles se co-constituent avec certains modes d’études.
Au-delà de l’éducation: panorama d’un projet d’études radicales pour un autre monde
Pour expliquer comment de tels récits de crise de l’éducation postsecondaire sont liés à son histoire romantique, j’examine, dans Beyond Education, les débats politiques contemporains sur son « impasse ». Bien qu’elle puisse être approchée de pleins de manières, la plupart des auteur·trice·s de livres récents sur l’éducation postsecondaire aux États-Unis posent l’impasse comme une crise. Plutôt que de la traiter comme une question politique liée à des conflits entre des manières de faire le monde et des modes d’études, on pose l’impasse comme une question analytique et morale à résoudre par persuasion rationnelle. Les récits de crise impliquent une distinction morale entre le passé et le futur. Ils demandent: où avons-nous fait fausse route? Narrée sur le mode de la jérémiade et du mélodrame, la réponse établit un pronostic sur les manières de s’améliorer. Ces récits répètent ainsi la romance de l’éducation, qui supprime les motivations à lutter contre l’impasse et reproduit une épistémologie de l’ignorance instruite. Ce problème est évident dans le domaine croissant des études universitaires critiques, dont les appels à la lutte contre la privatisation et le néolibéralisme via un retour à l’idéal public de l’éducation postsecondaire ne réussissent pas à affronter et à prendre position contre l’impasse des structures capitalistes, coloniales et racistes dans les universités. En revanche, certains mouvements étudiants se sont engagés dans des modes d’études alternatifs sur cette impasse, qui rejettent les gestionnaires de crises en affirmant: « Nous sommes la crise ! » Inspiré par ces mouvements, je décris comment les angles morts modernistes de la crise, de la sécurité et de l’éducation se renforcent mutuellement dans une logique fermée sur elle-même.
Le récit de la crise entretien des liens avec d’autres récits propres à l’éducation, notamment celui de la crise du décrochage scolaire, dont je fais une généalogie critique. Les origines politiques de la problématisation du « décrochage » sont le projet moderniste, libéral et capitaliste de la Ford Foundation et de la National Education Association, tel qu’il se déploie au début des années 1960, aux États-Unis. En réponse aux menaces de la gauche et de la droite — et de l’alternative que représentent les modes d’études et les manières de faire le monde des immigrant.e.s — le capitalisme libéral a mis en place des institutions qui « ne voient pas » la couleur et qui sont axées sur des « problèmes urbains », comme le « décrochage scolaire ». Les récits sur le décrochage scolaire incluent un imaginaire des trajectoires de vie verticales, liées à une certaine économie émotionnelle – imaginer la vie d’une personne ayant décroché produit de la honte et de la peur, alors que le fait de s’élever au statut de diplômé·e produit de la fierté. Cette économie émotionnelle met en place et stabilise les frontières d’entités clés de l’imaginaire capitaliste-libéral: l’individu, la communauté et la nation. La problématique du décrochage crée un terrain d’intervention pour la gouvernance capitaliste-libérale, qui s’articule comme un processus individualisé d’élimination et de récupération. Dans les années 1960, le projet de la Ford Foundation sur le « décrochage scolaire » s’accordait à sa promotion de la fin de la gratuité scolaire et de la marchandisation de l’éducation postsecondaire. Avec la montée des multiculturalismes libéraux et néolibéraux des années 1970 aux années 1990, le cadrage des décrocheur·euse·s comme des personnes « culturellement défavorisées » a été remplacé par des descriptions non-culturelles, comme celle de personnes « désavantagées sur le plan éducatif » ou « à risque ». Or, le récit de la « crise du décrochage » conserve son effet de gouvernance des individus, des familles, des écoles et des communautés, tout en détournant l’attention du racisme structurel.
J’explore également les origines d’autres éléments clés du mode d’études basé sur l’éducation. Il y a d’abord et avant tout l’histoire de l’émergence du capitalisme qui témoignent des luttes entre des modes de vie conflictuels et les modes d’études qui y sont associés. Entre les XIIIe et XVIe siècles, en Basse-Allemagne, des communautés de femmes ont, dans les villes et, plus particulièrement, les béguinages, créé de nouveaux modes de vie, de spiritualité, de communs, et d’enclosure, qui étaient entrelacés à de nouveaux modes d’études. En opposition au mode d’études horizontal des béguines, d’autres femmes ont développé des modes d’études plus verticaux, notamment en institutionnalisant des niveaux ascendants dans les écoles associées aux Sisters and Brothers of the Common Life. Diviser les écoles en niveaux ascendants et mettre de l’avant une idéologie d’ascension spirituelle du soi individualisé ont donné aux maîtres d’école des moyens pour gérer la crise et le désordre qu’a provoqué la croissance du nombres d’élèves dans leurs écoles. En parallèle à la dépossession coloniale du territoire, au pillage des ressources et du travail des peuples colonisés et à la répression patriarcale des femmes rebelles, l’institutionnalisation des niveaux scolaires s’est répandue à travers l’Europe, ce qui a contribué à la mise en place des conditions préalables au capitalisme.
Pour élaborer sur le rôle de l’éducation dans l’instauration du capitalisme, j’explore ensuite l’utilisation de l’éducation dans la réaction aux résistances des XVIe et XVIIe siècles en Angleterre. D’une part, je retrace l’émergence du terme « éducation » dans les années 1530. Des rébellions populaires poussent alors le régime du roi Henri VIII dans une crise généralisée de légitimité. La technologie politique de l’éducation sert de solution narrative à cette crise en étant couplée à une constellation de figures binaires et individualisées – par exemple, l’opposition entre les personnes « oisives » qui ont reçu une « mauvaise éducation » et les personnes « travaillantes » qui ont reçu une « bonne éducation ». D’autre part, je souligne que le projet capitaliste, colonial, libéral et patriarcal, tel qu’il se met alors en place en Angleterre, est étroitement lié au développement politique et théorique du mode d’études basé sur l’éducation. Un exemple emblématique de cette théorisation politique est celle de John Locke, qui catégorise les Autres de la modernité – les pauvres, les femmes, les esclaves et les autochtones — en opposition co-constitutive d’une figure du moi tel que formé par l’éducation. Locke transforme la conception essentialiste du moi en une conception expérientielle. Il prescrit l’éducation pour façonner ces expériences de manière à favoriser la gouvernance de soi. Le professeur doit gérer la formation de soi de l’élève par des récits coloniaux et modernistes et une économie émotionnelle à la maison — de honte, de fierté, de peur et d’anxiété — qui crée un système de crédits et de dettes. Ce mode de comptabilité donne aux professeur·e·s des outils pédagogiques pour supprimer les collaborations subversives au-delà des catégories d’âge, de classe, de genre et de race.
En m’appuyant sur les perspectives tirées de ces généalogies critiques, je reviens finalement sur la stratégie des undercommons au sein des luttes contemporaines sur le terrain de l’éducation postsecondaire. Avec Erin Dyke, je présente des analyses et des réflexions qui sont le fruits de plusieurs années de co-recherche militante au sein d’une organisation d’études alternative: l’Experimental College of the Twin Cities. En utilisant le concept de « mode d’études » pour encadrer notre analyse, nous montrons comment les participant·e·s à ce projet ont développé de nouvelles manières de penser et de se rapporter aux autres, qui ont donné lieu à des alternatives au mode d’études basé sur l’éducation, telles qu’entrelacées à des alternatives aux modes de gouvernance et de subjectivation du capitalisme libéral. Par exemple, le cours « Radical Pedagogy » a engagé les participant·e·s avec des modes d’études anarchistes, alors que les cours « Decolonizing Dakota » et « Unsettling Minnesota » ont engagé des descendant·e·s de colons non-autochtones avec les modes d’études des peuples autochtones. Je met en évidence les limites et les possibilités des projets ayant un rapport d’undercommons avec les universités, qui en volent les ressources pour soutenir des modes d’études alternatifs.
En conclusion, j’applique toute cette théorie aux universités en tant que terrains de conflit entre différents modes d’études et manières de faire le monde. Revenant au phénomène e du crac dans et contre l’université, je me demande pourquoi ce n’est pas tout le monde qui vit de l’exploitation et de l’oppression qui finit par craquer? J’émet l’hypothèse que notre colère contre l’université est continuellement apaisée par l’épistémologie de l’ignorance instruite. On retombe dans un rapport romantique à l’éducation postsecondaire, où un idéal — la vocation académique, l’université publique, la liberté académique, la titularisation, les arts libéraux, la recherche lente et ainsi de suite — est présenté comme en crise et à défendre. Pour résister, nous devons nous engager dans des généalogies critiques approfondies de tous les éléments de cette épistémologie. Je vois Beyond Education comme le début d’un projet de recherche collaboratif plus large. J’en appelle à d’autres généalogies des idéaux romancés de l’éducation postsecondaire. En démontrant que ces idéaux sont des réponses moralisantes qui cherchent à poser les luttes comme des crises, nous pouvons nous sortir de ces récits imposés et élargir nos horizons à des modes alternatifs d’études et à des manières de faire autrement le monde. Je vais au-delà des études critiques sur l’université: j’en appelle non seulement à des études sur l’université abolitionniste, mais aussi à une université de l’abolition, qui s’aligne sur les modes d’études des mouvements abolitionnistes dans, contre et au-delà de l’université telle que nous la connaissons.
Les études universitaires ne doivent pas nécessairement prendre la forme d’une expertise réifiée au sein du mode d’études basé sur l’éducation. Au lieu, universitaires et non-universitaires peuvent collaborer à un même mouvement continu de flux perturbateurs d’enseignement, de connaissance, d’études et d’organisation. Alors que nous achevons la romance de l’éducation, nous pouvons donner vie à de nouveaux modes d’études pour refaire ensemble le monde.
Traduction par Éloi Halloran.
Article paru en anglais dans Beyond Education: Radical Studying for Another World (University of Minnesota Press, 2019).
Les illustrations sont tirées de l’oeuvre de Anna Deligianni.
NOTES
1. [Traduction libre] Sara Ahmed, « Resignation Is a Feminist Issue » , feministkilljoys, 27 août 2016.↩
2. Tout au long du texte, « snap » et « snapping » sont respectivement traduits par « crac » et « craquer ». Le premier renvoie à la fois à un événement de rupture brusque et soudain et au bruit associé au bris de quelque chose. Le second désigne l’action du crac, mais il renvoie aussi à la connotation familière de céder à une tentation et au sens figuré d’ébranler et de menacer quelque chose. (NdT)↩
3. [Traduction libre] Sara Ahmed, « Resignation Is a Feminist Issue » , feministkilljoys, 27 août 2016.↩
4. [Traduction libre] Dans cet extrait, Ahmed fait référence à la publication où elle a initialement annoncé sa démission de l’université: Sara Ahmed, « Resignation », feministkilljoys, 30 mai 2016. Pour son élaboration de l’idée du « feminist snap », voir son livre Living a Feminist Life, Durham, Duke University Press, 2017.↩
5. [Traduction libre] Menafee cité dans « Yale Dishwasher Broke Window Depicting Slaves: ‘No One Has to Be Exposed to That Anymore’ », NPR: Weekend Edition, 17 juillet 2016. L’insistance est celle de l’auteur.↩
6. La disposition bâillon ne concerne que le geste lui-même et la réponse. Menafee s’est ensuite exprimé publiquement lors de rassemblements pour changer le nom du Calhoun College. Daniela Brighenti et David Yaffe-Bellany, « Yale Gags Rehired Cafeteria Worker », New Haven Independent, 26 juillet 2016.↩
7. [Traduction libre] « Exclusive: Meet Yale Dishwasher Corey Menafee, Who Smashed Racist Stained-Glass Window », Democracy Now, 15 juillet 2016.↩
8. [Traduction libre] Daniela Brighenti, Qi Xu et David Yaffe-Bellany, « Worker Smashes ‘Racist’ Panel, Loses Job », New Haven Independent, 11 juillet 2016.↩
9. [Traduction libre] Menafee cité dans « Yale Dishwasher Broke Window Depicting Slaves: ‘No One Has to Be Exposed to That Anymore’ », NPR: Weekend Edition, 17 juillet 2016.↩
10. Pour les raisons de la démission d’Ahmed, voir « Resignation Is a Feminist Issue » , feministkilljoys, 27 août 2016.↩
11. Sara Ahmed, « Affective Economies », Social Text 22 (2), 2004, p. 117–139; Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014.↩
12. [Traduction libre] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 24.↩
13. [Traduction libre] Menafee cité dans « Yale Dishwasher Broke Window Depicting Slaves: ‘No One Has to Be Exposed to That Anymore’ », NPR: Weekend Edition, 17 juillet 2016.↩
14. [Traduction libre] Ahmed note que les sentiments de douleur sont liés aux souvenirs. « Comment les sentiments sont ressentis en premier lieu peut être lié à des formes d’histoires passées, au sens où le processus de reconnaissance (de ce sentiment ou de celui-là) est lié à ce que nous savons déjà. » Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 25.↩
15. L’expression « town and gown » renvoie à la coexistence de deux communautés dans une ville collégiale et/ou universitaire: celle qui étudie et celle qui n’étudie pas. (NdT)↩
16. [Traduction libre] Lindsey Bever, « A Yale Dishwasher Broke a ‘Racist’ Windowpane: Now, He’s Fighting to Reclaim His Job », Washington Post, 19 juillet 2016.↩
17. Daniela Brighenti, Qi Xu et David Yaffe-Bellany, « Worker Smashes ‘Racist’ Panel, Loses Job », New Haven Independent, 11 juillet 2016.↩
18. [Traduction libre] Menafee cité dans Michelle Liu, « Corey Menafee Joins Rename-Calhoun Cause », New Haven Independent, 28 octobre 2016.↩
19. [Traduction libre] Antony Dugdale, J. J. Fueser et J. Celso de Castro Alves, « Calhoun College », Yale, Slavery and Abolition, 2001.↩
20. Antony Dugdale, J. J. Fueser et J. Celso de Castro Alves, « Calhoun College », Yale, Slavery and Abolition, 2001. Voir aussi Craig Steven Wilder, Ebony and Ivy: Race, Slavery, and the Troubled History of America’s Universities, New York, Bloomsbury Press, 2013, p. 63–122.↩
21. [Traduction libre] Zach Schwartz-Weinstein, « Broken Window Theory: Corey Menafee and the History of University Service Labor », Weapon of Class Instruction, 21 juillet 2016.↩
22. « Investment Return of 3.4% Brings Yale Endowment Value to $25.4 Billion », Yale News, 23 septembre 2016; « Yale by the Numbers ».↩
23. [Traduction libre] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 30.↩
24. [Traduction libre] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 30-31.↩
25. [Traduction libre] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 39.↩
26. [Traduction libre] Daniela Brighenti, Qi Xu et David Yaffe-Bellany, « Worker Smashes ‘Racist’ Panel, Loses Job », New Haven Independent, 11 juillet 2016.↩
27. Un exemple de l’utilisation de la norme de civilité pour supprimer la contestation est l’utilisation par l’Université de l’Illinois de la rhétorique de la non-civilité pour justifier la mise à pied de Steven Salaita. Pour une analyse du caractère colonial de cette rhétorique, voir le texte de Jakeet Singh, « Why Aren’t We Talking about Racism and Colonialism in the Salaita Affair ? », Electronic Intifada, 9 septembre 2014.↩
28. [Traduction libre] Daniela Brighenti, Qi Xu et David Yaffe-Bellany, « Worker Smashes ‘Racist’ Panel, Loses Job », New Haven Independent, 11 juillet 2016.↩
29. [Traduction libre] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 65.↩
30. [Traduction libre] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 63–64.↩
31. Suivant les politiques anarchistes relationnelles de Landauer, « L’État est une relation, un rapport entre les hommes, un mode de comportement des hommes les uns vis-à-vis des autres. On le détruit en contractant d’autres rapports, en se comportant autrement les uns à l’égard des autres. » Gustav Landauer cité dans Martin Buber, Utopie et socialisme, Paris, Aubier Montaigne, 1977, p. 83.↩
32. Bruno Latour, Reassembling the Social: An Introduction to Actor-NetworkTheory, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 254.↩
33. Karl Marx, Le Capital. Livre I, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 803.↩
34. Par exemple, les travailleur.euse.s qui ont occupé l’usine d’horloges Lip à Besançon, en 1973, avaient appris comment autogérer un lieu de travail occupé par le biais de comités au cours de leur implication dans les luttes de 1968. Donald Reid, Opening the Gates: The Lip Affair, 1968–1981, New York, Verso, 2018. Pour des recherches sur comment les participant.e.s de mouvements sociaux s’engagent dans des pratiques d’études, voir Aziz Choudry, Learning Activism: The Intellectual Life of Contemporary Social Movements, Toronto, University of Toronto Press, 2015; Chris Dixon, Another Politics: Talking across Today’s Transformative Movements, Berkeley, University of California Press, 2014.↩
35. Leanne Betasamosake Simpson, « Land as Pedagogy: Nishnaabeg Intelligence and Rebellious Transformation », Decolonization: Indigeneity, Education and Society, 3 (3), 2014, p. 1–25. J’ai développé ma compréhension de ces différences entre les modes d’études autochtones et le mode d’études basé sur l’éducation en écrivant avec Fern Thompsett notre article, Eli Meyerhoff and Fern Thompsett, « Decolonizing Study: Free Universities in More-Than-Humanist Accompliceships with Indigenous Movements », Journal of Environmental Education, 48 (4), p. 234–247.↩
36. Différents groupes autochtones ont différents modes d’études et différentes interprétations du « territoire». Pour des exemples de ces différences, voir Leanne Betasamosake Simpson, « Land as Pedagogy: Nishnaabeg Intelligence and Rebellious Transformation », Decolonization: Indigeneity, Education and Society, 3 (3), 2014, p. 1–25; Jennifer Adese, « Spirit Gifting: Ecological Knowing in Métis Life Narratives », Decolonization: Indigeneity, Education and Society, 3 (3), p. 48–66; Eve Tuck, Marcia McKenzie et Kate McCoy, « Land Education: Indigenous, Post-colonial, and Decolonizing Perspectives on Place and Environmental Education Research », Environmental Education Research, 20 (1), p. 1–23; Hilary Whitehouse, Felecia Lui, Juanita Sellwood, M. J. Barrett et Philemon Chigeza, « Sea Country: Navigating Indigenous and Colonial Ontologies in Australian Environmental Education » , Environmental Education Research, 20 (1), p. 56–69.↩
37. [Traduction libre] Sur le rôle des bactéries dans la coproduction d’émotions « plus qu’humaines », voir Myra Hird, The Origins of Sociable Life, London, Palgrave, 2009. Sur les « relations sympoïétiques » ou la « sympoïèse », Donna Haraway note que « M. Beth Dempster a suggéré le terme de sympoïèse pour désigner « les systèmes dont la production collective qui n’a pas de frontières spatiales ou temporelles auto-définies. Les informations et le contrôle sont répartis entre les composantes. Les systèmes sont évolutifs et ont un potentiel de changement surprenant. » M. Beth Dempster, A Self-Organizing Systems Perspective on Planning for Sustainability, mémoire de maîtrise en études environnementales, Université Waterloo, 1998, cité dans Donna Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press, 2016, p. 61.↩
38. [Traduction libre] Sur le projet de résurgence radicale, voir Leanne Betasamosake Simpson, As We Have Always Done: Indigenous Freedom through Radical Resistance, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2017.↩
39. Pour voir 80 listes de revendications: http://www.thedemands.org/.↩
40. Amy Goodman, « Black Student Revolt Ousts 2 Top Officials at University of Missouri », Democracy Now, 10 novembre 2015.↩
41. Robin D. G. Kelley, « Black Study, Black Struggle », Boston Review, 7 mars 2016.↩
42. Robin D. G. Kelley, « Black Study, Black Struggle », Boston Review, 7 mars 2016; Stefano Harney et Fred Moten, The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study, New York, Minor Compositions, 2013.↩
43. [Traduction libre] Kelley et les autres participant.e.s du forum passent d’« études » à « éducation » sans les différencier. Kelley semble préférer « études » – comme on l’a vu dans le titre de son essai et par sa promotion des groupes d’études – mais il ne donne aucune raison au fait d’étudier et il ne le distingue pas de l’« éducation ». Parfois, Kelley fait appel à des concepts plus différenciés des études, comme dans le titre de son essai: « Black Study ». Kelley souligne aussi, en réponse à Randall L. Kennedy, un professeur à la Harvard Law School, qui sous-entend que Kelley « se moque de l’intellectualité », l’importance des « études critique ». Il décrit les étudiant.e.s qui pratiquent de telles études comme « tentant de travailler horizontalement, non seulement à travers le clivage faculté/étudiant.e.s, mais aussi à travers la fracture université/communauté lésée » et comme « n’ayant pas peur de lire quoi que ce soit, de changer leurs esprits, de contester leurs propres affirmations. » Plutôt que de simplement promouvoir les études en général, le concept d’« études critiques » de Kelley implique la nécessité de se poser des questions sur qui entreprend les études, à quelles fins et comment.↩
44. Fred Moten, Stefano Harney et Marc Bousquet, « On Study: A Polygraph Roundtable Discussion with Marc Bousquet, Stefano Harney, and Fred Moten » , Polygraph, 21, 2009, p. 159–175.↩
45. [Traduction libre] Sur les « architectures temporelles inégales » de l’université, voir Eli Meyerhoff et Elsa Noterman, « Revolutionary Scholarship by Any Speed Necessary: Slow or Fast but for the End of This World », ACME: An International Journal for Critical Geographies, 18 (1), p. 217–245.↩
46. [Traduction libre] Pour cette analyse des deux manières par lesquelles Yale se reproduit en tant que communauté à travers des expressions de honte – avoir la honte portée sur elle et se la porter sur elle-même – je m’inspire de la théorie d’Ahmed, selon laquelle « la nation se reproduit à travers des expressions de honte », et je fais une analogie entre la communauté universitaire et la communauté nationale. Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 108.↩
47. [Traduction libre] Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 107.↩
48. Sur l’importance éthique et politique de la mémoire pour les efforts de démantèlement du colonialisme et du suprémacisme blanc, voir Alexis Shotwell, Against Purity: Living Ethically in Compromised Times, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016, p. 23–54.↩
49. [Traduction libre] Selon le président de Yale, Peter Salovey, cette forme de guérison pour la communauté de Yale comprend un projet d’histoire interactive sur l’héritage de Calhoun, un concours pour sélectionner une nouvelle oeuvre d’art à afficher au Calhoun College et un comité qui étudie les oeuvres présentes sur le campus et qui recommande « les façons par lesquelles l’art peut nous aider à nous engager avec et comprendre notre passé. » Lettre de Peter Salovey recopiée dans « Slavemaster Still Honored; ‘Master’ Bites the Dust », New Haven Independent, 28 avril 2016.↩
50. [Traduction libre] La relation entre la honte et la communauté de Yale est ici similaire à ce qu’Ahmed observe dans le cas de la réconciliation de l’Australie avec les peuples autochtones: « Les déclarations de honte peuvent amener la « nation » à exister en tant que communauté ressentie », en tant que « forme de construction de la nation au sein de laquelle ce qui est honteux à propos du passé est couvert par la déclaration de honte elle-même. » Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 15 et p. 101–102.↩
51. Sur l’expansion et les luttes contre le complexe médico-universitaire de Yale, voir Jennifer Klein, « New Haven Rising », Dissent Magazine, 2015.↩