13 Avr Le sexe n’est pas le problème dans le travail du sexe
Par JUNO MAC et MOLLY SMITH
Publié le 13 avril 2020
La plupart des travailleur·euse·s souffrent de conditions de travail injustes et n’exécuteraient pas, en règle générale, leur travail gratuitement. Il ne s’agit pas de dire que cet état de fait est bénéfique, ni que nous devrions l’accepter puisqu’il est normal, mais il n’est pas non plus utile de prétendre que le travail est généralement formidable. Certain·e·s travailleur·euse·s ont assez de chance pour avoir un bon salaire, un travail satisfaisant et une autonomie professionnelle, mais la plupart d’entre nous ressentons le poids de l’exploitation d’une façon ou d’une autre.
Nous commençons ainsi parce que, en tant que travailleuses du sexe qui revendiquons la décriminalisation du travail du sexe, nous percevons un problème majeur dans les termes du débat public : dans la querelle à savoir si le travail du sexe devrait être légal, les deux côtés prennent généralement comme point de départ que le travail est fondamentalement une bonne chose ; ils ne s’entendent simplement pas à savoir si le travail du sexe est un bon travail. Les deux côtés définissent le travail en général comme une activité qui devrait être épanouissante, exempte d’exploitation et agréable. Tout écart quant à cette norme présumée est traité comme preuve que quelque chose ne peut être considéré comme un travail. « Ce n’est pas un travail, c’est de l’exploitation » est le refrain entendu encore et encore. Une féministe d’État suédoise disait à un journaliste : « Ne dites pas travail du sexe, c’est beaucoup trop horrible pour être du travail. »1 L’horreur et le travail sont posés comme antithèses : si la prostitution est horrible, il ne peut pas s’agir d’un travail. Nous pensons pourtant qu’il est plus pertinent de partir d’un point de départ différent : il n’est pas raisonnable de présumer que le travail, peu importe le type — incluant le travail du sexe — est généralement bon. Les personnes qui n’ont jamais vendu de sexe pensent souvent qu’il doit s’agir d’un travail terrible, et plusieurs travailleur·euse·s du sexe seraient bien d’accord. Cependant, ces travailleur·euse·s ne situent peut-être pas le problème dans la sphère du sexe, mais bien dans celle du travail.
Les féministes anti-prostitution et même les décideur·euse·s politiques demandent souvent aux travailleur·euse·s du sexe s’iels auraient des relations sexuelles avec leurs client·e·s sans être payé·e·s. Le travail s’inscrit ainsi à nouveau comme quelque chose de si personnellement épanouissant qu’on devrait être prêt·e à l’accomplir gratuitement. Cette compréhension des choses est effectivement bien intégrée dans bon nombre d’organisations anti-prostitution, comme on peut le constater par la prédominance des stages non-rémunérés en leur sein. Equality Now, une organisation anti-prostitution multimillionnaire, avise les candidat·e·s que leur stage sera non rémunéré (ajoutant que « nous sommes dans l’impossibilité de fournir des visas ou du logement aux stagiaires »)2. Ruhama affiche plusieurs activités bénévoles qui pourraient facilement être des postes rémunérés. En 2013, Turn Off the Red Light, un regroupement irlandais d’organisations sans but lucratif contre la prostitution, a annoncé une offre de stage payé en dessous du salaire minimum. Le résultat de ces stages non rémunérés et sous-payés est que les femmes capables de faire carrière dans les organisations de femmes — et de faire campagne contre la prostitution en imposant leur agenda politique — sont celles qui peuvent se permettent de travailler à temps plein à New York et à Londres sans être rémunérées. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le mouvement anti-prostitution trouve abstrait le lien entre l’argent et le travail.
Les féministes anti-prostitution manquent fréquemment d’auto-critique. Une féministe connue du Royaume-Uni plaisantait : « Avez-vous déjà considéré être pénétrée par plusieurs pénis comme choix de carrière ?… Le plus longtemps vous le faites, plus votre valeur descend, mais ils disent qu’il y a un fétiche pour tout ! »3 La blague est que les travailleur·euse·s du sexe se trompent en pensant que ce qu’iels font constitue du travail, même si ce travail peut être sexiste et âgiste. Bien sûr, si être sujette aux discriminations sexistes et âgistes excluait quelqu’un.e de la catégorie de travailleuse·eur, la plupart des femmes plus âgées en seraient exclues : l’écart salarial entre les genres augmente avec l’âge. Si les « vrai·e·s » travailleur·euse·s étaient seulement celleux qui ne souffrent d’aucune forme d’oppression ou d’exploitation au travail, alors toutes les organisations de défense des droits des travailleur·euse·s seraient superflues.
À la liste des prétendu·e·s allié·e·s, on peut aussi ajouter la majorité des représentant·e·s du gouvernement. Il y a quelque temps, nous avons joint un petit groupe de travailleur·euse·s du sexe dans une rencontre avec une ministre écossaise qui affirmait souhaiter comprendre pourquoi nous avions commencé la prostitution. Une mère monoparentale de plusieurs enfants a expliqué qu’elle avait commencé la prostitution pour subvenir aux besoins de sa famille ; une autre femme a dit, qu’en tant que migrante sans papier, le travail du sexe était un des rares travails qui lui était disponible ; une troisième a expliqué que lorsqu’elle s’est affirmée comme trans et qu’elle a commencé sa transition, elle a perdu l’emploi mainstream qu’elle occupait. Un homme a parlé de l’homophobie qu’il avait vécu dans d’autres lieux de travail. La ministre n’était pas impressionnée. Elle constatait que nous semblions tou·te·s avoir commencé la vente de sexe dans le but de gagner de l’argent, sur un ton qui suggérait non seulement qu’elle était incrédule, mais que vendre du sexe pour obtenir un revenu lui apparaissait terriblement mercantile..
Les gens vendent du sexe pour gagner de l’argent. Ce simple fait est souvent contourné, oublié ou négligé. Pour plusieurs, il apparaît inconcevable que des personnes puissent faire quelque chose considéré si étrange et terrible pour des raisons aussi banales et comparables à celles qui gouvernent le quotidien de tou·te·s. Parfois, la centralité de l’argent est délibérément occultée pour servir un objectif politique. Si un·e politicien·ne de droite minimise à quel point le travail du sexe sert à générer un revenu décent et met plutôt l’emphase sur l’emprise du « milieu criminel » sur cette industrie, il est possible d’éviter les questions embarrassantes quant aux connexions entre la prostitution, la pauvreté et les politiques gouvernementales — et d’aligner des politiques anti-prostitution sur des approches populistes « tough-on-crime ». Par exemple, le Texas a certaines des lois les plus poussées aux États-Unis quand vient le temps de criminaliser les proxénètes, les trafiquants et les gangs de rue — mais l’État a constamment échoué à financer des services pour les victimes de trafic sexuel, sans parler de programmes qui répondraient significativement à la pauvreté et aux défaillances dans le système de protection de la jeunesse4.
Pathologiser les travailleur·euse·s du sexe comme des personnes incapables de prendre de « bonnes » décisions, au lieu de les considérer comme des personnes en grande partie motivées par des besoins familiers et banals, peut mener à des conséquences désastreuses. En 2013, une cour familiale en Suède a statué qu’une jeune mère dénommée Jasmine ne savait pas ce qui était bon pour elle ; la cour a considéré le travail du sexe non pas comme un emploi flexible qui lui procurait un revenu viable tout en ayant la charge à temps plein de ses enfants, mais plutôt comme une forme d’autodestruction5. Le juge a décrété que, puisqu’elle était engagée dans cette autodestruction, elle était incapable de prendre soin de ses enfants, et ce, sans tenir compte de ses avertissements concernant la violence de son ex-conjoint. Ce dernier s’est vu accorder la garde des enfants. Lorsqu’elle l’a rencontré pour voir les enfants, il l’a poignardé à mort. Écarter les raisons prosaïques et matérielles de Jasmine pour effectuer du travail du sexe a été l’élément clé de la réponse fatalement inadéquate de l’État à ses besoins. La croyance selon laquelle les travailleur·euse·s du sexe ne prennent pas — et ne peuvent pas prendre — de bonnes décisions nous dirige non pas vers une utopie féministe, mais vers des modes de réforme coercitifs et punitifs.
Minimiser les dimensions pratiques et économiques de la prostitution fournit aussi d’importants leviers idéologiques aux féministes anti-prostitution. Par exemple, Catherine MacKinnon écrit : « S’il n’y avait pas d’acheteurs, il n’y aurait pas de vendeurs, c’est-à-dire des trafiquants»6. L’amalgame de MacKinnon entre « les personnes qui vendent du sexe » et « les trafiquants » efface le fait que des personnes qui vendent du sexe puissent être guidées par un besoin économique — un besoin qui ne se comblera pas par des tentatives d’éradication de la prostitution à l’aide de lois criminelles. Après tout, si on oublie pendant une seconde que des personnes font le trottoir parce qu’elles ont besoin d’argent, on n’a pas à se préoccuper de ce qui pourrait remplacer la source de revenu perdue — ou quelles seront les implications pour leur sécurité quand elles essaieront désespérément de récupérer ce revenu7.
Enlevez l’argent de la conversation, et les travailleur·euse·s du sexe ont l’air étranges ou brisé·e·s. La travailleuse du sexe, est-il établi ou sous-entendu, est incapable de comprendre ses propres intérêts et agit plutôt en répétant un trauma d’enfance. La militante anti-prostitution Kat Banyard, par exemple, soutient que présumer un historique de violences sexuelles dans l’enfance des travailleur·euse·s du sexe « a du sens » parce que « les conséquences courantes de l’abus sexuel dans l’enfance inclus la difficulté à affirmer ses limites. »8 Les travailleur·euse·s du sexe survivant·e·s ont dénoncé cette tentative de pathologiser leur vie. Comme l’avance Lori Adorable, « Ce n’est pas à cause d’un quelconque ‘dommage’ permanent ni la reproduction compulsive de traumatismes. C’est parce que les survivant·e·s d’abus sexuel durant l’enfance manquent souvent de soutien familial. »9 Autrement dit, les personnes qui ont fui un domicile familial abusif ont le besoin impérieux de ne pas y retourner et peuvent vendre du sexe comme stratégie pour éviter un tel retour. C’est un besoin matériel, pas une maladie.
« La nécessité économique est le principal impératif pour les femmes qui s’impliquent dans la prostitution, »10 selon les chercheur·e·s du Home Office du Royaume-Uni. L’universitaire Julia Laite écrit : « Plusieurs études de la fin du XIXe siècle ont démontré que plus de la moitié des femmes vendant du sexe en Grande-Bretagne avaient auparavant été des aides domestiques, et que bon nombre d’entre elles avaient détesté ce travail à un tel point qu’elles l’avaient volontairement quitté. »11 Laite cite une travailleuse du sexe des années 1920 qui demande au policier en train de l’arrêter : « Que vas-tu me donner si j’abandonne ça ? Une job dans une buanderie à 2 livres par semaine — alors que je peux en faire 20 facilement ? »12 Dans les années 1980, la travailleuse du sexe Nickie Roberts fait écho à ces perspectives :
Travailler dans des usines minables pour une paie dégueulasse a été le travail le plus dégradant que j’ai fait de toute ma vie et où j’ai été le plus exploitée… Je pense qu’il devrait y avoir un autre mot pour le genre de travail que fait la classe ouvrière ; quelque chose pour le différencier du travail des personnes de la classe moyenne ; celles qui ont des carrières. Le seul auquel je peux penser, c’est corvée. C’est pourri et sans espoir ; même pas la moitié d’une vie. C’est immoral. Pourtant, comme je le dis, il est attendu des femmes ouvrières qu’elles se privent de tout… Pourquoi est-ce que je devrais tolérer la féministe de classe moyenne qui me demande pourquoi je n’ai pas fait n’importe quoi d’autre — même frotter des toilettes ? — plutôt que devenir une stripper ? Qu’est-ce qu’il y a de si libérateur à nettoyer la merde des autres ?13
Dans l’optique des besoins économiques, les raisons qui motivent des personnes à s’engager dans le travail du sexe réapparaissent non pas comme aberrantes ou abjectes, mais comme une stratégie de survie rationnelle dans un monde souvent merdique.
Les femmes sont particulièrement sujettes à rencontrer des situations économiques ignobles, auxquels cas la prostitution peut sembler un choix raisonnable. La race et le handicap jouent aussi un rôle prégnant dans la démographie du travail du sexe. Pluma Sumaq écrit que, pour plusieurs personnes racisées, « la prostitution n’est pas le fond du baril. La prostitution est ce que tu fais pour ne pas couler, pour nager plutôt que de te noyer, pour résister plutôt que disparaître. »14 Une mère maorie anonyme écrit : « Mon corps n’est pas capable de travailler 40 heures par semaine, et ne me permet pas non plus de me qualifier pour faire un travail qui paie bien. Je suis trop handicapée pour travailler, et je fais partie d’une société qui ne prend pas soin des personnes comme moi15.
Les personnes LGBTQ sont aussi surreprésentées dans le travail du sexe16. La discrimination, l’exclusion et l’abus — à la maison comme dans les communautés plus larges — accroissent leur précarité et leur vulnérabilité, laissant la prostitution comme une des seules options pour se sortir de la misère. Les femmes trans en particulier trouvent souvent le marché du travail conventionnel hors de leur portée. Le taux élevé de décrochage scolaire, le manque de soutien familial et le manque d’accès à des services de santé adéquats (incluant le financement des traitements d’affirmation de genre) les prédisposent à la pauvreté, à la maladie et à l’itinérance.
Les lois criminelles ne peuvent réellement empêcher une personne de vendre du sexe. La criminalisation peut faire et fait en sorte que c’est plus dangereux, mais il y a peu que l’État puisse faire pour physiquement limiter la capacité d’une personne de vendre ou d’échanger du sexe. En effet, la prostitution est une stratégie durable de survie pour celleux qui n’ont rien. Il n’y a presque aucun prérequis pour sortir dehors et attendre un client. Le travail du sexe de survie peut être dangereux et effrayant — mais pour certaines personnes pour qui les autres options sont pires (la faim, l’itinérance, le sevrage de drogue), il s’agit du dernier recours : le « filet de sécurité » sur lequel presque tou·te·s les plus pauvres peuvent tomber. Cela explique l’indomptable résilience du travail du sexe.
Pour certain·e·s militant·e·s anti-prostitution, les enjeux de l’industrie du sexe s’inscrivent dans une critique plus large du capitalisme. « Pourquoi la gauche est-elle en faveur du libre marché seulement lorsque ce sont les corps des femmes qui sont achetés et vendus ? » demande Julie Bindel17. Cette question découle d’une mécompréhension ou d’une déformation du raisonnement : ce que la gauche revendique, ce sont des droits du travail pour rééquilibrer la balance du pouvoir entre les employeur·e·s et les travailleur·euse·s. Dans une société capitaliste, quand tu criminalises quelque chose, le capitalisme continue quand même d’exister dans ce marché. Lorsqu’on nous demande, dans une société capitaliste, de choisir entre criminaliser ou décriminaliser le sexe commercial, on ne nous offre pas une option où le « libre marché » ne gouverne pas les façons de faire. En fait, le capitalisme est, de plusieurs manières, à son plus haut niveau d’intensité dans les marchés criminalisés. Avec la criminalisation du sexe commercial, il ne peut pas y avoir de droits des travailleur·euse·s, alors qu’avec la décriminalisation du sexe commercial, les personnes qui vendent du sexe peuvent avoir accès aux droits du travail et à d’autres sortes de protections disponibles dans les milieux de travail légaux.
Dire que la prostitution est un travail ne veut pas dire que c’est un bon travail. Mais ce n’est pas non plus le cas de la majorité des emplois accessibles aux personnes qui se tournent vers le travail du sexe. Les personnes qui vendent ou échangent du sexe sont parmi les personnes qui ont le moins de pouvoir au monde, les personnes qui sont forcées de faire les pires emplois. Et c’est précisément pour cette raison que les militant·e·s anti-prostitution devraient sérieusement tenir compte du fait que le travail du sexe est une manière pour les personnes d’accéder aux ressources dont elles ont besoin. Au lieu de cela, ce fait est balayé du revers de la main — perdre un mauvais travail, nous dit-on, il n’y a rien là. La perte de travail est le moyen de réaliser le changement social, nous dit-on. La féministe anti-prostitution Meghan Murphy écrit : « Je suppose qu’on ne devrait pas essayer d’arrêter l’industrie pétrolière parce que des personnes vont perdre leur travail ? Ce n’est pas trèèès progressiste… de défendre des pratiques nuisibles de peur que des personnes perdent leur travail. »18 Celleux qui formulent ces arguments s’imaginent que « changer la société » passe par le retrait de quelque chose. Mais les personnes qui ont relativement peu ont raison de s’inquiéter quand leurs moyens de subsistance leur sont enlevés. Les mineurs anglais dans les années 1980 n’ont pas fait la grève sur la base que le travail minier était l’emploi le plus merveilleux — ils avaient simplement raison de croire qu’une fois que le travail des mines leur serait enlevé, le gouvernement de Margaret Thatcher abandonnerait leurs communautés dans une pauvreté dramatique. De la même manière, peu de travailleur·euse·s du sexe s’opposeraient à l’abolition de l’industrie du sexe si on leur assurait qu’iels auraient les ressources dont iels ont besoin sans avoir à vendre du sexe.
L’objectif de la décriminalisation du travail du sexe ne consiste donc pas, comme il est souvent mal compris, à défendre quelque chose comme un « droit » des hommes de payer pour du sexe. En fait, comme le mouvement Wages for Housework l’a articulé dans les années 1970, désigner quelque chose comme un travail est une étape cruciale pour refuser de le faire — selon nos propres conditions. La théoricienne féministe-marxiste Silvia Federici a écrit en 1975 : « demander un salaire pour le travail ménager ne veut pas dire que, quand nous serons payées, nous continuerons à le faire. Cela signifie précisément le contraire. Dire que nous demandons de l’argent pour le travail ménager est un premier pas vers le refus de ce travail, parce que demander un salaire rend notre travail visible, et ceci est la condition indispensable pour que nous puissions commencer à lutter contre lui »19. Nommer travail ce qui est travail a été une stratégie féministe clé au-delà de Wages for Housework ; du terme « travail émotionnel » de la sociologue Arlie Hochschild, au terme « wifework » de la journaliste Susan Maushart, en passant par la théorisation autour de la gestation pour autrui et du « travail de gestation », nommer autrement les structures invisibles ou « naturelles » du travail genré est central pour commencer à penser les façons de résister ou de réorganiser un tel travail.
Qu’un travail soit mauvais ne veut pas dire que ce n’est pas un « vrai travail ». Quand nous, les travailleur·euse·s du sexe, affirmons que le travail du sexe est un travail, nous déclarons que nous avons besoin de droits. Nous ne prétendons pas que ce travail est bon ou plaisant, ou même sans danger, ni qu’il a une valeur fondamentale. Pareillement, positionner ce que nous faisons dans le cadre des droits des travailleur·euse·s ne constitue pas un appui inconditionnel au travail lui-même. Ce n’est pas un endossement du capitalisme ou d’une industrie du sexe plus importante et plus profitable. « Les gens pensent que le but de notre organisation [l’Organisation nationale pour l’émancipation des femmes dans une situation de prostitution]20 est [d’]étendre la prostitution en Bolivie », dit l’activiste Yuly Perez. « En fait, nous voulons l’opposé. Le monde idéal que nous imaginons est libéré du désespoir économique qui poussent les femmes dans cette industrie. »21
Ce n’est pas la tâche des travailleur·euse·s du sexe de s’excuser pour ce qu’est la prostitution. En tant que travailleur·euse·s du sexe, nous n’avons pas à défendre l’industrie du sexe pour soutenir que nous méritons la capacité de gagner notre vie sans répression. Les gens ne devraient pas avoir à faire la démonstration que leur travail a une valeur intrinsèque pour la société pour mériter une sécurité au travail. S’orienter vers une société meilleure — où le travail des gens a une plus grande valeur, où les ressources sont partagées sur la base des besoins — ne peut pas s’accomplir par la criminalisation. Elle ne peut pas non plus advenir en traitant les besoins matériels des personnes marginalisées et leurs stratégies de survie comme insignifiants. Les travailleur·euse·s du sexe revendiquent la reconnaissance de leur capacité à lutter contre le travail – même de le haïr – tout en étant considéré·e·s comme des travailleur·euse·s. Nul besoin d’aimer ton travail pour vouloir le garder.
Traduction de Sandrine Belley et Amélie Poirier.
Article paru en anglais dans Boston Review (2018). Il s’agit d’un extrait du livre Revolting Prostitutes : The Fight for Sex Workers’ Rights (Verso, 2018).
Les images sont tirées de l’oeuvre Fields de Mina Hrz.
NOTES
1. [Traduction libre] Valeria Costa-Kostritsky, « On Malmskillnadsgatan », London Review of Books, 20 janvier 2014 : https://www.lrb.co.uk/blog/2014/january/on-malmskillnadsgatan.↩
2.[Traduction libre] Voir Internships, disponible sur le site equalitynow.org.↩
3. [Traduction libre] Carolina Criado-Perez (@ccriadoperez), Twitter, 17 septembre 2016.↩
4. Morgan Smith, Neena Satija et Edgar Walters, « How Texas’ crusade against sex trafficking has left victims behind » , Reveal, 23 février 2017 : https://www.revealnews.org/article/how-texas-crusade-against-sex-trafficking-has-left-victims-behind ↩
5. Oliver Gee, « Selling sex doesn’t make you an unfit parent », The Local, 23 juillet 2013 : https://www.thelocal.se/20130723/49220 ; Caty Simon, « The Bloody State Gave Him The Power: A Swedish Sex Worker’s Murder », Tits and Sass, 16 juillet 2013 : http://titsandsass.com/the-bloody-state-gave-him-the-power-a-swedish-sex-workers-murder/↩
6. [Traduction libre] Shikha Kumar, « Playboy made sexual abuse ordinary », Open Magazine, 1er décembre 2017 : https://openthemagazine.com/lounge/books/playboy-made-sexual-abuse-ordinary/ ↩
7. Sex Workers’ Rights Advocacy Network, « Failures of Justice : State and Non-State Violence Against Sex Workers and the Search for Safety and Redress », mai 2015, p. 45 : https://www.nswp.org/resource/failures-justice-state-and-non-state-violence-against-sex-workers↩
8. [Traduction libre] Kat Banyard, The Equality Illusion : The Truth about Women and Men Today, London, Faber and Faber, 2010, p. 146.↩
9. [Traduction libre] SCOT-PEP. « Assumptions used to discredit sex workers », p. 2 : http://www.scot-pep.org.uk/sites/default/files/reports/assumptions_prf01_1.pdf↩
10. [Traduction libre] Marianne Hester et Nicole Westmarland, Tackling Street Prostitution : Towards an holistic approach, Home Office Research, Development and Statistics Directorate, juillet 2004, https://www.researchgate.net/publication/30051450_Tackling_Street_Prostitution_Towards_a_Holistic_Approach ↩
11. [Traduction libre] Julia Laite, « (Sexual) Labour Day », Notches, 30 avril 2014 : http://notchesblog.com/2014/04/30/sexual-labour-day↩
12. [Traduction libre] Ibid.↩
13. [Traduction libre] Nickie Roberts, The Front Line : Women in the Sex Industry Speak, London : Grafton Books, 1986, p. 232–233.↩
14. [Traduction libre] Pluma Sumaq, « A Disgrace Reserved for Prostitutes : Complicity & the Beloved Community » dans LIES : A journal of materialist feminism, 2015, p. 2, 11–24, 13–14 : https://www.liesjournal.net/volume2.pdf↩
15. [Traduction libre] « A Mother, “Sex work is how I support my family », The Spinoff, 4 septembre 2017 : https://thespinoff.co.nz/parenting/04-09-2017/sex-work-is-how-i-support-my-family↩
16. Amnesty International, « Position d’Amnesty International relative à l’obligation des États de respecter, protéger et mettre en oeuvre les droits humains des travailleuses et travailleurs du sexe », 26 mai 2016, p. 5-6 : https://www.amnesty.org/download/Documents/POL3040622016FRENCH.pdf : « il y a proportionnellement plus de personnes se livrant au commerce du sexe au sein de la population transgenre qu’au sein de la population des femmes cisgenres. C’est révélateur de la marginalisation dont font souvent l’objet les personnes transgenres au sein de la société. Des mentalités profondément ancrées et fondées sur des préjugés empêchent les personnes LGBTI d’accéder aux études, limitant par conséquent les choix qui s’offrent à elles pour gagner leur vie et se loger. Ces personnes ont aussi en général moins facilement accès à la justice et aux services sociaux à cause de la réprobation sociale et de la discrimination institutionnalisée. » ↩
17. [Traduction libre] Julie Bindel, « If women’s rights are human rights, why do such organisations push for the decriminalisation of prostitution ? », Independent, 26 août 2017 : https://www.independent.co.uk/voices/prostitution-sex-trade-punters-pimps-womens-rights-exploited-hiv-condom-rule-a7913121.html↩
18. [Traduction libre] Megan Murphy (@MeghanEMurphy), Twitter, 2 février 2018.↩
19. Traduction tirée du livre Le foyer de l’insurrection : textes sur le salaire pour le travail ménager, édité par le Collectif L’Insoumise de Genève en 1977 : https://paris-luttes.info/salaire-contre-le-travail-menager-1121?fbclid=IwAR0JHyQHYndxXIkRRsToHmG7DDGlivAl6Uo61m581AC-WzVAMeppVUE60n8 ; Pour le texte original, voir Silvia Federici, Wages Against Housework, Bristrol, Power of Women Collective and Falling Wall Press, 1975 : https://caringlabor.wordpress.com/2010/09/15/silvia-federici-wages-against-housework↩
20. Organización Nacional de Activistas por la Emancipación de la Mujer (ONAEM).↩
21. [Traduction libre] Jean Friedman-Rudovsky, « Prostitutes Strike in Bolivia », Time, 24 octobre 2007 : http://content.time.com/time/world/article/0,8599,1675348,00.html↩