Enquête: les conditions de travail dans les strip clubs montréalais

Par Cherry Blue
Publié le 07 mars 2025

Le Comité Autonome du travail du sexe (CATS) est un collectif de TDS qui milite pour de meilleures conditions de travail dans l’industrie du sexe. Dans la dernière année, le CATS a réalisé des enquêtes militantes en milieu de travail afin de documenter les conditions de travail et les résistances déjà existantes dans les bars de danseuses et les salons de massages. Cet outil ne se limite pas à la collecte d’information: il nous a permis d’aller à la rencontre de nos collègues, d’organiser des rencontres de discussion sur nos conditions de travail, d’inventer de nouvelles revendications et de réfléchir à de nouveaux moyens d’action. Ce processus est pour nous une première étape vers la création de syndicats autonomes dans nos milieux de travail. – A.G.

Je danse depuis maintenant trois ans, principalement à Montréal, et j’ai pu constater que les représentations collectives ne collaient pas souvent aux réalités de ce travail ou qu’elles ne s’intéressaient pas aux enjeux les plus importants. Alors que beaucoup sont obnubilés par la dynamique clients/danseuses, les abus de pouvoir les plus manifestes se situent généralement ailleurs. Suite à l’enquête militante du CATS par rapport aux conditions de travail des TDS dans les salons de massage, je me suis dit qu’il pourrait être pertinent de faire de même pour les strip clubs. J’ai ainsi eu le plaisir d’interviewer quelques danseuses montréalaises – Delilah, Dua et Cleo – qui ont évoqué des réalités de l’industrie et élaboré des pistes de réflexion pertinentes quant à leurs expériences. Cet article propose un melting pot de leurs commentaires, parfois divergents, mais souvent similaires dans leurs propos. .

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Sécurité, management & saturation du milieu

 La plupart des danseuses interviewées avaient en commun d’avoir commencé à danser par besoin économique, car les milieux artistiques ou celui de la restauration n’étaient pas assez payants et trop exigeants. L’une d’elle a précisé qu’elle avait toujours voulu danser, qu’il s’agissait d’un rêve qui remonte à l’enfance. Elles sont toutes d’accord pour dire qu’il s’agit du travail le plus satisfaisant dans l’éventail des possibles en termes de temps et d’énergie dépensés pour le revenu obtenu. Néanmoins, comme pour toustes les TDS, l’absence de régulation les impacte; aucune protection n’est offerte en cas de maladie ou de blessure. Delilah précise qu’il s’agit d’un travail super épuisant, notamment à cause des talons et du pole:

Il y a tellement de façons de se blesser et de se mettre en danger. Je dois faire attention à mon énergie et ne pas booker trop de soirées. En général, les clubs nous permettent d’être malade et de sauter un shift, mais certains sont vraiment stricts et demandent de prouver qu’on est malade, sinon ils nous barrent. Quelques managers nous mettent de la pression pour travailler beaucoup de shifts par semaine, et d’autres sont indifférents. En général, les clubs stricts sont ceux qui sont les plus «classes» et chers.

Plusieurs ont aussi mentionné que des danseuses sont parfois renvoyées pour des raisons ridicules et le management leur manque souvent de respect. Dua raconte qu’une de ses collègues s’est fait renvoyer parce qu’elle a répliqué à un client qui lui a fait une remarque raciste. Elles ont aussi toutes parlé des conditions hygiéniques relativement basses dans les clubs. Mais surtout, les interviewées remarquent que les managers et la sécurité ne sont généralement pas là pour les protéger en cas de besoin. Cleo décrit son expérience: «Dans certains clubs, même si je crie dans les cabines, ils ne m’entendent pas ou ne s’en soucient pas. Ils expulsent les clients qui n’achètent pas de boisson, mais pour les danses, on est en quelque sorte notre propre patron». Sauf exception, la direction fait très peu si le client ne respecte pas les limites des danseuses ou ne veut pas les payer. Il y a des réguliers irrespectueux avec elles qui dépensent beaucoup au bar, et c’est tout ce qui compte pour le club, leur propre argent.

Quand je leur ai demandé si leur expérience variait beaucoup d’un club à l’autre, on m’a répondu que les clients sont presque toujours similaires, good or bad, mais les différences se situent au niveau de la direction. Les managers abusent de leur pouvoir, déshumanisent et dévalorisent leurs employées. Certaines ont été licenciées pour avoir enfreint une règle ou pour des raisons obscures, et ce, sans aucun avertissement. Les changements de règles semblent aussi être des abus de pouvoir de la part de la direction; ils n’ont généralement aucun sens. Par exemple, l’un des clubs a enlevé les rideaux des cabines depuis la COVID-19 et ne les a jamais remis; ça affecte le club et l’argent des danseuses sans raison apparente. Un autre club demande maintenant de se booker plus de deux mois à l’avance, alors que tous les autres clubs demandent seulement de donner son horaire une semaine avant. La direction semble donc abusive partout selon les témoignages, mais avec des différences de degré à chaque endroit. Cleo précise qu’elle est contente d’avoir commencé à danser à 25 ans, car elle sait comment affirmer ses limites, et ne pas perdre son temps. Elle voit les managers abuser des filles de 18 ans, flirter davantage avec elles, en leur mettant plus de pression. Elle m’a aussi parlé des DJs et du problème de l’interruption des danses privées pour monter sur scène à des moments aléatoires: «Dans un seul club à Montréal, le DJ fait son travail, en attendant que les filles soient disponibles pour leur stage, mais dans tous les autres, on peut toujours perdre de l’argent pendant qu’on est dans les cabines parce qu’il nous appelle, et ça tue l’ambiance pour les clients, donc la danse s’arrête là». 

Toutes les danseuses interviewées ont remarqué davantage de solidarité entre les danseuses, en précisant que ce phénomène est mal représenté dans la culture populaire. L’une d’elle a dit que son club pourrait être susceptible de se syndiquer. Une autre a remarqué que «plus le club est petit, plus une solidarité se tisse, mais les plus gros clubs peuvent être brutaux et compétitifs. La rivalité s’explique par le fait que c’est un travail hautement compétitif. Mais en général, j’ai observé plus d’entraide que de concurrence». Je leur ai aussi demandé si cette bienveillance semblait s’étendre aux autres milieux de travail du sexe, et ça semblait variable. Certaines de leurs collègues sont fières de dire qu’elles ne font pas «plus» que danser, desservant le fameux «je ne suis pas ce genre de fille». Delilah remarque cependant que le milieu semble changer avec le temps: «les jeunes filles avec qui je travaille font plus de full service que les plus âgées, la culture devient plus ouverte dans ce sens. C’est peut-être l’attitude qui change à ce sujet, mais c’est aussi peut-être un problème de récession; c’est de plus en plus difficile de gagner de l’argent en tant que danseuse». Il y a aussi beaucoup de danseuses qui pratiquent d’autres formes de travail du sexe, mais qui le cachent au strip club. De la part des clients, elles sont bien sûr exposées à de multiples jugements, entre ceux qui les critiquent moralement et d’autres qui demandent systématiquement pour du full service alors qu’ils sont dans un strip club, où c’est généralement interdit. 

Malgré les conditions de travail parfois difficiles, toutes les interviewées semblent dire que l’intérêt de travailler dans les clubs augmente: de plus en plus de filles veulent danser. Aussi, les clubs bookent toujours davantage de filles chaque soir. On a parlé de l’hyper saturation qui serait survenue suite à une popularisation du statut de danseuse par les médias sociaux, notamment par la multiplication des pole dancers – qu’iels soient strippers ou non. Il y aurait également de moins en moins de stigma chez les jeunes.  Ainsi, le milieu est plus contingenté; de moins en moins de filles peuvent être «sélectionnées» pour danser, ce qui renforce conséquemment les injustices dans l’accès aux clubs. Delilah remarque qu’il y a  «beaucoup de grossophobie, d’âgisme, de racisme et de transphobie dans l’industrie, en particulier dans les strip clubs. J’aimerais qu’il y ait au moins un club trans-friendly». 

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Gestion du stigma & perspectives d’avenir

Les interviewées ne sont généralement pas out auprès de leur famille ou de leurs collègues dans leurs autres milieux de travail. Elles parlent de stripping aux personnes ouvertes au travail du sexe. En dehors de cette bulle, les gens sont choqués ou fascinés. Cleo explique:  «Parfois, je suis d’humeur à expliquer mon travail, parfois non. C’est difficile avec les gars que j’essaie de fréquenter, ils me disent “ouh, tu es donc une naughty girl”». Certaines ont aussi parlé de la diminution de leurs envies sexuelles, attribuant moins d’intérêt à l’érotisme. Une danseuse précise qu’il s’agit aussi d’une question d’hygiène, car elle développe des mycoses si elle fait trop de lap dance, donc ça la désintéresse du sexe. Un autre point mentionné est la difficulté psychologique à maintenir une relation avec un homme lorsqu’on est TDS: «C’est facile d’être dans une relation toxique, car ils deviennent jaloux ou ils ne nous respectent pas pleinement, même s’ils disent parfois le contraire». 

Quant à leur situation financière, certaines économisent ou font des études en vue de l’après travail du sexe, et d’autres voient au jour le jour. Elles ont toutes en commun d’avoir des projets personnels en dehors du stripping. L’une d’elles explique: «Beaucoup de filles dépensent tout leur argent. J’essaie d’économiser, mais je me blesse constamment ou j’ai besoin de soins, donc ce n’est pas facile». Une autre dit préférer mettre de l’énergie dans la résistance collective plutôt que de travailler le plus possible pour s’assurer un avenir financier stable. 

Vers l’organisation politique du strip club

Finalement, je leur ai demandé quelle était leur position quant à la décriminalisation du travail du sexe. Elles étaient toutes favorables à la décriminalisation afin d’accéder à des droits du travail plus stables. Cependant, l’une d’elles a mis sur la table un questionnement supplémentaire: 

En principe, je crois à la décriminalisation, mais en pratique, je ne suis pas sûre. En fin de compte, ce serait une bonne chose pour la sécurité de toutes, mais ça enlèverait certains aspects que j’aime dans ce travail. Le travail du sexe est un travail, mais ce n’est pas un emploi, ça se passe en dehors des normes professionnelles, et j’ai des problèmes d’engagement, je ne veux pas de patron, je peux choisir quand je veux travailler, et cette réalité clandestine me convient. Je suis heureuse de ne pas payer d’impôts et de ne pas financer le budget militaire insensé du gouvernement. Je crains aussi que la direction prenne une plus grosse part de notre revenu. Je pense que le fait que les strip clubs ne soient pas réglementés joue en notre faveur par rapport à ce qu’on gagne. Ceci dit, peut-être que la possibilité de créer un syndicat fort nous aiderait. Je comprends aussi que j’ai le privilège d’avoir d’autres options, donc la décriminalisation créerait probablement un espace plus sûr pour les plus marginalisé.es

Une autre danseuse est aussi d’avis qu’on finirait peut-être par gagner un peu moins, mais qu’on pourrait aussi accéder au chômage et aux congés de maladie, ce qui vaudrait la peine au final. En comparant notre réalité montréalaise avec les strip clubs en dehors du Québec, elle affirme que nous avons actuellement beaucoup de chance: «C’est le seul endroit au monde que je connaisse où ils ne prennent pas un pourcentage de notre argent, seulement un service bar, entre 20 et 60$. On est vraiment privilégiées à ce niveau». Ceci dit, elle précise que nous avons besoin de droits et de sécurité, et que la décriminalisation est la seule voie. La route peut être longue, comporter des hauts et des bas, mais un avenir meilleur pour les danseuses, conciliant un salaire avantageux et de meilleures conditions de travail, semble possible pourvu que nous nous organisions. Deux strip clubs aux États-Unis ont déjà réussi à se syndiquer. Les strippers du Star Garden à LA, suite à un an et demi de grève, ont articulé des demandes couvrant les cuts du bar, la liberté d’horaire, l’abolition des services bar, l’encadrement par rapport aux renvois et une meilleure protection face aux clients. «Nous nous sommes battues pour ça, nous avons travaillé pour ça, nous avons pleuré pour ça! Nous avons fait l’histoire»[1], affirme l’une de ces danseuses. Il n’est donc pas déraisonnable d’y croire.

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NOTES


[1]  Traduction libre de «We fought for it, we worked for it, we bled for it, we cried for it. We made history». Emma Alabaster et Natalie Chudnovsky. (2024). What happened after the nation’s only unionized strip club reopened in North Hollywood — 6 months later, récupéré de https://laist.com/news/arts-and-entertainment/the-nations-only-unionized-strip-club-reopens-in-north-hollywood

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