Impérialisme et État-nation : défaire le nœud de la race… en France

Par Houria Bouteldja
Publié le 8 novembre 2024

Du 27 au 29 septembre 2024 se tenait à Montréal la quatrième Conférence Bandung du Nord sous la thématique « Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent ! ». S’inscrivant dans l’esprit de la Conférence de Bandung de 1955, lorsqu’un groupe de pays nouvellement souverains ressent le besoin d’accélérer le processus d’indépendance des colonies restantes, l’événement a pour but d’organiser à l’internationational les mouvements décoloniaux dans les pays du Nord global. Nous publions ici l’intervention de Houria Bouteldja dans le panel intitulé « Impérialisme et État nation, défaire le nœud de la race ».

Je voudrais dire ici l’honneur que cela représente pour moi de participer à ce quatrième Bandung du Nord à Montréal, et la joie qui est la mienne de voir que l’idée portée par le Bandung de construire une internationale décoloniale fait son chemin et gagne les cœurs et les esprits. C’est aussi un honneur de participer à cette plénière en particulier, car je crois que le projet qui consiste à vouloir défaire le nœud de la race dans les pays capitalistes avancés qu’on nommera ici le Nord est l’une des clefs de l’émancipation humaine dans le cadre de ce que je veux appeler ici la modernité occidentale. Mais je voudrais dire aussi ma colère face à ce qui se passe aujourd’hui dans le monde arabe. Ma colère et mon désespoir face aux bombardements intenses que connaît aujourd’hui le Liban, la violence extrême qui se déchaine contre les populations civiles et politiques dont les conséquences risquent d’embraser la région.

Il nous revient pourtant de garder la foi, de préserver notre humanité et donc de repousser la haine. En d’autres termes, il nous revient de faire vivre l’idée d’amour révolutionnaire au cœur de l’approche décoloniale même si cet espoir diminue au fur et à mesure que grandit la guerre.

Je me présente ici comme une militante politique et c’est comme militante politique que j’aborde la question qui nous est posée de défaire le nœud de la race dans les pays du Nord global – tous caractérisés par le fait qu’ils sont des États-nations impérialistes. Mon État-nation impérialiste, c’est la France. C’est de là que je m’exprime et que je tire mes analyses qui peuvent être généralisables jusqu’à un certain point au cas du Canada et qui ont aussi leurs limites car chaque État-nation a sa propre histoire et sa propre singularité, notamment en matière de contrat racial. C’est pourquoi je précise que je ne réponds à la question qui m’est posée qu’à partir du cas français.

 

Minette Carole Djamen Nganso

J’ai commencé à dire que j’étais une militante politique, car répondre à cette question n’a pas pour moi un intérêt académique, ni même intellectuel. Il répond à une urgence stratégique qui est avant tout une urgence politique, à savoir :

Que faire au cœur de l’empire pour construire une hégémonie décoloniale, pour construire un bloc historique capable d’affronter et de rivaliser avec le bloc blanc et bourgeois qui domine tous les États-nations euro-américains et qui se dote même d’institutions supranationales pour pérenniser sa domination? Je pense en particulier à l’Union européenne. En un mot comment construire l’unité des classes populaires, comment réussir l’unité des Beaufs et des Barbares, c’est-à-dire l’unité entre les suds du Nord, nous, les non-Blancs, issus de l’histoire coloniale, de l’histoire de l’esclavage, de l’histoire des déportations, et vivant dans le Nord global avec les classes populaires blanches qui sont structurellement, du fait de leur histoire, traversées par des affects chauvins et racistes. Pour le dire autrement : comment dépasser le conflit d’intérêts qui oppose deux segments du prolétariat du Nord et qui a la race comme technologie d’organisation ?

Pour vouloir unir le prolétariat, encore faut-il identifier dans l’histoire et les structures sociales le processus par lequel ces deux segments du prolétariat ont été désunis. Pour ce faire, je voudrais m’aider de deux conceptions de l’État : celle de David Theo Goldberg qui a mis en évidence le concept d’État racial1 et celle de Gramsci qui lui a mis en évidence le concept d’État intégral2 pour proposer une synthèse des deux. C’est ce que j’ai appelé, dans mon livre Beaufs et Barbares : le pari du nous, l’État racial intégral.

Les États capitalistes avancés sont tous des États raciaux, fondés à la fois sur la spoliation et l’exploitation de terres colonisées mais ayant la race comme modalité de l’exploitation de classe et la classe comme modalité de l’exploitation de race. Ainsi les États capitalistes avancés sont tous simultanément des États structurés par le conflit de classe et le conflit de race. Ça c’est la thèse de David Théo Goldberg.

Mais le concept de Gramsci d’État intégral apporte une idée complémentaire, même si chez Gramsci, elle ne s’appliquait pas au racisme. Pour Gramsci, l’État capitaliste n’est jamais rien que l’État et ses institutions, son administration ou sa bureaucratie. C’est aussi la société politique et la société civile. Ainsi l’État-nation, que de très nombreux marxistes voient comme un strict instrument entre les mains des classes dirigeantes, doit en fait être vu comme un produit des rapports de force au sein de la lutte de classe. Il est tout à la fois un bien de la bourgeoisie qui l’utilise dans ses propres intérêts, qu’un bien prolétarien. C’est un compromis à l’avantage de la bourgeoisie – sinon cet État ne serait pas qualifié de capitaliste –, mais il se joue, à l’intérieur de cet État, une lutte des classes ayant produit l’État-nation qui unit et désunit en même temps la bourgeoisie et le prolétariat blanc. Je veux dire par là qu’il existe un lien organique entre la bourgeoisie des pays capitalistes avancés et la société politique et civile blanche. En d’autres termes, elles sont unies par le partage – un partage inégal certes, mais un partage quand même – de la rente coloniale et impérialiste.

En fin de compte, il y a bien une lutte de classe menée par le prolétariat blanc et nationalisé qui ne peut pas avoir de débouchés révolutionnaires (celui consistant à unir le prolétariat du monde entier), dans la mesure où le prolétariat blanc profite de la domination de son propre impérialisme contre le prolétariat du Sud global et profite également de la domination du prolétariat du Sud du Nord avec qui il est en compétition à l’intérieur des États-nations. D’où cette proposition qui est la mienne d’État racial intégral qui nous permet de dépasser un débat que je trouve stérile : le racisme est-il une passion d’en haut ou bien une passion d’en bas ?

Il y a des courants politiques pour lesquels le racisme est d’abord d’État, de ses appareils idéologiques et de ses élites et d’autres qui pensent que le racisme est d’abord le fait des classes populaires blanches, des Petits Blancs. Cette fausse opposition se résout quand on comprend le raisonnement derrière l’idée d’État racial intégral. Si le racisme est structurel, c’est que le racisme est une production collective. C’est que tout le monde est raciste ou bénéficie de la structuration raciale de la société. D’abord la bourgeoisie, parce qu’elle tire profit de l’exploitation raciale mais aussi parce qu’elle sait que le contrat racial qui la lie au prolétariat est une forme d’assurance-vie contre toute velléité révolutionnaire. Ensuite les classes populaires blanches qui tirent un intérêt direct de leur positionnement dans la hiérarchie des dignités, puisque l’État-nation, dont elles sont le corps légitime, les favorisent dans la course au travail, au logement, aux droits politiques…

Fanon avait mis le doigt dessus lorsqu’il écrivait « une société est raciste ou ne l’est pas »4. Par conséquent, le racisme est évidemment une passion d’en haut : on voit comment la plupart des institutions le sont (la police, l’armée, le système carcéral, le système éducatif…), et comment les élites le reproduisent à grande échelle dans les médias de masse. Mais c’est aussi une passion d’en bas quand on sait que le Rassemblement national, l’extrême droite, en France, a mobilisé 10 millions d’électeurs dont une grande partie vient des couches moyennes et basses de la société. Par conséquent, c’est à la fois une passion collective mais aussi une production collective, car chacun des acteurs de l’État racial intégral agit pour préserver ses intérêts dans un monde en compétition à travers le truchement de la race et de l’idéologie qui lui sert de support : le racisme. Pour le dire crûment et lorsqu’on est des fanoniens conséquents comme je l’espère nous le sommes dans cette salle, nous devons reconnaître que nul dans cette salle n’est innocent en matière de racisme – pris dans la logique d’un système, d’abord nous le reproduisons, et éventuellement nous le combattons.

Si le constat est posé, il ne nous pousse pas à l’optimisme. C’est le moins qu’on puisse dire. En effet, comment défaire l’État racial intégral ? Comment défaire le désir blanc d’être blanc et de le rester quand on sait que la blanchité repose sur une matérialité historique, économique, sociale voire qu’elle est la principale forme de dignité connue et reconnue par les Blancs eux-mêmes ? Ou plus exactement, la seule qu’il leur reste quand le bloc bourgeois les a privés de toutes les formes historiques, traditionnelles, culturelles, sensibles de rapport au monde. Pire que ça : comment défaire chez les non-Blancs le même désir de devenir blancs ? La blanchité étant comprise par nous comme un rapport de pouvoir et non comme une essence ou une génétique.

Minette Carole Djamen Nganso

La première chose que j’aimerais dire ici, c’est qu’on ne lutte pas toujours pour vaincre. On lutte aussi par conscience et dignité. Je pense, et là je redeviens gramscienne par pessimisme, qu’on ira plus rapidement sur Mars qu’on ne démantèlera les structures de la blanchité. En revanche, parce que la pensée décoloniale est tout sauf raciste, eh bien elle applique aux Blancs ce qu’elle applique aux non-Blancs. Tout ce qui a été fait par l’histoire peut être défait par l’histoire. De la même manière qu’on ne nait pas femme : on le devient, on ne nait pas blanc : on le devient. Ceci est une certitude. La véritable question par conséquent est la suivante : la blanchité sera-t-elle vaincue par une alliance politique des prolétariats et des classes populaires toutes confondues d’Occident contre leurs blocs au pouvoir et contre l’impérialisme, ou le sera-t-elle par le concurrent le plus redoutable du bloc occidental aujourd’hui, à savoir la Chine ? Pour le dire autrement, la blanchité sera-t-elle vaincue par une lutte et un projet révolutionnaire ou par un système qui rétrogradera les peuples européens et affaiblira le pouvoir de la blanchité à l’échelle du monde au profit d’une autre forme de domination capitaliste ? C’est-à-dire d’un système qui aura sa singularité, car chinois, mais qui sera extractiviste, destructeur du vivant et transportant avec lui la guerre comme la nuée transporte l’orage ? Il n’est pas dit en effet que la blanchité sera vaincue par un projet vertueux !

Citoyenne d’Occident bien qu’Indigène de la République française, il ne me revient pas de cibler la Chine, la Russie ou l’Iran comme étant mes adversaires principaux. Vivant au cœur d’une nation impérialiste, mon devoir est donc de lutter contre mon propre impérialisme, c’est-à-dire celui dont je profite et qui fait de moi une blanchie. C’est pourquoi une alliance des suds du Nord est notre priorité, une alliance de cette nouvelle catégorie sociale et politique, que sont les non-blancs citoyens de seconde zone des pays du nord. Cette alliance est impérative car les États raciaux ciblent et cibleront prioritairement les non-blancs pour consolider l’unité nationale autour de la défense de l’intérêt des classes dirigeantes dès que celles-ci se sentiront en danger devant la colère populaire que le néolibéralisme ne manquera pas de provoquer.

Mais cette alliance ne sera pertinente que si elle se prolonge avec une alliance non moins pertinente avec le reste de la société civile et politique blanche dont le destin sera d’être trahi par le bloc au pouvoir – on l’a vu en France avec les gilets jaunes, on le voit avec le déni de démocratie autoritaire qui frappe chaque élection depuis le référendum de 2005, et on le voit encore à la suite de la dernière élection législative qui aurait dû porter la gauche au pouvoir mais sur laquelle Macron s’essuie les pieds. Le prolétariat blanc doit décider une fois pour toutes qui sont ses ennemis et qui sont ses alliés. Cela doit passer impérativement par une nouvelle conscience politique dirigée résolument vers la rupture du contrat racial. Sans cette rupture, non seulement il n’y aura pas d’avenir pour les non-Blancs, mais il n’y en aura pas non plus pour les Petits Blancs. La baisse tendancielle de la rente impérialiste à cause de la compétition capitaliste internationale fera automatiquement baisser le pouvoir de la blanchité. L’issue de cette logique, on la connaît tous, c’est soit le fascisme, soit la révolution.

Ayant dit tout cela, le problème reste entier : pour défaire la race, il faut une rupture du contrat racial, pour avoir une rupture du contrat racial, il faut construire une hégémonie décoloniale, pour construire une hégémonie décoloniale, il faut l’unité des classes populaires, pour avoir l’unité des classes populaires, il faut l’adhésion des masses blanches, plus difficile à obtenir que l’adhésion des classes non blanches, et pour avoir l’adhésion des masses blanches, il faut ringardiser la blanchité, la démonétiser, la rendre obsolète. En d’autres termes, il faut proposer une utopie capable de rivaliser sérieusement avec la blanchité.

Dans mon livre Les Blancs, les Juifs et nous5, je finissais mon introduction précisément par cette question : quoi offrir aux Blancs en échange de leur blanchité ? La question reste ouverte et c’est sûrement le défi le plus gigantesque qui nous est donné de relever. Je propose donc, toujours en disciple de Gramsci, de tenter l’optimisme de la volonté en posant la question suivante : serons-nous capables de défaire la race avant de coloniser la planète Mars ? C’est une vraie question.

Communication présentée dans le cadre du Bandung du Nord 2024 à Montréal le 28 septembre dans le la panel intitulé Impérialisme et État nation, défaire le nœud de la race.

Les photos ont été prises par Minette Carole Djamen Nganso du Laboratoire d’art et de recherche décoloniaux (LabARD). 

NOTES


 

1. Lire David Theo Goldberg, The Racial State, Mass., Blackwell Publishers, 2002. ↩

2. Lire Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Paris, Gallimard, 1990; en particulier le cahier 15, § 10. ↩

3. Houria Bouteldja, Beaufs et Barbares : le pari du nous, Paris, La Fabrique, 2023.  ↩

4. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2015. ↩

5. Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire, Paris, La Fabrique, 2016. ↩